De la “pègre” au “milieu” : comment Marseille est devenue la capitale imaginaire du crime
Dans son livre Marseille, "capitale du crime" ? Les racines d'un imaginaire, l'historienne Laurence Montel retrace plus d'un siècle de criminalité organisée dans la ville (1810-1939) en confrontant archives judiciaires, coupures de presse et instrumentalisations politiques. Entretien.
Les Marseillais François Spirito et Paul Carbone, à gauche. (Photo : DR)
Laurence Montel le sait, travailler sur la criminalité marseillaise lorsque l’on est chercheuse est quelque chose de “périlleux”. Se concentrer sur les imaginaires que véhicule cette criminalité l’est encore plus. Mais c’est justement avec l’ambition de déconstruire les idées trop simples et les clichés que l’historienne signe aujourd’hui un ouvrage issu de son travail de thèse, Marseille, “capitale du crime” ? Les racines d’un imaginaire, aux éditions Champ Vallon, en librairies depuis ce vendredi 30 août.
La maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Poitiers, originaire de Marseille, remonte bien avant les mythiques frères Guérini et la “French Connection”. En analysant plus d’un siècle d’archives judiciaires, policières, médiatiques et politiques (1810-1939), elle tente de décortiquer à la source le mythe de “capitale du crime” qui colle à la ville, avec d’autres éléments qui lui ont valu le qualificatif de “ville maudite”. Cet ouvrage très dense permet de comprendre comment cette réputation se réinvente à chaque époque, en se nourrissant de différents ingrédients : crises économiques, agendas politiques, symboliques d’une ville cosmopolite dans le contexte colonial de la première moitié du 20ᵉ siècle, entre autres. On est tenté d’ajouter : jusqu’à aujourd’hui.
Tout d’abord, comment est né le projet de ce livre ?
Il est issu de mon travail de doctorat, car c’était le sujet de ma thèse, que j’ai soutenue en 2008.
Le projet originel, c’était de se demander comment faire une histoire du crime organisé en France. Et étant donné que j’ai toujours porté beaucoup d’intérêt à Marseille, car c’est ici que j’ai grandi, j’ai réuni mes deux passions historiques. Quand je soutiens ma thèse, il y a beaucoup de littérature sur cette question. Le “milieu” marseillais, c’est un mythe qui fascine toujours. Et qui rejaillit régulièrement. Par exemple au tournant des années 2010, quand les assassinats ont augmenté. Et là, récemment encore, et presque exclusivement autour du trafic de drogue. Ce qui n’était pas le cas au siècle dernier…
Entrons dans le vif du sujet ! Au 19ᵉ siècle, la délinquance et la criminalité à Marseille, à quoi ressemblent-elles ?
Au sens strict, il n’y a pas de criminalité organisée à cette période, mais plutôt des bandes de voleurs, avec beaucoup de petits trafics, notamment autour du port. C’est ce qu’on peut appeler les illégalismes populaires : autour du quartier de Saint-Jean notamment [quartier dynamité en 1943, ndlr], on a une population ouvrière très pauvre qui va trouver d’autres ressources pour vivre. On note donc beaucoup de vols, par exemple sur les quais du port, où les marchandises des bateaux sont laissées à quai et assez mal surveillées. On voit des gens se servir : du sucre, du café, parfois pour eux, parfois pour revendre aux commerçants. Il y a comme un marché de la consommation de deuxième niveau, pour les populations en difficulté.
Vous expliquez qu’à cette époque, on ne parle pas encore de “pègre”, et encore moins de “milieu”, mais des bandes des “bas-fonds”…
C’est vraiment le terme qui charrie cet imaginaire au 19ᵉ siècle. Les “bas-fonds”, c’est le décor urbain où s’accumulent des populations pauvres et reléguées, les “misérables” au sens de Victor Hugo. Il y a l’idée de quartiers insalubres, parce que sales et parce que vétustes. Et dans l’imaginaire, on tisse un lien entre ces conditions de vie et l’immoralité qui conduit au crime. Dans les années 1840, l’aménagement des nouveaux quais au nord du Vieux-Port vient grossir la population ouvrière de Saint-Jean.
C’est aussi à Saint-Jean que l’on trouve le quartier réservé. D’ailleurs, pourquoi la prostitution est-elle si centrale dans vos recherches ?
Parce que la prostitution a vraiment participé à créer cet imaginaire du crime à Marseille. Dès les années 1840, c’est un phénomène qui gêne la mairie et la préfecture. Il y a donc une volonté politique de cantonner cette activité aux “vieux quartiers”, ceux qui ont été désertés par la bourgeoisie. On a aussi, dans les années 1860, une classe moyenne marseillaise assez puritaine qui manifeste son rejet de cette activité. C’est quelque chose qu’on ne veut pas voir. Et qui va donc être concentré volontairement dans un espace, Saint-Jean, en bord de mer, et qui va créer cette réputation de “quartier chaud”, comme on en trouve dans d’autres villes portuaires.
