À Marseille, une multinationale de l’agrochimie pollue sans se soucier de la loi

Enquête
le 5 Fév 2024
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Pendant des mois, Cerexagri, filiale du géant de l'agrochimie UPL installée au Canet, a mis en péril la santé de ses salariés marseillais et des riverains, pour gagner en productivité. Cette multinationale indienne, spécialisée dans la production d'engrais phosphaté, a rejeté un gaz toxique dans l'atmosphère en contournant la réglementation en vigueur.

Le site marseillais de Cerexagri est situé au Canet. (Photo E. B.)
Le site marseillais de Cerexagri est situé au Canet. (Photo E. B.)

Le site marseillais de Cerexagri est situé au Canet. (Photo E. B.)

Coincés entre l’autoroute A7 et la rocade L2 au nord de Marseille, les entrepôts de Cerexagri semblent complètement écrasés par les grandes tours voisines de la cité Jean-Jaurès. À l’entrée du site industriel, quatre chiffres sont gravés dans la pierre de l’un des bâtiments : 1909, date de naissance de l’usine. De l’autre côté, depuis la ligne de chemin de fer, l’inscription à la peinture Les Raffineries de soufres est encore visible, comme un vestige d’un glorieux passé industriel. Pourtant, derrière ce décor défraîchi, se cache l’un des leaders actuels de l’agrochimie dans le monde. Le mastodonte indien UPL a racheté l’entreprise Cerexagri en 2006, dont l’une des implantations se trouve ici, au Canet (14ᵉ arrondissement).

Le site qui a été classé Seveso en 2002, ne l’est plus depuis 2021. Alors que les normes de sécurité deviennent moins contraignantes avec ce changement de statut, la même année, la direction de Cerexagri décide de modifier la ligne de production de son site marseillais. L’usine, spécialisée dans la production d’engrais, utilisait jusqu’alors un système mécanique d’aéro-convoyeur pour transporter la poudre de soufre, une fois produite, vers les sachets dans lesquels celle-ci est emballée. Ce système mécanique laisse sa place à un système pneumatique avec des pompes à air comprimé. Le but ? Gagner en efficacité et en productivité.

Mais ce nouveau procédé présente un inconvénient majeur, qui n’a jamais été présenté à la cinquantaine de salariés de l’usine : il rejette un gaz toxique, l’hydrogène sulfuré (H2S), dans l’atmosphère. Ce nom, tous les employés de Cerexagri le connaissent. La formation de ce gaz est inévitable dans la fabrication de l’engrais qu’ils produisent. Mais ce qui pose problème ici, c’est la quantité d’H2S engendrée par le nouveau système adopté en 2021 par l’entreprise.

Une deuxième conduite d’échappement pour masquer l’ampleur des rejets

D’après nos informations, le système pneumatique engendre une diffusion d’hydrogène sulfuré jusqu’à trente fois supérieure au seuil légalement autorisé dans l’air ambiant. Par précaution, lorsque ce seuil – fixé à 5 ppm (parties par million) – est dépassé au sein d’un espace de travail confiné, la production doit immédiatement être mise à l’arrêt, indique le Code du travail.

Pour contourner cette législation et combler ainsi les défaillances de son nouveau système pneumatique, la direction du site marseillais a tout simplement installé une ligne d’échappement secondaire, démontable et surtout non déclarée. Si l’entreprise s’est finalement mise en conformité au mois de décembre 2023, l’installation est restée en place pendant plusieurs mois. L’hydrogène sulfuré était alors rejeté à l’extérieur de l’un des hangars de production, juste au-dessus d’une porte empruntée par les ouvriers.

Les capteurs mesuraient uniquement le gaz de la conduite principale. À quelques mètres, des quantités trente fois supérieures étaient relâchées.

Le surplus de gaz toxique n’était donc pas évacué par la ligne d’échappement principale et passait donc sous les radars de contrôle. Autrement dit, les capteurs de détection d’H2S présents sur le système pneumatique mesuraient uniquement le gaz évacué par la conduite principale. Tandis qu’à quelques mètres, des quantités trente fois supérieures de cette substance étaient relâchées à l’air libre.

