À propos de la tragédie de Nantes
Ce qui s’est passé à Nantes est une tragédie. Et pourtant, ce drame résonne étrangement avec ceux qui, aux États-Unis, se terminent en bain de sang. Nous n’avons peut-être pas les armes, mais nous portons les mêmes symptômes : une génération qui vacille, un imaginaire saturé de violence. Dès lors, le passage à l’acte devient non seulement envisageable, mais parfois inévitable.
Le 24 avril 2025, dans un lycée nantais, un adolescent de quinze ans poignarde une camarade, en blesse trois autres, puis laisse un manifeste confus. Il ne voulait pas seulement tuer. Il voulait qu’on le lise. Qu’on se souvienne. Et il faut le dire : nous avons eu la « chance » qu’il ne soit pas musulman. Cela nous épargne, pour une fois, les discours opportunistes, les appels à la répression, les emballements médiatiques qui transforment chaque tragédie en prétexte idéologique. Cette fois, peut-être, pourrons-nous regarder ce qui s’est réellement joué : un adolescent en dérive, dont le geste n’est ni fou ni gratuit, mais le produit d’un abandon collectif.
Ces jeunes n’agissent pas pour tuer. Ils vivent l’effacement, la honte d’être insignifiants. L’acte irréversible devient alors une tentative désespérée de se réapproprier leur image. Ils veulent qu’on les voie. Qu’on les reconnaisse, non plus comme faibles, mais comme puissants. Ce qui frappe, ce n’est pas seulement la violence, mais ce qu’elle remplace. Dans un monde saturé d’images et d’oubli, où toute reconnaissance se mesure en clics, l’absence d’alternative crée un espace où l’horreur devient parfois le seul moyen d’imprimer sa marque.
La violence devient un langage. Une adresse à ceux qui leur ressemblent : je souffre, je suis seul, vous ne me voyez pas — alors je vous laisse ça. Ce message ne vise pas les adultes, mais les autres garçons, ses semblables.
Il faut aussi le dire : presque toujours, ce sont des garçons. Non parce qu’ils seraient naturellement violents, mais parce qu’on les a socialisés à la dureté, à la honte de toute fragilité. Ces garçons n’ont pas appris à dire leur douleur autrement.
Il faut leur montrer qu’il existe d’autres façons d’être fort. Et que le silence, parfois, est plus dangereux que la colère.
Chez beaucoup, ce ressentiment prend racine dans une solitude sexuelle et affective que certains transforment en idéologie de vengeance. Une forme rampante d’incelisation, qui ne dit pas toujours son nom, mais qui fait de certaines filles des cibles symboliques.
Il ne s’agit jamais de gestes impulsifs. Ces actes sont planifiés, scénarisés, pensés comme des rituels. Il y a presque toujours un texte, une date, une cible. Le tueur se vit d’abord comme une victime, puis comme un justicier, enfin comme un martyr. La société devient l’ennemie, et le crime, sa réponse. James Densley et Jillian Peterson ont documenté ce processus : un traumatisme précoce, un isolement social, une crise identitaire, puis l’apparition d’un récit idéologique, souvent bricolé, parfois délirant, mais toujours structurant. Ce récit transforme le mal-être en haine, en désignant des coupables : les femmes, les migrants, les autres. Ces jeunes cherchent un sens. Et s’ils ne le trouvent pas dans la vie, alors ils le construisent dans la mort — celle des autres.
Car ces actes s’inscrivent dans une histoire. Les tueries scolaires ne sont plus de simples faits divers. Ce sont des récits. Et tout récit peut être repris. Ce que Malcolm Gladwell appelle les thresholds of violence en est la preuve : à chaque attaque, le seuil du possible s’abaisse, rendant plus facile le prochain passage à l’acte. Ce qui paraissait inimaginable devient envisageable. L’auteur de Columbine a été filmé. Celui de Parkland a diffusé son manifeste. Celui de Nantes a écrit. Tous ont voulu laisser une trace. Ce n’est plus seulement un acte. C’est une mise en scène.
En France, l’accès restreint aux armes à feu retarde peut-être l’émergence de massacres à grande échelle. Mais les fondations du phénomène sont là. Le cas de Nantes n’est pas isolé. C’est un symptôme. Les réseaux sociaux offrent à ces jeunes un théâtre où rejouer des drames déjà écrits. Justin avait déjà exprimé son mal-être, ses idées extrêmes glorifiant les nazis. Il avait laissé des signes.
Il serait trop facile de parler de drame isolé. Ce que montre ce geste, c’est aussi le prix de décennies de renoncements politiques. En abandonnant l’école, les services de santé mentale, la culture, l’État a laissé se creuser un vide où se forment les désastres. La violence individuelle s’enracine dans des absences collectives.
L’école ne peut pas tout, mais elle est souvent le dernier espace de lien. Elle devrait être un refuge. Trop souvent, elle devient un lieu de tri. On ne pourra pas tout empêcher. Mais il faut cesser de répondre par l’obsession sécuritaire.
Ce qu’il faut, c’est écouter mieux. Agir plus tôt. Offrir un accompagnement psychologique sérieux, permanent. Former les éducateurs à reconnaître les détresses invisibles. Créer des lieux de parole sans jugement, où la vulnérabilité ne mène pas à la moquerie. Apprendre à distinguer la douleur de la haine, l’humiliation de la violence, la solitude du fantasme de toute-puissance. Et surtout, déconstruire les mythes. Ces tueurs ne sont pas des figures à part. Ils sont le produit de notre société, et plus encore de nos réseaux sociaux. Il suffit de lire les commentaires sous les publications relatives à la tuerie — sur la page de Marine Le Pen, par exemple — pour mesurer le niveau de délire, de négation et de haine qui s’y exprime sans filtre. Sans jamais penser qu’un adolescent lit, absorbe, et finit parfois par répondre.
Il faut des moyens. Un service public solide, soutenu, cohérent. Il faut que l’État cesse d’appauvrir l’école, la santé, le tissu social. En affaiblissant ces piliers, on démantèle les derniers remparts capables de contenir les effondrements intimes avant qu’ils ne débordent en actes.
La France n’a pas encore connu son Columbine. Mais elle connaît déjà le silence qui précède. Il est encore temps d’agir. Par la parole. Par le soin. Par la lucidité.
Il ne s’agit pas de comprendre pour excuser. Il s’agit de comprendre pour prévenir, penser, et reconstruire. Car un monde où des adolescents veulent tuer pour exister est un monde qu’il faut réinventer.
Avant qu’un adolescent, dans un autre lycée, n’écrive lui aussi une autre histoire.
Mes condoléances sincères à la famille de la victime. Que le meurtrier soit puni. Et que cet acte nous pousse, enfin, à une réflexion digne de ce nom — pour ne pas en faire, demain, un scénario perpétuel.
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