SUR UN PROCÈS
Le procès des effondrements de la rue d’Aubagne s’est achevé mercredi. Les décisions seront connues le 7 juillet. Parlons un peu du sens de ce procès.
Qu’est-ce qu’un procès ?
Un procès est un acte judiciaire. Le procès est un ensemble de discours et de représentations qui légitiment le jugement des juges – en l’occurrence six mois après. Mais le procès a eu lieu six ans après l’événement des effondrements des immeubles de la rue d’Aubagne, à Noailles. Ce qui caractérise le procès, avant tout, peut-être est-ce le changement de temps. Par rapport aux événements et aux faits qu’il a à juger, le procès se situe dans un temps long, celui des la réflexion et de la parole. C’est, d’abord, cela, un procès : un moment où, comme le disait le psychanalyste J. Lacan, « ça parle ». Tout au long de ce procès, des paroles ont été entendues. D’abord, celle des parents et des proches des victimes, ceux que l’on désigne comme les « parties civiles ». Ce terme désigne les parties du procès, les femmes et les hommes qui sont engagés dans le procès car ils sont des citoyens concernés par les événements que le procès a à juger, c’est-à-dire à comprendre. D’autres paroles ont été entendues, celles des procureurs, qui, au nom de l’État, demandent, requièrent, des peines, en application de la loi. On aura entendu aussi, bien sûr, les mots des juges, celles, notamment du président, P. Gand, qui, souvent, a eu les mots justes à l’égard des proches des victimes. Mais on aura aussi entendu, dans leur silence, les paroles des victimes, que nous avions tous à l’esprit : le procès aura, pour elles, l’occasion de se faire entendre par les vivants. Un procès comme celui des effondrements de la rue d’Aubagne est comme une représentation théâtrale : il met en scène des acteurs qui parlent au public en se parlant les uns aux autres pour donner à la violence du choc les paroles qui ne l’atténuent pas, mais qui nous permettent de la supporter, car il n’y pas de violence au cours d’un procès.
Le procès d’une politique de la ville
Ce procès fut aussi celui de la politique de la ville mise en œuvre au cours des précédentes mandatures. À moins qu’il ne se fût plutôt agi de celui de l’absence de politique de la ville. À cet égard, je ne pense pas qu’il y ait eu de profondes différences entre les municipalités, même si, bien sûr, le libéralisme s’est accentué au cours du mandat de Jean-Claude Gaudin, ce qui contribue à expliquer les effondrements. Le procès des effondrements aurait dû être celui de deux éléments de la politique municipale marseillaise. Le premier est l’incapacité d’entretenir le bâti : il s’agit de l’absence d’une véritable politique patrimoniale. La politique municipale de Marseille que la ville paie avec les effondrements est une politique qui ne connaît que le neuf et le clinquant. L’autre aspect de la politique de la municipalité gaudinienne est l’inégalité : ce n’est pas dans tous les quartiers que des immeubles s’effondrent. C’est sur cette absence d’intervention réelle dans tous les quartiers pour entretenir le patrimoine que le procès des effondrements s’est interrogé. Mais, au-delà, c’est de l’absence d’une politique réelle de la ville qu’il a été question au cours de ce procès, de la volonté de la municipalité de ne pas agir, de ne pas intervenir – surtout dans les quartiers populaires. Peut-être les morts de la rue d’Aubagne ne l’auront pas été pour rien : avec leur souvenir, la mémoire de la ville conservera peut-être l’idée selon laquelle l’impératif majeur d’une municipalité est celui de l’un des « dix commandements », du Décalogue : « Tu ne tueras point ». Ou : « tu ne laisseras point tuer ». Alors, peut-être Marseille connaîtra-t-elle le retour d’une conception démocratique de la politique de la ville, d’une politique conçue pour respecter la souveraineté, le kratos, du peuple, du dèmos.