Salariés incommodés

Le conseil social et économique (CSE) de l’entreprise n’ayant jamais été informé d’une telle installation, les salariés ne se doutent de rien pendant des mois. Mais à plusieurs reprises, certains d’entre eux sont incommodés par la présence d’H2S lorsqu’ils se trouvent dans la zone extérieure où le flexible non-déclaré rejette l’hydrogène sulfuré. D’après l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), même sur une courte durée, une exposition trop importante à l’H2S peut entraîner des intoxications aiguës chez l’homme. Celles-ci se manifestent par des troubles respiratoires, des irritations oculaires, des vertiges, des céphalées, voire des pertes de connaissance. Des salariés décident alors d’en référer à leur direction, mais leurs alertes restent lettre morte.

Certains d’entre eux finissent par remarquer l’existence de la fameuse ligne d’échappement non déclarée. À l’aide de capteurs individuels, des membres du CSE mesurent la quantité de gaz toxique relarguée par cette ligne d’évacuation secondaire. La concentration d’H2S est telle, qu’elle dépasse les seuils limite de détection des capteurs qu’ils portent. L’observatoire de la qualité de l’air, Atmosud, n’a jamais été mis au courant de tels agissements. Mais l’association agréée par le ministère de la Transition écologique est formelle : les rejets d’H2S dans l’atmosphère sont encadrés par des valeurs limites d’émission figurant dans les arrêtés préfectoraux.

Une mise en conformité forcée

Après la découverte de la ligne d’échappement secondaire, une alerte pour danger grave et imminent (DGI) est déclenchée le 1ᵉʳ novembre, et les installations sont arrêtées. La cessation d’activité est confirmée le lendemain lors d’un CSE extraordinaire, l’inspection du travail est alors saisie par l’employeur comme l’exige la procédure. Cinq jours plus tard, la direction départementale de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS) se rend sur place accompagnée d’un expert. Au terme d’une réunion de plusieurs heures avec les responsables de Cerexagri-UPL, l’inspection du travail refuse la reprise d’activité et dresse une liste de préconisations pour diminuer la quantité d’H2S relâchée dans l’atmosphère.

En l’absence de contrôle, impossible de savoir si les habitants de la cité voisine ont pu être affectés par les rejets.

Mise au pied du mur, la direction cherche une solution. Au bout d’une semaine, elle finit par  résoudre le problème et parvient à se mettre en conformité. Il aura donc fallu l’intervention de l’inspection du travail pour que Cerexagri-UPL cesse de mettre en danger la santé de ses salariés comme elle l’a fait pendant des mois. Quant à la cité Jean-Jaurès, située au pied de l’usine, impossible de savoir de quelle manière elle a été impactée par ces rejets non conformes d’H2S dans l’atmosphère, puisqu’aucun contrôle n’a été effectué aux abords de l’usine à cette période.

D’autres défaillances par le passé

La DDETS, refuse de communiquer sur ce dossier pour des raisons de “discrétion professionnelle”. Mais la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) nous confirme de son côté un incident interne à l’entreprise. L’organisme régional dit attendre “des compléments d’information sur la réalisation d’un contrôle des rejets atmosphériques pour vérifier la conformité et la mise en œuvre des mesures correctives visant à éviter son renouvellement”.

La direction de l’entreprise n’a pas donné suite à nos sollicitations. Il faut dire que Cerexagri-UPL n’en est pas à sa première défaillance en termes de protection de ses salariés. D’après la Dreal, le site marseillais de Cerexagri a été mis en demeure en juillet 2023 concernant ses rejets d’eaux de purge des chaudières. Celles-ci sont envoyées directement dans le réseau d’eau pluviale sans analyse préalable, comme l’exige la loi, et comme l’avait rappelé un premier avertissement de la Dreal en 2021.

