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Marseille secret

[Marseille secret] Les trains fantômes : une histoire de rouille et d’os

Chronique
le 21 Sep 2024
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Guillaume Origoni, photographe et journaliste, raconte des pans de Marseille qui ne se donnent pas à voir au premier regard. Explorateur de l'urbain, il aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés, voire oubliés. Cette semaine, il pousse le portail du Conservatoire provençal du patrimoine de véhicules anciens de Fuveau.

Une des machines à remonter le temps qui attend ses visiteurs. Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas
Une des machines à remonter le temps qui attend ses visiteurs. Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas

Une des machines à remonter le temps qui attend ses visiteurs. Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas

La campagne marseillo-aixoise est une terre de retraite. On vient y profiter du calme et de la douceur du climat après une vie dédiée à la productivité. Certains passent ce temps devant la télévision, alors que d’autres décident à leur tour de prendre soin des machineries désormais archaïques, également exfiltrées du monde des actifs. Entre Gardanne et Rousset, j’ai rencontré ces passeurs des deux mondes. Ils m’ont ouvert la porte des trains fantômes sur lesquels ils veillent entre pastis et cafés.

La barrière du Conservatoire provençal du patrimoine de véhicules anciens de Fuveau est fermée. Pour moi, c’est une bonne nouvelle. J’aime bien visiter les musées en clandestin. Un jour ou l’autre, je partagerai le récit d’une nuit passée seul dans un musée marseillais. Mais, la barrière a beau être fermée, l’endroit n’est pas désert. À peine ai-je coupé le moteur de mon side-car qu’une bande de sympathiques retraités sort d’un mobil-home. Ils avancent vers moi, démarche lente mais assurée, signifiant de façon naturelle qu’ici, ce sont eux les maîtres des lieux. Cette fausse nonchalance pose le cadre de l’échange qui suit et je comprends que l’accès aux trains fantômes va dépendre de mon attitude. Le lieu n’est pas présentement ouvert au public, mais ces sphinx provençaux à l’accent marseillais et couverts de casquettes à l’effigie de marques d’apéritifs anisés jouent les physionomistes. Amateurs de mécaniques inédites, ils désignent d’un coup de menton mon side-car, “Belle machine, elle est à vous ?“. Je vois instantanément la perche qui m’est tendue et j’enchaine : “Absolument, c’est inconduisible, ça nécessite une maintenance permanente, c’est archaïque. Une véritable aberration mécanique, mais j’adore conduire cet engin.

La garde meurt mais ne se rend pas.

Le langage non verbal de mes interlocuteurs ne trompe pas, ils sont satisfaits de la réponse. Mais les portes ne me sont pas ouvertes pour autant. Simplement, je ne suis pas viré. L’hypothèse que je puisse l’être stimule ma curiosité et je me remplis les yeux et la mémoire des wagonnets qui m’entourent. Ces mini-trains, pour la plupart sauvés de la rouille par ces hommes aux os devenus fragiles, sont immobiles, posés sur ces voies ferrées de taille réduite. On dirait des jouets ou des dispositifs destinés aux civilisations qui ont prospéré dans les tunnels. Un underworld ayant, au fil des années, développé la technologie nécessaire à sa survie et son développement.

Ces mini-trains, pour la plupart sauvés de la rouille par ces hommes aux os devenus fragiles, sont immobiles, posés sur ces voies ferrées de taille réduite. Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas

Les sentinelles du lieu tournent autour du side-car, posent des questions, dégainent leurs portables et prennent des photos. L’un d’eux lève les yeux vers moi et me demande ce que je veux. Je réponds, “Je suis journaliste, bla bla bla, Chroniques pour Marsactu, bla bla bla…“. Après un court silence, il me tend la main et se présente, “Moi c’est Sauveur“. Le reste du gang fait de même : “Enchanté, Michel. Moi c’est Jacques“. D’un signe de la main, Marcel se présente également…

Je peux rester, mais je ne peux pas encore arpenter librement l’ensemble de ce Luna Park industriel,

Venez, on va prendre l’apéro.” Je les suis dans le mobil-home jaune pâle décoloré par le soleil. Une fois à l’intérieur, tout ce petit monde s’installe autour d’une table. Rien ne manque dans cet intérieur aménagé par l’esprit pratique typiquement masculin. Aucune fantaisie, tout est fonctionnant et fonctionnel. Sur les parois, des calendriers “Moteurs Baudoin, année 1998”, des plans de réseaux ferrés, des éclatés techniques de locomotives, des affiches de kermesses locales, des recommandations destinées à tous les occupants du lieu. Pastis, olives, chips se matérialisent devant moi.

La conversation s’engage et tous me racontent leur attachement à ce lieu et aux machines qui y sont entreposées. Ce sont d’anciens mécanos, techniciens, ouvriers qualifiés ou ingénieurs à la retraite. Ils sont bénévoles et restaurent avec la patience des sages ces moyens de transport qui témoignent d’un temps où le travail était accessible à tous, mais aussi du temps où on avait le temps. Ils me rappellent les travailleurs croisés dans le Technicentre de la SNCF de Marseille. Comme eux, Sauveur, Michel, Jacques et les autres déplorent l’amertume générée par l’impossibilité de transmettre un savoir. “Les jeunes, ils n’y en a pas beaucoup. C’est dommage, mais je les comprends ! Ça fait belle lurette que nos métiers ont disparu pour laisser la place aux intérimaires mal payés. La passion, elle est forcément moins présente.

