À la boutique solidarité de la Fondation Abbé-Pierre, les salariés débordés par la misère
À l'heure où les structures d'accompagnement social tirent une à une la sonnette d'alarme, c'est au tour des salariés de l'accueil de jour de la Fondation Abbé-Pierre, situé rue Loubon dans le 3e arrondissement, d'alerter sur leur situation. Mais là où les travailleurs sociaux demandent à pouvoir répondre à la demande dans de bonnes conditions, leur employeur ne veut pas voir le lieu pallier tous les manques du secteur.
À la boutique solidarité de la Fondation Abbé-Pierre, les salariés débordés par la misère
Ce vendredi, c’est “un jour calme”, notent les éducateurs, mais quasiment toutes les minutes, quelqu’un passe le portail de la boutique solidarité. Chaque nouvel arrivant prend le temps de saluer l’équipe, les poignées de main s’enchaînent. Ce local tient une place à part dans le monde des structures d’accueil de jour des personnes sans abris ou en grande précarité, dont beaucoup vantent “la chaleur humaine” qui y règne. Avec sa cour arborée en plein soleil, pourvue de nombreuses tables où sont installées plusieurs dizaines de personne qui discutent, jouent aux échecs ou au ping-pong, la “boutique” a des airs d’oasis. Tout autour, le quartier de la Belle-de-Mai et son quotidien de grande pauvreté.
Jusqu’à 300 personnes peuvent passer les portes chaque matin, estime l’équipe. Pour un café, manger un bout, prendre une douche, discuter. Une affluence qui a fortement augmenté ces dernières années et qui a mis l’équipe au bord de l’épuisement. Depuis mercredi, les sept salariés observent chaque jour une courte période de grève en fin de journée pour demander de nouveaux moyens à leur hiérarchie, la Fondation Abbé-Pierre.
“Ça a débordé, c’était à qui criait le plus fort”
“C’est la première fois qu’on en arrive là, pose une salariée présente depuis plusieurs années et qui, comme ses collègues, préfère s’exprimer anonymement. Il y a à peu près deux ans, on a senti la pression s’accroître, même si ça a toujours été compliqué. La MDS (maison départementale des solidarités) et l’antenne du CCAS d’à côté ont fermé, les gens, qui ne sont pas forcément à la rue, ont pris l’habitude de venir ici. Il y a eu une montée en puissance de la demande d’accompagnement administratif. À un moment, ça a débordé, c’était à qui criait le plus fort”.
“On était partout, et finalement nulle part”, complète un collègue, le temps d’une pause au soleil au milieu des usagers, pour la plupart des hommes, dont les âges vont de l’adolescence à la grande vieillesse. Régulièrement, il prend des nouvelles de l’un ou de l’autre, prévoit un rendez-vous, s’inquiète de l’avancée d’un dossier. “On appelle les gens par leur nom, on les connaît. Si les gens ne veulent pas parler ils le peuvent, mais notre principe c’est d’être toujours disponibles”.
Trois mois de fermeture
Le point de brisure a eu lieu au tout début de l’été 2017. Après plusieurs tensions et menaces, une visite à domicile vire au drame, des travailleurs sociaux sont séquestrés. L’équipe ne veut pas s’étendre sur les détails, mais une collègue n’a toujours pas repris le travail depuis. Le reste de l’équipe s’est déclaré en accident de travail et invoqué le droit de retrait. “Cela faisait des mois qu’on leur disait qu’on était épuisés, qu’on craignait un passage à l’acte. On avait eu des réponses managériales, un séminaire sur les risques psycho-sociaux, mais pas de moyens nouveaux”.
Après l’agression, la boutique solidarité a fermé ses portes pendant trois mois. Trois mois pour souffler, mais aussi pour repenser un projet en équipe, avant la réouverture à l’automne. Deux soupapes sont concédées par la Fondation pour alléger la charge quotidienne : la fin de l’activité de domiciliation des personnes sans domicile fixe, transférée à une autre association, ainsi que le recrutement d’une personne en contrat à durée déterminée notamment pour procéder à ce transfert.