Ces pratiques et ces dysfonctionnements accumulés, mettent à mal une communication axée sur la sécurité, le respect de l’environnement et le bien-être de ses collaborateurs. “Notre passion pour la santé, la sécurité et l’environnement nous permettra d’atteindre notre but ultime : protéger nos employés, leurs familles, les communautés dans lesquelles nous opérons, nos partenaires et nos clients”, peut-on lire dans la charte de l’entreprise. Une posture qui semble bien éloignée de la réalité vécue au quotidien par les salariés de Cerexagri-UPL.

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Commentaires

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  1. MarsKaa MarsKaa

    Donc cette usine intoxique ses employés, les habitants du quartier, et le réseau d’eau pluviale qui va… jusqu’à la mer. Volontairement.
    Les autorités ont reagit avec la DREAL. Mais maintenant ? Esperons que cet article accélère la mise en conformité.
    Bien sûr il va y avoir un chantage à l’emploi…
    Et au fait, nos édiles doivent sûrement fréquenter le directeur de cette usine ? Au cercle des nageurs, ou dans les salons de la cma cgm ?
    Au fait qui transporte les matières premières et ensuite la production de cette usine ?
    Qui sont ses clients ?

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  2. Lecteur Electeur Lecteur Electeur

    La multinationale est indienne mais les cadres qui ont mis en place cette dérivation toxique sont sans doute français. De plus Macron et sa bande organisée soit disant « Renaissance » qui a organisé le démantèlement de l’Inspection du travail et d’une bonne partie du Code du travail est bien français. Par contre les ouvriers et une grande partie de la population environnante exposés aux dangers sont sans doute en grande partie immigrés ou descendant d’immigrés …

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    • RML RML

      C’est quoi cette distinction? Français vs immigrés? Les immigrés et descendants d’immigrés don’t vous parlez dans lz cite et l usine sont donc tous etrangers?

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  3. Pascal L Pascal L

    La DREAL a réagi : un avertissement !

    Arès 10 avertissements c’est un blâme, après 10 blâmes une heure de colle, donc ça fait très très peur !

    Résultat : la DREAL, toutes les entreprises polluantes s’en moquent complétement.

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    • Pascal L Pascal L

      Et j’ajoute, elles peuvent s’en moquer puisque des contrôles, il n’y en a pas.
      Qu’est ce qu’on attends pour déployer des capteurs (ça ne coute pas très cher) un peu partout dans les quartiers nord, près du GPMM, près de l’A55, près des 15 ou 20 entreprises qui ont des rejets significatifs ?

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  4. mrmiolito mrmiolito

    Il y a aussi une école maternelle, littéralement sur le trottoir d’en face, elle aussi coincée entre les deux autoroutes…. Et on peut rappeler que le H2S, qui sent l’oeuf pourri à basse concentration, ne sent plus rien et devient toxique et mortel à haute concentration (en cas de fuite importante donc).
    C’est assez hallucinant qu’une telle industrie ne soit plus soumise à la réglementation SEVESO !
    Cela dit le simple fait que ce soit un des derniers quartiers de Marseille sans élévation 3D dans Google Maps (!), montre à quel point personne ne s’y intéresse… pauvres gens !

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    • julijo julijo

      en parlant d’école, je reprends l’argument….
      on peut aujourd’hui parfaitement empoisonner les gens d’un quartier populaire (abandonné ?) sans que ça dérange quiconque….or sur le boulevard de la libération on ne peut pas installer une halte de soins addictifs, qui “soigne” plutôt les gens…va comprendre !

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  5. Neomarseillais Neomarseillais

    Encore un scandale qui passe crème !! La solution a été trouvée en une semaine…

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  6. vékiya vékiya

    et tout ça pour que les agriculteurs puissent continuer à polluer

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  7. liovelut liovelut

    Donc c’est la combientième fois qu’on chope cette usine à faire n’importe quoi ? Surtout que là c’est une transgression de la loi assumée leur conduite secondaire non déclarée

    Quand est-ce qu’on leur fout une amende en proportion de leur chiffre d’affaires et qu’on colle les empoisonneurs de la direction aux baumettes pour mise en danger de la vie d’autrui ?

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  8. Haçaira Haçaira

    Et alors l’important c’est ce que touche les actionnaires, les autres ce sont des pauvres on s’en fout

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