[2600 ans d’engatse] Comment Jean-Claude Izzo faillit être liquidé en Bretagne
Dans cette série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Petit écart par la Bretagne où Jean-Claude Izzo a maille à partir avec les services secrets français.
Illustration : Michea Jacobi.
– Tu crois pas qu’elle est trop voyante ?
– Qui ?
– Ben, la bagnole quoi !
– Rien à craindre. Plus c’est voyant, moins ça se voit.
Ainsi conversaient deux pékins installés à l’avant d’une Renault 8 Gordini. C’étaient deux agents de la DGSE (pas des cadors, pas des nullards) en planque sur le parking de la place Rol-Tanguy, à Plougasnou, Côtes-d’Armor. Que faisaient-ils ? Qui attendaient-ils ? Que surveillaient-ils ? Ça paraît incroyable à dire, aussi incroyable que le véhicule dans lequel ils planquaient, mais c’est une boîte à livres, une jolie boîte à livres bleue équipée d’une double porte vitrée, qu’ils ne quittaient pas des yeux. On était en 1999 et ces sortes de bibliothèques ouvertes, publiques et gratuites (on y pose les bouquins qu’on ne veut plus, on y prend ceux qui vous font envie) étaient alors toute nouvelles en France. C’était un sculpteur (un sculpteur de missels en granit exactement), un excentrique Autrichien établi depuis une paye dans le pays, qui avait ramené l’idée de son pays, et avait installé l’armoire lectoriale au grand mépris de la plupart des Plouganistes, au grand bonheur de quelques-uns.
Aussi Roux et Combaluzier, Bouvard et Pécuchet, Pomègues et Ratonneau (appelez-les comme vous voulez) s’emmerdaient-ils ferme dans leur Gordini. Ça faisait trois heures qu’ils étaient là et ils n’avaient vu qu’une vieille dame prendre deux minces volumes (Je te parie que ce sont des Delly, avait éructé Jacob, sarcastique) et un adolescent chevelu déposer toute une collection (Celui-là doit solder sa bibliothèque verte, et son enfance, avait glissé, nostalgique, Delafon). Mais de moustachu, pas un. De type dégageant la première rangée des bouquins pour aller chercher une brochure en lambeaux abandonnée derrière, aucun. Pourtant, c’est bien ce qui devait se passer, avait raconté le militant du Front de Libération de la Bretagne que les services avaient réussi à faire parler : “Je l’ai vu qu’une fois, très vite. Je me souviens que des moustaches. Moi, je devais juste déposer le vieux guide du marin dans la boîte. Je sais même pas ce qu’il y avait dedans. Oui, il était peut-être basque.“
Bon, la maison poulaga avait ratissé large. Le supposé indic était tout jeune : le genre autocollant Triskell au cul de sa 4L et Alan Stivell dans son cassettophone. Il n’était pas fiable. Et son FLB était à l’agonie. Seulement voilà, l’ETA, pas des rigolos ceux-là, venaient de voler une dizaine de tonnes de dynamite à l’usine Titanite de Plévin. Les Basques avaient aussi emporté quelques kilomètres de cordeau détonnant. Ils avaient de quoi faire sauter toute la Bretagne, d’An Oriant à Saint-Brieg et de Kemper à Roazon. Ça valait le coup de patienter.
Pour tuer le temps, nos deux amis se mirent à discuter littérature. C’était de circonstance. Castor aimait le polar classique, les enquêtes urbaines dans la lignée de celles de Dashiell Hammett. “Dashiell Hammet, 2L, 2M, 2T ! La Noire, y a que ça de bon“, aimait-il répéter. Pollux en tenait aussi pour les policiers, mais il préférait le genre ethnique. “On voyage, on apprend des choses“, expliquait-il. Il se mit à retracer l’intrigue du dernier volume qu’il avait lu, une histoire de prospection pétrolière chez les Kali’na, un peuple caribe du Vénézuéla. Il racontait bien, très bien même. Son comparse, bien qu’il gardât les yeux fixés sur la boîte, se sentait transporté loin des vieux bouquins, de Plougasnou et de la brume que la marée montante commençait d’installer sur le village. C’est ainsi qu’il faillit rater l’apparition, quasi miraculeuse, de l’individu (comme disent les gendarmes) qu’ils attendaient depuis des heures.
Dans la grisaille flottante des premières vapeurs océaniques, une silhouette s’était soudain dressée devant le rayonnage villageois. Comme un fantôme, comme un ankou. Peu à peu, sa physionomie et son comportement se précisaient. Il explorait avec agitation la bibliothèque, prenait un livre, le feuilletait, le lâchait, en prenait un autre. Il avait l’air inquiet. De temps à autre, il se tournait vers le parking. Il avait des moustaches. À un moment, il déplaça tout un rang de vieilleries et s’en alla chercher au fond du rayonnage un truc plus vieux encore. Puis il se plongea dans la lecture de ce machin avec une satisfaction évidente.
– Putain c’est notre homme, murmura Tintin.
– Ça fait pas un pli, approuva Milou.
Mais à peine avaient-ils ouvert la bouche que l’étranger, s’étant à nouveau retourné, se dirigea carrément vers la Gordini.
– Merde, on est repérés, s’exclamèrent en chœur les deux agents.
Les choses s’accélèrent alors. Le premier sortit son arme, le second lui dit de rester calme. Rien à faire, Laurel (celui des polars ethniques) était trop excité. Il ouvrit la portière, bondit sur le macadam et pointa son revolver sur l’arrivant. Mais aussitôt Hardy (celui de la Série Noire) lui gueula de ne pas tirer, que ce n’était pas un terroriste mais Jean-Claude Izzo, son auteur préféré, Total Kheops, Chourmo, Solea et tutti quanti, j’ai vu sa binette au dos des bouquins, c’est lui, je l’adore.
C’était Izzo en effet, qui venait vers les deux seules âmes qui vivent assez proches pour lui fournir un renseignement. Alerté par son camarade, l’homme au flingue rangea confusément son arme, son camarade sortit à son tour de la voiture et vint lui taper sur l’épaule, comme s’il venait de combiner avec lui une bonne plaisanterie. Ces simulacres n’avaient pas d’importance. Le crachin avait empêché Izzo de voir la scène. Il aborda donc avec calme les deux espions et leur demanda poliment s’il était possible d’emporter un des ouvrages contenus dans la boîte. Il ne connaissait pas bien le fonctionnement de ses machins et il était poli, aussi poli que peut l’être un Marseillais quand il est loin de sa tanière.
Le soir même, il rédigeait son fameux texte en hommage à la Bretagne et au festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo.
Il disait : “Je me suis mis à mon premier roman ici. Face à cette mer qui ne m’était non pas étrangère mais différente… C’est ici que j’ai appris à écrire des romans noirs.“
Mais c’est dans un mauvais livre d’espionnage qu’il avait failli mourir ce jour-là.
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Ah ah, on y est, totalement ! Quand on connaît Plougasnou et Izzo (ses livres), on ne peut qu’apprécier ! Merci. Me souviens d’une petite librairie-salon de thé fort agréable sur la place principale du village.
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