La justice devant la violence
Justement, il n’ y a pas de violence au cours d’un procès, car le rôle de la justice est de juger la violence, en tentant de comprendre ce qui peut l’expliquer et en mettant des paroles à la place des événements et des actes. Nos sociétés ont toujours eu des juges car elles ont toujours parlé, et elles ont toujours eu recours à des juges pour mettre des mots à la place de la violence. C’est que le pouvoir des juges est celui de tenter d’exprimer en paroles ce que nous ne pouvons pas dire. La justice tente de donner aux morts de la rue d’Aubagne les mots qu’ils nous auraient dits s’ils avaient été là après le choc et de donner à leurs proches les mots qu’ils ont besoin de dire pour faire face à la violence des événements et des blessures qu’ils portent encore dans leur esprit. C’est pourquoi la justice n’est pas dans le temps des événements qu’elle est appelée à juger. D’abord, comme on l’a vu, elle a lieu six ans après. Et puis l’événement est dans l’immédiat, dans un temps qui, en quelque sorte, n’en est pas un, car on ne pense pas, dans ce temps-là, on ne songe qu’aux moyens de lutter pour la survie. C’est après que peuvent venir les mots. C’est après la violence que nous disons les mots, pour comprendre, mais aussi, tout simplement, pour retrouver le temps de la vie avec les autres, de la société. C’est pour cela que la justice est comme un théâtre : ce n’est pas la réalité des événements qui s’y produit, mais leur représentation. C’est ainsi que, dans le procès de la rue d’Aubagne, les tâches essentielles des juges sont de trouver les responsables, ceux qui ont à répondre, justement, de leurs insuffisances, c’est-à-dire, de nous en faire part, de s’expliquer vis-à-vis des juges et des habitants, d’entendre les témoignages, c’est-à-dire les paroles de celles et ceux qui étaient là ou qui sont intervenus, à divers titres, dans la succession des événements, et, enfin, mais cela, c’est donc pour juillet, d’évaluer les responsabilités en fixant des peines, qui sont comme l’expression des faits et des manquements dans le vocabulaire de la justice.
Le procès et le deuil
Enfin, la justice fait partie du travail du deuil. Même six ans après, la souffrance est toujours aussi vive, aussi aiguë, et le travail du deuil, devant la mort, consiste à trouver les mots qui permettent de prendre un peu la distance – la distance du sens. Le nouveau directeur de Marseille Habitat, Frédéric Pâris, nommé dans ces fonctions par la municipalité Payan, l’a dit ainsi : « Merci à la justice d’avoir organisé ce temps long ». Les juges auront transporté les événements dans le temps long des mots, et, de cette manière, ils auront permis à la ville de ranger les effondrements dans le temps de l’histoire, ce qui lui permet de faire face à eux. En faisant comprendre l’incompétence ou le manque d’interventions des autorités, des responsables, le procès nous aura aidés à comprendre à quelle place ils se trouvent dans les logiques du pouvoir, et c’est de cette manière que le deuil peut se poursuivre : dans un cas comme celui de la rue d’Aubagne, le deuil est aussi une façon de faire passer la mort de la souffrance au politique. Les événements qui l’ont causée trouvent leur signification politique à l’issue du procès, raison pour laquelle le procès est un théâtre. Il s’agit, pour la cité, de remplacer les actes par des mots. Ce mot, « deuil », est issu de la même racine que le mot « douleur » : le deuil n’est jamais que l’expression de la douleur par les mots qui permettent de la partager avec les autres membres de la société. Alors que la douleur est propre à chacun, le deuil se voit, se dit, se partage : au lieu de se situer dans l’intimité, il se situe dans l’espace public. Le travail des juges est celui d’une tribune pour permettre à l’événement d’être mis en commun dans la culture de la ville. C’est pourquoi le procès est, en quelque sorte, l’autre face du deuil, sa dimension historique et politique. Par le procès, le 63 et le 65 de la rue d’Aubagne et leurs habitants sont désormais dans la mémoire de la ville et dans son histoire.
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