[Histoire d’atelier] Dans l’antre de Kamel Khélif

Chronique
le 14 Sep 2024
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Après s'être invitée dans les cuisines des Marseillais, la dessinatrice Malika Moine part à la découverte des ateliers d'artistes. Pour Marsactu, elle et ses crayons se glissent dans les coulisses de la création, afin de raconter des lieux qui en disent parfois autant que leurs occupants.

Détail du portrait d
Détail du portrait d'atelier de Kamel Khélif. Dessin : Malika Moine.

Détail du portrait d'atelier de Kamel Khélif. Dessin : Malika Moine.

J’ai connu Kamel il y a bien longtemps, mais aucun évènement ne me permet de dater notre rencontre. Ce matin, en me rendant chez lui, j’ai comme la réminiscence d’y avoir été il y a maintes années, ce qui n’enlève pas mon trac. Son travail m’a toujours impressionnée. Maître du noir et blanc, aux techniques aussi diverses que mystérieuses, poète, c’est l’un des plus importants auteurs de la BD contemporaine…
En relisant hier Même si c’est la nuit (2019, Otium), j’étais replongée dans son univers sombre et poétique. Au 4e étage, non loin de la place Homère, au cœur de Noailles, la porte est ouverte. Inutile de la refermer derrière moi.

Le lieu est exigu, dense et habité. Une minuscule cuisine séparée d’une petite pièce à vivre. Une table près de la porte-fenêtre ouverte sur une étroite terrasse en pente, des dessins-peintures, des livres, des objets. Attablée devant un café, j’aperçois la fenêtre au-dessus d’un lit de l’autre côté de la bibliothèque. Kamel m’invite à aller voir. C’est l’atelier, avec deux espaces de travail, une table pour dessiner assis et, lorsqu’on se retourne, la table à peindre debout. Le lit est à moins de cinquante centimètres de l’une et l’autre. L’odeur de white spirit et de térébenthine imprègne l’atmosphère, tandis que Radio Classique résonne doucement dans la maison. “C’est « mon antre », me dit-il. J’y suis un peu comme le capitaine Nemo dans le Nautilus.”

Photo : Malika Moine.

Chaque personne a une histoire avec le lieu qu’elle habite, et peut-être qu’en ce qui concerne un artiste et son atelier, le lien est encore plus spécial. Ici, Kamel vit et travaille. Il n’y a pas de frontière entre les deux. Il raconte : “En juin 1988, je cherchais un appart dans le centre pour me tirer des quartiers Nord où j’ai grandi. Une amie m’a emmené voir une dame, qui habite à deux numéros d’ici, propriétaire de plusieurs apparts. C’est le premier qu’elle m’a fait visiter. À peine entré, je me suis dit « c’est ici  ». “À l’époque, je pensais rester cinq ans, et trente-six ans après, je suis encore là… Par moments, c’était juste mon atelier, je venais le matin et partais le soir… Quand ça n’implique pas une tierce personne, c’est idéal de vivre avec son travail. J’arrête de bosser quand je sors… et encore, parfois, au café, seul, je pense au travail en cours et inversement, à la maison, je pense les choses du dehors, les relations sociales… Quelqu’un me disait un jour qu’il y avait beaucoup d’intimité dans mon travail. J’ai besoin de tous ces objets, ces livres, ces jouets pour bosser.”

L’atelier de Kamel Khélif. Dessin de Malika Moine.

Un nid d’aigle à Noailles

Des maquettes de bateaux chinées dans le quartier, qu’il a restaurées en leur ajoutant même des moteurs, sont installées devant une vieille photo couleur d’Alger, une DS, une grue de chantier naval et deux pompes à essence oldies. De vieilles couvertures de comics américain, Spirit et Shadow, sont affichées au-dessus. “C’est le souvenir de mon départ d’Alger quand j’avais cinq ans.”