Et au fil du temps, la prostitution va occasionner beaucoup de violence. Autour des années 1900, il y a une série de ce qu’on appelle aujourd’hui des “règlements de compte” qu’on attribue à cette activité. Il y a des affrontements meurtriers entre plusieurs bandes pour le contrôle de ce marché, notamment entre celle de Saint-Jean et celle de Saint-Mauront. On découvre que ces mêmes bandes, en plus de la prostitution, exploitent aussi le secteur des jeux d’argent, et s’adonnent à des rackets de commerces. L’opposition entre ces deux clans est très documentée, mais parfois un peu simplifiée. Alors que ce n’était pas si simple : au fil de mes recherches, je comprends qu’il y avait aussi des ententes. Et ça peut se comprendre, c’était tous des jeunes hommes du même âge, ils devaient se croiser dans les mêmes fêtes et les mêmes bals…
Comme aujourd’hui, quand on retrouve des jeunes qui naviguent entre plusieurs réseaux de drogue…
Exactement.
Ça, c’était pour la période de la “pègre”. Quand est-ce que la “pègre” disparait au profit du fameux “milieu marseillais” ?
Après la Première Guerre mondiale. Avant, autour des années 1900, lorsque les bandes s’affrontent, Marseille traverse une crise économique très sévère. Il y a beaucoup de vols à l’arraché, et beaucoup de violence en général, y compris des affrontements avec la police. Dans les années 1920, il y a une instabilité économique qui permet à certains de faire fortune facilement. Ce sont les Années folles : il y a une libération des mœurs, un contexte plus festif, qui entraîne aussi une consommation de drogue accrue [opium et cocaïne, entre autres, ndlr]. Les trafiquants qui émergent sont donc des sortes de “nouveaux riches”.
Alors oui, les autorités et la presse se focalisent toujours sur le quartier réservé. Mais il y a aussi beaucoup de malfaiteurs à l’Opéra ! La rive sud du Vieux-Port devient le repaire de ces nouveaux trafiquants, qui se sont émancipés des “bas-fonds” d’autrefois. L’homme du “milieu”, c’est un monsieur Tout-le-monde qui aspire à une vie bourgeoise.
C’est à cette période que les réseaux criminels viennent interférer avec les réseaux politiques ?
Oui. On commence à parler d’improbité politique, et de clientélisme, aussi. Dans la presse, on écrit que les “nervis”, les malfaiteurs d’autrefois, sont devenus des agents électoraux. Il y a une figure qui symbolise cela, c’est Simon Sabiani [premier adjoint à la ville de Marseille entre 1929 et 1935, ndlr]. C’est une figure locale socialiste connue, qui organise des réunions politiques dans lesquelles on retrouve des figures du milieu. Mais ce n’est pas le seul, c’est une pratique très répandue à la SFIO [Section française de l’Internationale ouvrière] à l’époque.
Je pense aussi au procès des “bandits de la Bourse”, une affaire où l’employé d’une banque a été tué sur fond de braquage armé, en 1928. L’enquête de police est menée sous haute tension, il y a des désaccords ouverts entre les commissaires… Au verdict, il y a des condamnations très sévères, mais aussi des acquittements. L’une des personnes acquittées faisait partie de la famille d’un proche de Simon Sabiani. Tout cela est apparu douteux. C’est un procès qui a été très suivi, y compris par la presse nationale. C’est à ce moment qu’on qualifie Marseille de “capitale du crime” et qu’on la compare à Chicago.
Quel est le rôle de la presse dans la construction de cet imaginaire du crime ?
Il est très important. Dans l’entre-deux guerres, un nouveau format journalistique apparaît chez la presse bon marché, c’est le “grand reportage”. À cette période, le sujet des bas-fonds a été un peu épuisé à Paris, donc on va chercher ailleurs, car le fait-divers reste la rubrique centrale de cette presse grand public. Donc Marseille apparaît comme du pain bénit. Surtout qu’on alimente un effet “boule de neige” : quand on couvre un crime dans les années 1930, on va contextualiser en rappelant qu’en 1900, Marseille était en proie à une très forte violence, et ainsi de suite. Ce narratif là, de renvoyer sans cesse au passé, on l’observe encore aujourd’hui.
Justement, est-ce que vous avez eu l’impression que l’histoire se répétait ?
C’est ce qui m’intéresse : l’immanence d’une représentation. Comment une histoire se reproduit, et comment elle s’ancre dans les imaginaires collectifs. Aujourd’hui, il y a une continuité évidente dans ces imaginaires. La criminalité organisée est toujours associée aux populations pauvres et aux vagues d’immigrations. Il y a criminalité car il y a des marchés, même si en volume, la drogue est venue remplacer la prostitution et les jeux. Et il y a toujours l’idée que si ces activités débordent de certains quartiers, ça va plus choquer l’opinion. Hier, c’était la vieille ville, aujourd’hui, ce sont les quartiers nord.
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Très intéressant, merci !
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