MARSEILLE : UN MARCHÉ MÉDITERRANÉEN (1)
Comme tous les ports, Marseille est un lieu de commerce et d’échanges. L’identité de la ville est celle d’un marché méditerranéen. Mais que veulent dire ces mots ?
Le marché : une « agora » et une « foire »
Tous les mots de notre culture qui désignent les marchés ont la même origine : le marché, c’est, en grec, l’agora, et, dans d’autres langues, la foire, ou le forum. Ces mots, issus de la même origine que le vieux mot français fors (en-dehors de) désignent l’espace du dehors : on n’habite pas un marché, on y achète des marchandises ou on les y vend. En même temps, même si cela a quelque peu disparu de nos jours, un marché est un lieu où, comme le disait le psychanalyste J. Lacan, « ça parle », et même, souvent, un lieu où ça crie. Cela explique la proximité entre le marché, l’agora et la foire. Mais cet espace est un espace « du dehors », parce qu’il n’est pas vraiment dans la ville, mais à côté d’elle. Le marché est un espace ouvert à la circulation et à l’échange, mais il est soigneusement maintenu en-dehors de l’espace urbain intime. C’est le paradoxe de la figure du marché : c’est de lui que naît la ville et autour de lui que son histoire s’est toujours construite et manifestée, mais, dans le même temps, quand on est dans le marché, on n’est plus dans la ville, on l’a quittée, le temps d’échanger. C’est pourquoi, souvent, le marché est sur une place, comme à la Plaine, c’est-à-dire dans un espace fermé par les constructions qui l’entourent, ou, comme à Noailles, où il est au milieu de l’espace public, mais fermé, d’un côté par la station du tramway et de l’autre par l’étroitesse du passage qui mène à la Canebière – comme si le marché de Noailles était un espace à lui tout seul, fermé autour des activités et des paroles qui s’y déroulent. Pour aller au marché, on quitte la ville, le temps de l’échange.
Marché et habitation
D’abord, comme il s’agit d’un lieu de passage, on n’habite pas l’espace du marché, on ne s’y trouve que le temps de l’activité que l’on y mène. C’est l’autre sens du « hors » des mots agora, forum ou hors de. Si le marché est un lieu du dehors, c’est que l’on n’y va va pas s’y installer, ni pour y vivre pleinement : à la différence du lieu où l’on habite, le lieu du marché est un lieu où l’on sait ne rester que dans une attente. Il n’y a pas de pérennité du lieu du marché. C’est pourquoi, notamment à Noailles ou à Gèze, par exemple, le marché n’est pas véritablement un espace aménagé, et, également comme à la Plaine, le marché est le lieu d’un flux, et non d’une demeure. Ce qui montre bien, aussi, que l’espace du marché n’est pas celui de l’habitation, c’est que l’on y parle, mais aussi on s’y interpelle, on s’y hèle, on y crie, on y fait des annonces. La parole du marché ne s’adresse à personne en particulier, mais à tous, tandis que la parole du lieu d’habitation est destinée à des personnes particulières, avec qui on a une conversation. Il n’y a pas de conversation au marché, ne serait-ce que parce que, derrière, nous, d’autres passants attendent leur tour. Tandis que l’espace de l’habitation est celui de personnes particulières, l’espace du marché est celui de n’importe qui, il s’agit d’un espace indistinct. Au marché, seuls les étals portent des noms – et même pas toujours. La parole qui se livre au marché est une parole indistincte, ce n’est, en ce sens, pas vraiment une parole, comme à la maison, mais plutôt un flux de mots, comme une petite musique.
L’architecture et l’aménagement de l’espace des marchés
L’espace des halles et des marchés, lui aussi, se distingue de l’espace des maisons et des lieux d’habitation. L’architecture du marché est conçue pour l’aménagement de lieux ouverts. Il peut s’agir de halles, qui sont une réduction de l’installation immobilière à une sorte de squelette, celui des charpentes métalliques, ou il peut s’agir de lieux aménagés pour le passage et la circulation : les boutiques du marché de Noailles sont ouvertes, on ne fait que passer devant pour échanger à leurs étalages. C’est pourquoi, tandis que l’espace de l’habitation est un espace dans lequel les personnes qui y vivent laissent une empreinte particulière, l’espace du marché est surtout un espace fonctionnel. L’esthétique du marché s’articule à une sorte de grammaire fonctionnelle des lieux. L’aménagement des marchés se confond, en ce sens, avec l’aménagement de la rue dans laquelle ils se trouvent. C’est, d’ailleurs, pourquoi, quand elles ont été détruites, dans de nombreuses villes, les halles ont laissé la place ou à une absence de construction ou à des constructions qui n’ont plus rien à voir avec le marché auquel elles succèdent. On peut s’en rendre compte, à Marseille, au Centre Bourse, sorte d’îlot, comme une parenthèse dans l’espace de la ville.
Le temps du marché est un temps particulier
Le temps du marché n’est donc pas celui d’une permanence : au marché, on ne fait que passer. Il n’y a pas de permanence au lieu du marché. C’est pourquoi les espaces permanents qui prennent le nom de marché, qui tentent de se faire passer pour des marchés, comme les « supermarchés » ou les grandes surfaces ne sont pas de véritables marchés : ils les imitent. Le Centre Bourse, à Marseille, a beau figurer l’espace d’un marché au centre de la ville, on s’y trouve comme enfermé dans ses murs, alors que, dans les véritables marchés, on est dans un espace destiné à la circulation et dans un temps provisoire, toujours dans l’attente d’en sortir. Le temps du marché est celui des échanges qui s’y déroulent, et non le temps d’une habitation où l’on demeure, ce qui signifierait qu’on y reste. C’est pourquoi, à Marseille, les parodies de marchés comme les magasins ou le Centre Bourse ou les véritables marchés comme Noailles ou la Plaine opposent le temps de la ville et celui de l’échange : finalement, c’est aussi dans le temps qui s’y construit que le marché est en-dehors de la ville. Ce temps particulier du marché n’est pas le temps de la pérennité, mais celui de l’attente. C’est pour cette raison que, dans l’histoire de la ville, le temps des marchés, comme leur espace, est à côté du temps de la ville, à côté de lui dans l’histoire et dans la mémoire. Alors que l’espace urbain de l’habitation ou des pouvoirs, ou encore des lieux de loisirs ou de promenade est un temps qui change au fil des époques, l’espace du marché reste le même, comme si, à la différence du temps de la ville, il revêtait une sorte de pérennité. Le marché, pour cette raison, est aussi, à Marseille en particulier, l’espace et le temps du politique, de la confrontation. C’est dans les marchés que s’engagent les révolutions, mais aussi les caricatures des pouvoirs, les contestations ou les résistances.
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