L’exil marque le travail de Kamel, et peut-être le choix de son “nid d’aigle”, comme il l’appelle, loin de voisins, raconte aussi cette nécessité de solitude. L’art est une “démarche solitaire. Le dessin a commencé très tôt dans mon enfance et ce désir n’a jamais cessé, il tourne comme une roue à l’intérieur de moi. Quand on choisit cette voie, on ne compte que sur soi-même“. Il ajoute, l’œil pétillant : “Mes plus grands voyages se font sur ma chaise…

Lorsque je l’interroge sur le quartier, on en vient à parler de la question des moyens de subsistance des artistes. “Je vis et fais mes courses ici. J’ai remercié Noailles à plusieurs reprises dans mes livres. J’ai pu vivre dans un des quartiers les moins chers de Marseille, en disant « non » à certains projets et sans être obligé d’enseigner, malgré le peu que m’a rapporté l’édition pendant longtemps… Un auteur de textes et dessins dans la BD est payé 8 % brut du prix d’un ouvrage. Pour en vivre, il faut vendre énormément. J’ai mis deux ans à faire mon premier livre, Homicide (1996, Z’édition), avec l’illusion nécessaire de pouvoir en vivre une année, le temps d’en faire un autre.” Kamel a beaucoup publié depuis, et il a rencontré un éditeur parisien, le Tripode, qui lui permet de diffuser ses livres, si importants pour lui, car ils “vont dans des endroits où je n’irai jamais, dans des mains que je ne verrai jamais“, dit-il, “à contrario d’une image vendue dans une galerie“. Car contrairement à la plupart des illustrateurs de BD, il expose ses dessins, ce qui lui permet “d’avoir une distance avec le monde de l’édition“.

Dessin, peinture, je ne sais comment nommer son travail, alors peut-être vais-je trouver une réponse en l’interrogeant sur ses outils…

1Une page sèche dans l’atelier. Photo : Malika Moine

Le papier comme une peau

De manière générale, j’aime bien mélanger les techniques et ne pas rester enfermé dans des étiquettes… que je peigne, dessine ou écrive, tout se fait sur une feuille — du papier mat couché — qui permet de peindre à l’huile. Quand on regarde un dessin, on se rapproche, et quand on regarde un tableau, on recule. La première chose est de trouver à la feuille de papier « une peau », après se greffe un sujet.” Sur ses deux plans de travail, celui où il œuvre debout, et celui où il dessine assis, des outils pêle-mêle, dans le désordre ordonné de l’artiste : pinceaux ; couteaux ; cutters ; cartes téléphoniques ; paille “pour pousser la peinture” —il me montre l’auréole autour de Marie-Madeleine ; cotons tiges ou feuilles d’essuie-tout pour trouver des textures inédites… Il me désigne des vaguelettes obtenues avec des bandes de papier tirées d’une seule traite sur le papier. “Sur la feuille, une fois trouvée « la peau » avec cet outillage, j’interviens avec des crayons, des rotrings, j’introduis des transferts d’image, un peu comme faisaient les surréalistes avec le collage. Je travaille beaucoup avec les accidents, le hasard, c’est comme ça que je trouve les sujets, pas en réfléchissant.”

Il ajoute : “Dans cette ville multiculturelle où les cultures ne se mélangent pas, je mélange les techniques dans un tout qui n’existe nulle part ailleurs… je peux aller vers la peinture, vers quelque chose qui ressemble à de la gravure, ou à la photo…” Je m’interroge sur la prééminence du texte ou de l’image dans ses BD. “À deux reprises, j’ai inversé l’ordre classique du texte antérieur à l’image, la dernière fois dans Monozande, sorti le 5 septembre chez Le Tripode.

Je vous invite à vous rendre en librairie, car cette année est aussi paru Le Temps des Crocodiles, dans lequel Kamel Khélif a illustré avec brio et un peu de couleurs savamment choisies le texte de Mathieu Belezi. Et dans toutes les librairies, paraîtra le 3 octobre Dans le cœur des autres, chez Le Tripode toujours. Autour de la sortie de cet ouvrage, vous pourrez à cette occasion rencontrer cet homme singulier et dessinateur extraordinaire dans une librairie ou ailleurs…

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