[Nyctalope sur le Vieux-Port] Été sauce algérienne
Pour Marsactu, le journaliste Iliès Hagoug raconte la nuit marseillaise, ses feux d'artifices et ses flops, ses nouveautés et ses traditions millénaires. Ce mois-ci, il s'est faufilé dans une soirée organisée par la Ville dans le cadre de son "été marseillais" : un concert 100% Raï.
Le concert Raï organisé par la Ville sur le Vieux-Port le 21 juillet 2024. (Photo : IH)
Une semaine après les festivités du 14 juillet, les étoffes bleu blanc rouge sont toujours présentes sur le Vieux-Port. Face à la mairie, les premières notes d’ambiance s’échappent de la scène vide et le public est déjà au rendez-vous sous un soleil qui ne faiblit pas encore, parfois couvert d’un drapeau cette fois vert, blanc et rouge. De l’autre côté du Vieux-Port, les grandes tables de la Criée servent les créations d’un chef algérien tout l’été, mais de ce côté c’est le seul export d’Algérie qui fait concurrence à sa gastronomie qui est à l’honneur : le Raï. Deux DJs, et deux artistes légendaires de deux générations : Raïna Raï, groupe né dans les années 80, et Chef Bilal, maestro dont les 20 ans de carrière font souvent l’unanimité chez les amateurs.
Les premiers font leur apparition avec leur signature : un son électrique venu de la guitare de Lotfi Attar, Santana de l’oranais, influencé autant par la pratique du Guembri de la musique traditionnelle que par la maestria de Jimi Hendrix. Le premier tube du groupe, toujours leur chanson phare, celle qui est la plus attendue ce soir, est exactement à la confluence de ces chemins : Zina, reprise d’une chanson traditionnelle, introduit en guitare solo un chanteur qui clame bien évidemment son amour fou et profond, qui va jusqu’à lui enlever le sommeil. Le poème adressé à Zina, “beauté”, personnage éponyme à bien des titres donc, est toujours connu de nombreux algériens, des deux côtés de la Méditerranée.
Le groupe sait bien que c’est ce pour quoi ils sont attendus, et ils laisseront bien sûr le meilleur pour la fin. La foule se densifie, mais l’ambiance n’est pas encore à son comble. Force est de constater que les plus animés ne sont pas les plus jeunes, et cette conversation volée en témoigne : “Tu connais pas celle-là?”, dit une femme dans la cinquantaine à un homme plus jeune. “Non mais c’est une vieille chanson en même temps.” Choquée que l’on puisse suggérer que les années 80 sont une époque considérée comme “vieille”, la spectatrice se fige un instant, ne répond pas, regarde au loin. Fort heureusement, un solo de derbouka vient la tirer in extremis des prémices d’une crise existentielle et l’appel du rythme devient plus fort que celui de l’introspection.
Le soleil est enfin tombé, mais le volume est monté. “Ya Daoud” scande le chanteur, quand la guitare désormais clairement enflammée lui laisse la place. Si la chanson est en arabe, et que le style est incontestablement Raï, les oreilles affutées reconnaîtront qu’il s’agit à nouveau d’une reprise. D’une chanson qu’on peut désormais aussi considérer traditionnelle, mais de l’autre côté de l’océan : Hey Joe, immortalisé par Hendrix, à qui le groupe rend hommage.
“Il faut vraiment qu’il ne se passe rien”
Mais trêve de trêves : après une courte pause, une longue série de dédicaces, traditionnelles des concerts Raï, à Marseille, à l’Algérie, aux Algériens, aux Algériens de France et à tous les autres, l’heure de la dernière chanson est arrivée. Les premières notes ne trompent pas, et le public se réveille d’un coup et chante son amour à Zina, à la ville de Sidi Bel Abbès, haut lieu du Raï et dont le groupe est originaire : “Zina, ta beauté vient de Sidi Yassine, et l’art et le Raï viennent de Bel Abbès.” Raina Rai n’est plus tout jeune, à l’image d’un leader qui a dépassé les 70 ans. Mais leur chanson iconique continue bel et bien de marquer un public qui reprend bien volontiers les paroles. Impressionnant pour les membres du public moins connaisseurs, comme ce groupe dans la vingtaine, qui semble simplement être venu par curiosité, pour danser. “C’est ouf, tout le monde la connaît par cœur”, dit l’une d’entre eux, qui ne boude pas son plaisir et tente d’imiter les pas de danse.
À l’heure de l’entracte, il fait bel et bien nuit, mais la température est têtue. Certains entrepreneurs locaux capitalisent donc de manière très pragmatique : quelques personnes se fraient un chemin dans la foule devant la scène, poussant un chariot rempli de bouteilles d’eau. Elles sont fraîches ou complètement congelées. Le choix est révélateur du fêtard prévoyant ou carpe diem : la bouteille congelée n’est en effet pas potable tout de suite, mais la fraîche ne le sera plus très rapidement. “Alors il faut prendre les deux !” Avec le sourire, la vendeuse ambulante est vendeuse. Mais elle ne s’attarde pas : une équipe de policiers municipaux semble s’approcher pour venir à sa rencontre.