Un nouveau projet, mais des moyens insuffisants
Six mois plus tard, le contrat de cette personne vient de prendre fin, et l’équipe ne voit pas la situation s’améliorer, ni se stabiliser. “La question, c’est de pouvoir avoir les moyens de faire notre travail”, résume une salariée. Car dans le projet réécrit par les salariés avant la réouverture, le principal axe porte sur le “rétablissement social” d’anciens accueillis en les intégrant à l’équipe comme des bénévoles de la boutique. Un projet monté en partenariat avec l’agence régionale de santé, que les travailleurs sociaux veulent voir devenir le cœur de leur travail, validé selon eux par leur hiérarchie. Sauf que cela suppose selon eux le recrutement d’au moins un nouveau travailleur social, ainsi que d’un psychologue. Et c’est sur ces points que le dialogue avec la direction se crispe.
“C’est compliqué de comprendre leur réponse, parce qu’on est bien au dessous des ratios d’encadrements normaux, et même en passant à huit salariés, on resterait en dessous”, s’interroge un éducateur. “Est-ce qu’on ne devrait pas être une expérimentation de ce que devrait être un accueil de jour ? On veut offrir du répit, une pause, une réflexion, ajoute-t-il. Mais ce n’est pas le positionnement de la Fondation”.
“La Fondation à elle seule ne peut pas tout”
La situation de la boutique solidarité de Marseille est cependant suivie avec attention par la direction de la Fondation à Paris. “La situation est extrêmement tendue en termes de précarité et de pauvreté sur Marseille, avec des structures en grandes difficultés, constate Joachim Soares, directeur de l’animation territoriale. La Fondation à elle seule ne peut pas tout. C’est l’État et les collectivités locales qui se désengagent. Ils ne peuvent pas laisser le monde associatif tout faire”.
Le responsable, rappelle que la Fondation, à travers les différentes associations et projets quelle soutient, verse “des millions” pour l’ensemble de la région. Il observe ainsi des réserves quant au nouveau projet porté par l’équipe. “L’accueil inconditionnel, c’est une valeur qui nous tient à cœur. Mais cela doit se faire dans la limite du raisonnable, on ne peut pas accueillir plus que ce que la commission de sécurité nous autorise sur ces lieux. Il y a des limites physiques”.
Le directeur de l’animation territoriale compte poursuivre le dialogue avec l’équipe, même si cette dernière désespère d’obtenir des réponses satisfaisantes. L’injonction à accueillir moins de personnes chaque jour pour améliorer les conditions ne passe pas. “Accueillir 80 personnes, ça voudrait dire faire du tri à l’entrée, faire de la sélection de pauvreté”, dénoncent-ils, là où la boutique solidarité est le point de rencontre, de répit, pour tout une partie de la ville et au-delà. “La situation est paradoxale : la Fondation Abbé-Pierre dit partout que le nombre de personnes touchées par la précarité est en hausse. Mais pour ce qui est de ses propres structures, elle freine des deux pieds pour toute augmentation des effectifs”, déplore une assistante sociale. L’équipe partage cependant le constat de leur hiérarchie, là où la boutique devrait jouer le rôle de soupape, en complément des structures d’accueil publiques, elle ploie sous l’ampleur des besoins sans réponse.
Derrière le comptoir où sont distribuées les boissons chaudes, un bénévole vante “la solidarité” qui règne dans la “boutique” mais s’inquiète des tensions les jours de grande affluence. Jacques, un très vieil homme qu’il surnomme “le père Noël” à cause de sa longue barbe blanche, se réjouit de pouvoir trouver ici “un peu de réconfort”. Habitant du quartier, il vient “pour le café, dès qu’il peut”, et ne veut pas “embêter” les travailleurs sociaux pour autre chose. Un troisième acolyte âgé, Augustin, résume son sentiment : “en tant qu’exilé, si on trouve pas un lieu comme ça, je ne sais pas ce qu’on pourrait devenir, c’est un repère”. À midi, les stores se baissent et la petite foule se disperse dans le quartier, retraités précaires, familles à la rue, vagabonds, mineurs isolés. À la recherche de la prochaine oasis.
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Le département préfère ouvrir des MBA (Maisons du Bel Âge) plutôt que d’ouvrir ou de donner plus de moyens aux MDS.
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