Guillaume Origoni vous présente
Marseille secret

[Marseille secret] Le message des morts de Saint-Pierre ou l’art d’accommoder les restes

Chronique
le 19 Oct 2024
7

Guillaume Origoni, photographe et journaliste, raconte des pans de Marseille qui ne se donnent pas à voir au premier regard. Explorateur de l'urbain, il aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés, voire oubliés. Cette semaine, il arpente les allées du cimetière Saint-Pierre.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)
(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Qu’est-ce qu’un secret ? Qu’est-ce qui est secret ? La plupart d’entre nous répondront spontanément à cette question en arguant que le secret est une chose cachée. C’est assez logique et plutôt juste. Pourtant, il existe aussi des secrets exposés aux yeux de tous dont l’hermétisme est assuré tant par notre manque de curiosité que par nos pas pressés.

Souviens-toi, cher lecteur, je t’avais déjà convié au cimetière Saint-Pierre. Pourquoi donc y retourner pour cette dix-huitième chronique ? Tout d’abord parce que le territoire des morts marseillais est une source inépuisable de mystères, mais aussi pour partager avec toi certains des secrets visibles auxquels je me réfère dans l’introduction de la présente chronique.

“Les plus bêtes sont souvent les plus vraies”

Saint-Pierre révèle ce que nous étions et ce que nous sommes. En effet, une fois sorti du centre historique qui accueille les somptueuses sépultures de familles illustres, dans les allées moins bourgeoises qui lui sont dédiées, le petit peuple marseillais exprime son habileté dans l’art d’accommoder les restes.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Dans cette multitude d’épitaphes qui souvent se ressemblent, on peut lire, peu ou prou, les mêmes formules. Mais, ne nous y trompons pas. Cette apparente banalité est tout simplement celle des “gens normaux” qui restent attachés à la simplicité, au refus de l’emphase, à la manifestation d’égos boursouflés qui, une fois dissous par le temps, finissent par se mêler indistinctement dans la terre de Marseille. Ces mots simples sont aussi ceux de Mathilde dans le film de François Truffaut La Femme d’à côté, lorsqu’elle explique au psychiatre qu’elle passe son temps à écouter des chansons d’amour à la radio. “Les plus bêtes sont souvent les plus vraies. Elles disent, tu me manques, ne me quitte pas, sans toi c’est impossible”, chuchote Mathilde les yeux dans le vague. Ici, c’est pareil.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Il arrive aussi qu’au milieu de ces tombes en forme de livre ou aux typographies improbables, on puisse être le témoin de l’essence de cette ville. Tout est là, sous nos yeux, pour peu que l’on accepte de ne pas balayer avec un sourire descendant la manifestation d’un mode de vie qui disparaît peu à peu du monde des vivants. Alors, tout en honorant les morts, on a aussi pris soin de laisser les marqueurs d’une fierté populaire et ouvrière. On trouve pêle-mêle, sur les stèles de Saint-Pierre, des souvenirs “Des Copains du Bar de Saint Loup”, “Des amis de la Rascasse”, “Des grutiers du port”. Plus loin, les vivants ont voulu que l’on se souvienne du mort comme d’un habile camionneur devenu entrepreneur, ou d’un frère qui boxait pas mal.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Il arrive aussi qu’une fratrie, amputée de l’un des siens, fasse appel à une réelle poésie pour que nous puissions effleurer ce que l’on éprouve lorsqu’un membre fantôme ne laisse aucun répit :

“Au commencement il y avait quatre vents.
Le vent du nord, de l’est, du sud et d’ouest.
Un jour d’hiver, un de ces quatre vents a cessé de souffler.
C’était le vent du sud, le vent le plus chaud.
Depuis, les vents continuent de souffler,
mais ce n’est plus comme avant,
quand il y avait les quatre vents”

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Le testament des morts pour les vivants : un secret topographique

Dans le quartier des ouvriers et des employés de Saint-Pierre, on ne compte plus le nombre de “Moune”, de “Nine”. Sur d’autres, on se souvient de mamie avec l’incision dans le marbre d’une assiette accompagnée de couverts. Tout ce petit peuple a pris soin de transmettre, aux morts en sursis que nous sommes tous, ce qui est réellement important. Une sorte de code qui doit nous permettre de concevoir avec clarté ce qui restera de nous dans le cœur et l’esprit des vivants.