Les passeurs des deux mondes. Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas

Les madeleines de Proust métalliques

À l’issue de l’apéritif, le jury des trains fantômes acte tacitement que mon Grand Oral est réussi et me laisse totalement libre de visiter les lieux. Je peux maintenant passer le portail temporel sans risque d’être désintégré.

Premier objectif : le hangar. Comme toujours, l’attirance est plus forte pour ce qui se dérobe à la vue de l’impétrant. À l’intérieur, plusieurs générations de bus et de tramways se côtoient. Des années 30 aux années 2000, ces time capsules autrefois roulantes nous conduisent aujourd’hui dans un voyage à rebours. Ces madeleines de Proust métalliques trouvent ici un repos mérité, si l’on en juge par l’attention qui est portée à leurs squelettes. On se délecte des souvenirs qui remontent à l’esprit, lorsque nos mamans nous tenaient la main sur les grandes plateformes arrière des trolleybus, dépourvues de sièges.

On se souvient aussi de leurs perches reliées au réseau électrique suspendu dans le centre de Marseille. Ces mêmes perches qui, souvent, se démagnétisaient, comme si, éprises de liberté, elles tentaient une évasion systématiquement trahie par le fracas et le mouvement désordonné. Le chauffeur mettait toujours fin à cette sédition avortée avec un rituel immuable : déblocage des portes accompagné du bruit de l’air comprimé qui se libère, parcours du chauffeur vers le cul du bus et ses enrouleurs et marmonnements à base de “mon vier maintenant, ces cons de bus !” Et enfin, bruits des cliquets qui, en bons commissaires politiques, réinséraient les perches rebelles dans la ligne du (fini-)parti.

Dans le fond, j’aperçois un vieux tramway, tout en bois, il me semble similaire à celui qui est mis en majesté dans la séquence culte du film Fanny de Marcel Pagnol.

Le voyage fantastique

Une fois à l’extérieur, je navigue entre les draisines désaffectées, les wagons de lignes de chemin de fer régulières. Autrefois dédiés à des destinations et des voyages qui n’intéressent plus personne, ces carrosses attendent que les sentinelles du Conservatoire provençal du patrimoine de véhicules anciens de Fuveau trouvent le temps de s’occuper de leur rouille et de leurs os en fonte.

“Des trains de mines colorés et en parfait état prêts à recevoir encore la cohorte des gueules noires et leur matériel alchimique.” Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas

Il faut dire que les mécanos, en bons maîtres des horloges, planifient leurs tâches avec méthode. Ils se sont concentrés ces dernières années sur les résidents du hangar mais aussi sur les machines témoins du passé industriel. Ici, une grue de levage aux engrenages apparents ressemble à la montre suisse de King Kong et là, les chapelets de trains de mines colorés et en parfait état prêts à recevoir encore la cohorte des gueules noires et leur matériel alchimique. Ce monde réduit n’est ni plus ni moins que l’incarnation du Voyage fantastique réalisé par Richard Fleischer en 1966, dans lequel un groupe d’hommes et de femmes est réduit à une taille microscopique et injecté dans un corps humain pour en comprendre le fonctionnement et combattre la maladie. Ces convois ferrées minuscules ont longtemps opéré comme les voyageurs de Richard Fleischer. En réduisant leur taille, ils ont accédé aux territoires immenses et démesurés sur et sous la terre, pour éviter la maladie qui guette toutes les sociétés humaines jusqu’à les rendre agressives, folles et hors de contrôle, à savoir la crise économique. D’une certaine façon, ils ont échoué car c’est la crise économique qui a eu leur peau.

Vers l’infini et au-delà

Au bout de ce territoire réservé, une vieille locomotive à vapeur prend racine. La bouche de la chaudière est restée ouverte de façon à ce que nous puissions voir sa gueule qui, jadis incandescente, demandait avidement une part du charbon qu’elle transportait. Si ses os sont encore en place, la rouille est lentement mais sûrement en train de gagner la partie. Elle se tient sous la pompe en fonte cannelée qui l’alimentait en eau et confère à l’ensemble un air de western que la rougeur de la terre environnante accentue.

Encore plus loin, on trouve au sol des réseaux ferrés minuscules sur lesquels aucune machine n’est en attente. Ces réseaux, tout en courbes et en cercles concentriques, semblent obéir à une logique propre et mystérieuse. Avec les trains de mine, nous étions dans le monde des nains, ici c’est clairement le royaume des lilliputiens. À quoi peuvent bien servir ces routes de métal ? Un simple effort de déduction apporte la réponse définitive à cette énigme. Nous sommes ici sur un bout de terre gardé par des hommes qui ont consacré leur vie aux forces motrices. Tous refusent de voir ce biotope englouti par les contingences qu’imposent “le principe de réalité” ou “les coupes budgétaires”. Alors pour être sûr que le monde d’aujourd’hui ne phagocyte pas le monde d’avant, certains d’entre eux ont choisi de le reproduire en miniature.

Ce sont les amateurs de modèles réduits qui font rouler leurs convois sur ces voies ferrées en apparence dérisoires. Cher lecteur, ne prend pas ces gens pour de simples individus oisifs qui ne savent pas occuper leur temps. Ne les prends pas non plus pour de grands enfants incapables de se séparer de leurs jouets. Une locomotive à vapeur ou électrique miniature obéit à la même complexité, aux mêmes contraintes techniques qu’un modèle adulte.

Si un jour cette terre de rouille et d’os disparaît ou si ce portail temporel devient inaccessible par la faute d’une relève des sentinelles qui s’interrompt ; alors nous pourrons toujours compter sur l’infiniment petit pour nous projeter vers l’infini et au-delà. Et tout ça à partir de Fuveau.

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