Avant qu’ils arrivent, elle rattrape son fils un peu éloigné, rend la monnaie, offre une bouteille en rab à un bon groupe de clients, et s’est déjà échappée, fondue dans la foule quand les forces de l’ordre finissent par arriver. Leur présence provoque une discussion qui sera entendue à plusieurs reprises, une inquiétude en arrière-plan. “Il faut vraiment qu’il ne se passe rien”, répète une femme dans le groupe des bons acheteurs d’eau. Il y a la sensation qu’au cours d’un événement d’ampleur résolument algérien, le moindre dérapage gâcherait tout, et serait amplifié, scruté, utilisé.
identifier la région d’origine à un mouvement d’épaule près
En attendant, c’est Dj Mystique qui s’affaire, et la foule s’agrandit. Si Raïna Raï est un groupe légendaire, la plupart des gens sont là pour Cheb Bilal, et l’ambiance et les danses commencent à atteindre de hauts niveaux. Derrière les platines, la DJ passe tous les classiques des “mariages”, quintessence de la fête algérienne. Elle est également accompagnée d’une jeune fille. Elle n’a probablement pas plus de 12 ans, mais semble tout à fait à l’aise devant un aussi large public. Ce n’est clairement pas son premier chauffage de salle : au bord de la scène, du haut de son mètre vingt, dans son maillot de l’OM trop grand pour elle, elle enchaîne les danses, encourage tout le monde à faire de même, dit qu’elle n’entend rien. Impressionnante, elle aura pour beaucoup volé la vedette à tout le monde. En particulier pour notre spectatrice en découverte de culture algérienne, qui entre deux tentatives de Shazam ne s’arrête pas de lui hurler qu’elle est la meilleure, la plus forte. “Change rieeeeen, t’es trop bieeeeen.” Jusqu’à en déclencher des fous rires.
L’échauffement s’apprête à devenir l’événement principal et tout le monde est à point. Chacun danse à sa façon, jusqu’aux plus jeunes dans les bras de leurs parents, et les experts savent identifier la région d’origine de tous à un mouvement d’épaule près. S’il était dans un premier temps familial, le public s’est désormais épaissi de beaucoup de groupes d’amis, qui forment des cercles qui s’élargissent au milieu desquels les danses sont filmées, appréciées, partagées. À la bonne heure : Cheb Bilal fait enfin son apparition, sous les cris et les applaudissements. Résolument plus moderne, plus populaire aujourd’hui également, chacune de ses chansons sera reprise. Mais si les générations ne sont pas les mêmes, une chose ne changera jamais. Le chanteur Raï scande lui aussi son amour, dans un pathos encore plus marquant quand il est traduit : “Sans toi ma vie, je ne suis rien/ Je suis une victime/Qui me fait oublier ?/ Qui me rend heureux ?/Toi.”
L’ambiance est à son comble, et même les chansons plus lentes, les ballades, n’y changeront rien. Au bout d’une heure, Bilal laisse traîner le suspens entre tous les morceaux : “J’en remets une, ou ça suffit ?” À chaque fois, un grand cri lui sera adressé comme pour dire que non, ce n’est pas l’heure d’arrêter. Mais toutes les bonnes choses ont une fin, et au grand désarroi de ceux qui n’auront pas eu leur chanson préférée, la séance de dédicaces laisse entendre que ça ne va pas tarder à être la dernière. La liste des personnes honorées est encore plus longue que d’habitude, et elle comprend un invité en particulier. Cheb Bilal pointe du doigt la terrasse du maire, qui est passé récemment par l’Algérie. Les quelques sièges du balcon sont occupés par quelques visages que le lecteur moyen de Marsactu connaît bien, et quelques autres que le journaliste moyen de Marsactu connaît encore mieux. “Dédicace à Benoît aussi !” envoie le chanteur dans un grand sourire. La réaction d’une bonne partie du public sera matière à sourire et réflexion : “C’est qui, Benoît ?”
Avec une ballade pleine de nostalgie et de mélancolie, Cheb Bilal clôt cette soirée algérienne dans le calme. S’il tranche avec l’excitation générale de la soirée, il permet aussi une transition sans éclats. Parce que l’inquiétude de l’incident est toujours là au moment de rentrer chez soi. Fort heureusement, au soulagement de beaucoup, il n’y en aura pas.
Commentaires
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Merci pour la chronique, Iliès. L’ambiance est super bien rendue et les anecdotes du type “Pourvu qu’il ne se passe rien” en disent long sur la pression que se mettent (et surtout qu’on met) sur “les Algériens” depuis des décennies dans ce pays. Pourtant, le but d’un tel événement, c’est justement qu’il se passe quelque chose : danse, chansons reprises en chœur, joie contagieuse et plein de surprises dans les interactions de la foule, y compris en bousculant un chouia les règles et les conventions sociales. C’est tout ça une vraie fête populaire. Alors vive la porteuse d’eau à la sauvette, qui accomplissait une tâche de santé publique. Et vive le raï, musique algérienne devenue universelle. Pourquoi la cloisonner d’ailleurs dans la case nationale ? Je me souviens de mon ami Sid Ahmed Ben Haggoug qui me prévenait dès le début des années 1980 de l’imminent déboulé du raï oranais : “Tu verras, ça va parler au monde entier, comme le reggae !”
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Bravo et merci pour ce récit d’une soirée inoubliable.
Et oui cette crainte, toujours présente, cousine de la honte, que je vois et j’entends chez mes ami(e)s, leurs parents… quelle pression !
Mais la musique,la fête, la danse, libèrent !
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