Comprends bien, cher lecteur, si tu bosses à la Ville ou bien si tu es chef de projet, concepteur rédacteur, graphiste ou journaliste, on ne se souviendra pas de toi avec la même intensité que cette mamie qui avait jadis le pouvoir d’agir sur ton corps sans le toucher en stimulant tes papilles ou celui de réunir les gens grâce à la volatilité de fragrances concoctées dans les cuisines d’Endoume ou du Castellas.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Si tu sais lire tous ces codes secrets et pourtant non cryptés, tu comprendras aussi à quel point l’un des secrets les plus puissants de Saint-Pierre réside dans l’absence d’ordre. C’est au cœur de cette absence que règne la plus importante leçon que nous donnent les morts. Ils nous indiquent comment, nous tous, Marseillaises et Marseillais, devons vivre dans notre ville.

Puisqu’il semblerait que, depuis quelques années, nous nous posions collectivement la question du vivre ensemble, alors écoutez le message des morts de Saint-Pierre qui se dévoilent dans ce désordre, dans ce non-agencement des sépultures. Les défunts ont compris que notre temps ici-bas est court, qu’il faut compter ses pas, compter sur ses pas et que tous nos pas nous conduisent ici.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Aussi, toutes et tous ont laissé ce testament topographique et proxémique. Ici, les Arabes côtoient les Italiens, les Provençaux, les Arméniens et les Arméniens côtoient les Grecs. Les juifs côtoient les musulmans et les protestants. Les anticléricaux reposent à côté des catholiques fervents et les catholiques fervents côtoient les Arabes. À ce mouvement perpétuel, commun à l’ensemble de l’humanité, qui va de naissance en putréfaction, s’ajoute celui des Marseillais qui ont décidé de mourir ensemble.

Tous ces messages cachés sont aujourd’hui devenus aussi les miens et les vôtres, et je deviens de plus en plus convaincu que je ferai un bon locataire à Saint-Pierre le moment venu, entre ces tombes dont les noms viennent des cinq continents, mais surtout du plus important d’entre tous, la Méditerranée. Et puis, les épitaphes signées par “Ton gros” ou “À ma Moune“, je trouve que ça a une sacrée gueule.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. Emmanuel MOREAU Emmanuel MOREAU

    Magnifique ! Merci !

    Signaler
  2. Pussaloreille Pussaloreille

    Pareil !

    Signaler
  3. Richard Mouren Richard Mouren

    Merci, merci. Nous avons bien besoin de votre regard apaisé en ce moment.

    Signaler
  4. julijo julijo

    fédérateur et réjouissant d’humanité.
    merci !

    Signaler
  5. Zumbi Zumbi

    Merci.
    On a un concentré de ces rapprochements de noms hérités des différents flux d’immigration, et de cohabitations de religions, au petit cimetière de La Penne-sur-Huveaune. Lors de la visite que j’y fais aux miens j’y trouve un rappel que notre vie c’est aussi ce kaléidoscope apaisé, et pas seulement les haines et les rages perpétuellement mises en scène sur nos écrans.

    Signaler
  6. Dark Vador Dark Vador

    J’ai cueilli ce brin de bruyère
    L’automne est morte souviens-t ’en
    Nous ne nous verrons plus sur terre
    Odeur du temps brin de bruyère
    Et souviens-toi que je t’attends

    Guillaume Apollinaire

    Signaler
  7. AlabArque AlabArque

    Merci pour ce poème, Dark Vador, et merci au Gabian pour cet article qui m’aide à assimiler (à di-gérer) les émotions ressenties ce samedi 19 octobre 2024 = une amie (voisine) m’a conduite en auto jusqu’au vieux cimetière de Sausset-les-Pins afin d’inhumer l’urne cinéraire de feu ma vieille maman chérie dans le ‘caveau de famille’ où reposent mon père (depuis début 1976) et leur ‘fille aînée’ emportée bébé, en 1950, par la coqueluche.
    Achetée en 1924 par le grand-père maternel de mon père, la ‘concession perpétuelle’ abrite aussi mes grand-parents paternels ; l’oncle (et parrain) de mon père y a été rejoint par sa veuve, sa fille et son gendre, leurs 2 fils … j’ai retrouvé à cette occasion une ‘délégation’ de ma parentèle saussétoise – il était temps de faire (ou refaire ?) connaissance.
    Je sais aujourd’hui que j’ai eu raison de patienter (jusqu’à la résolution de quelques formalités administratives) et de procéder à ce ‘regroupement familial’ sans cérémonial sous un soleil complice et protecteur.

    Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire