Émeutes : le Raid soupçonné d’un nouveau cas de violences policières à Marseille

Enquête
le 24 Mai 2024
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Le 30 juin 2023, Zachary C. a été sérieusement blessé à l’aine par une munition du Raid, tirée à courte distance. Après l’avoir menotté, les policiers ont finalement laissé les pompiers le conduire à l’hôpital sans l’interpeller. Deux policiers ont été placés en garde à vue mercredi pour "violences aggravées". Un article de notre partenaire Mediapart.

Le raid intervient dans un bar tabac braqué, au boulevard National le 1er juillet 2023. (Photo C.By.)
Le raid intervient dans un bar tabac braqué, au boulevard National le 1er juillet 2023. (Photo C.By.)

Le raid intervient dans un bar tabac braqué, au boulevard National le 1er juillet 2023. (Photo C.By.)

Attablé en terrasse dans le centre-ville de Marseille, Zachary C., 25 ans, fait défiler les photos de sa blessure sur son téléphone portable. Une plaie circulaire de 6 cm à l’aine, avec un lambeau de peau qui tient encore au milieu. Sa rencontre avec le Raid, au soir du 30 juin 2023, lui a valu onze points de suture, quinze jours d’interruption totale de travail (ITT) accordés par un médecin-légiste et trois semaines d’arrêt maladie.

D’après les informations recueillies par Mediapart, à la suite de la plainte déposée par Zachary C. le 10 juillet 2023, le parquet de Marseille a d’abord ouvert une enquête préliminaire pour “violences volontaires avec arme, par personne dépositaire de l’autorité publique”, confiée à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), puis une information judiciaire le 13 septembre 2023.

Mercredi 22 mai, la juge d’instruction chargée du dossier a auditionné Zachary C., en tant que partie civile, onze mois après les faits. Au même moment, comme l’a révélé BFM Marseille, deux policiers du Raid ont été placés en garde à vue pendant quelques heures, avant d’être libérés sans poursuites à ce stade.

C’est la troisième information judiciaire visant des policiers du Raid pour des violences commises le vendredi 30 juin et le samedi 1er juillet à Marseille, alors que cette unité d’élite a été déployée dans le centre-ville quatre soirs de suite, du jeudi 29 juin au dimanche 2 juillet.

Le 10 août 2023, trois membres du Raid ont été mis en examen pour coups mortels sur Mohamed Bendriss, décédé d’une crise cardiaque après avoir été touché par des tirs de LBD alors qu’il circulait à scooter dans la nuit du 1er au 2 juillet.

Le 15 novembre 2023, deux autres opérateurs de cette unité (un major et un commandant) ont été mis en examen pour des “violences ayant entraîné une mutilation définitive” sur Abdelkarim Y., éborgné par un tir de “bean bag” seulement deux heures après la blessure de Zachary C., et à 150 mètres de là.

Au total, vingt-deux membres de l’antenne marseillaise du Raid ont été engagés sur ces deux soirées d’émeutes. Parmi eux, cinq policiers ont déjà été mis en examen, soit presque un quart des effectifs.

Un tir à courte distance et des insultes

Le 30 juin 2023, Zachary C., serveur dans une brasserie du Vieux-Port, sort du travail vers 18 heures. Après avoir dîné dans un fast-food avec des amis, à cent mètres de son travail, il se dirige vers chez lui, près de la préfecture.

Marseille connaît alors sa deuxième soirée d’émeutes après la mort de Nahel Merzouk, tué par un tir policier à Nanterre le 27 juin. De l’avis général, cette nuit du vendredi au samedi a été la plus violente à Marseille. Une armurerie a même été pillée.

“Pour rentrer, il fallait que je traverse toute la zone sensible”, raconte le jeune homme. Sur son trajet, il regarde quelques instants “des gens qui cassent le magasin Sephora, rue Saint-Ferréol”, avant qu’un “gros mouvement de foule” le pousse à quitter la zone vers 21 h 40. Au même moment, selon une chronologie établie par le Raid lui-même, l’unité indique avoir arrêté “deux émeutiers” qui tiraient des “mortiers” dans leur direction et dispersé “une centaine de pillards” à l’angle de la rue Saint-Ferréol et de la rue Grignan.

Alors qu’il s’engage en courant dans la rue Grignan, Zachary C. voit un policier “descendre du fourgon du Raid” face à lui, s’accroupir et le viser avec son arme, qu’il identifie comme “un LBD”. Il pourrait aussi s’agir d’un lanceur de « bean bags », dont les policiers du Raid sont également équipés, et qui provoque des blessures comparables. Le jeune homme estime qu’il se trouvait à une distance comprise entre “un et trois mètres maximum” du policier quand la munition l’a atteint à l’aine.

Au moment où il me tire dessus, j’essaie de l’esquiver mais on se percute et il me balaie. Je tombe par terre et je n’arrive plus à bouger. J’ai mal. Quatre policiers m’entourent, c’est étouffant. Je mets ma main et je vois que je suis plein de sang.”

Zachary C. affirme qu’un policier qu’il identifie comme “le chef” lui ordonne de “fermer sa gueule” et le traite de “petit pédé”. Il est immédiatement menotté et assis par terre au bord du trottoir, adossé à un poteau de signalisation. “Au début, je n’arrivais même pas à regarder ma blessure. J’ai passé les mains sur le côté pour baisser mon pantalon et leur montrer qu’il y avait un trou, quoi. Là, ils ont commencé à se calmer. Ils m’ont dit que le médecin allait venir. ”

Lors des déploiements du Raid, un médecin est en effet intégré à la colonne. Comme le rappelait un policier de cette unité entendu dans une autre enquête, il est chargé de “médicaliser les personnes sur place et faire appel aux secours en cas de besoin, ce qui a d’ailleurs été fait” dans la nuit du 30 juin au 1er juillet.

Le médecin “était tout en noir, comme eux, sans numéro apparent, et on ne voyait pas son visage”, poursuit Zachary C.  “Il m’a dit : « C’est superficiel », a sorti deux morceaux de Sopalin de son sac et les a posés sur ma blessure, en me disant de le laisser appuyé.” Contacté par Mediapart, ce médecin hospitalier, qui collabore avec le Raid depuis 2016, a indiqué qu’il répondrait à nos questions “après avis de [ses] autorités”. Il n’a finalement pas donné suite.

“Ils m’ont mis dans le camion de pompiers et je n’ai plus eu de nouvelles”

Selon le récit de Zachary C., alors qu’il était menotté, un policier du Raid a “ramené un sac rempli d’objets volés dans un magasin en disant que c’était à [lui]. “C’était totalement faux, je n’avais que ma sacoche. Je niais. Ça a duré cinq bonnes minutes. Je pissais le sang. Le policier qui m’a tiré dessus a fini par dire à ses collègues que le sac n’était pas à moi. C’est à ce moment-là qu’ils ont appelé les pompiers.

Mediapart a eu accès au journal de bord tenu par la police sur les évènements de la soirée. Une “fiche Pégase” mentionne bien “un individu blessé à l’aine” à 21 h 44, au niveau du 15 rue Grignan. Un document des marins-pompiers de Marseille précise que le bataillon a été alerté à 21 h 47. À l’arrivée des pompiers, les policiers, raconte Zachary C., “[l]’ont relevé et [lui] ont enlevé les menottes juste devant le camion”. “Ils m’ont mis dedans et je n’ai plus eu de nouvelles d’eux.” Le compte rendu du Raid, lui, ne fait ni allusion à l’interpellation de Zachary C. ni à sa blessure.

D’après un document médical, Zachary C. a été admis aux urgences de la Timone à 22 h 43. Les médecins notent qu’il présente “deux plaies suturables de 6 cm” au niveau de l’abdomen, “suite à un tir de flashball”. Onze points de suture lui sont posés et une première ITT de sept jours délivrée, “sous réserve de complications”. Le jeune homme doit prendre du Tramadol, un puissant antidouleur, et recevoir des soins infirmiers pendant quinze jours, jusqu’à l’ablation des points.

Il reste marqué par son passage aux urgences. “Je n’ai jamais vu un hôpital dans cet état-là. C’était apocalyptique. Dans une salle, il n’y avait que des blessés en état d’arrestation, menottés ou accompagnés par des policiers. Et des blessures… Un gars qui avait sans doute commis un vol dans une vitrine avait le bras ouvert, mais aussi des blessures sur tout le visage et la bouche en sang. Il avait dû être passé à tabac. Il y avait des gens touchés par des flashballs, avec des bleus comme ça sur les cuisses. C’était n’importe quoi.”

Une plainte et une audition par l’IGPN

Zachary C., lui, ressort libre de l’hôpital le soir même. Il réalise que “ce n’est pas une petite blessure” et “l’injustice” de la situation le décide à porter plainte.

“Si j’avais eu juste un bleu sur la jambe ou sur le bras, je pense que j’aurais laissé couler plutôt que de rentrer dans une galère comme ça, un procès avec la police. Mais là, ils m’ont amoché alors que je n’ai rien fait : je n’ai pas volé, je n’ai frappé personne. Ils n’ont aucun droit de me tirer dessus pour rien. Ce sont des professionnels, ils sont censés savoir ce qu’ils font. Surtout dans des brigades spéciales comme celle-là.”

Il suppose que le policier “a eu peur” et “a tout mélangé dans sa tête”. “Il devait être sous pression avec les émeutes, il n’a pas su gérer et il a tiré sur le premier qu’il a vu courir. Mais il faut savoir que tout le monde va courir, personne ne veut se prendre du gaz lacrymogène ou des tirs de flashball. Je représentais quelle menace pour qu’il se sente obligé de me mettre une balle ? Je ne suis pas un délinquant et je paie mes impôts. Mon ventre a explosé, à deux centimètres de mes parties intimes.”

La blessure l’a “cloué au lit” pendant presque deux semaines, “en pleine saison” touristique. “J’ai perdu de l’argent alors que j’étais censé travailler, j’ai perdu du temps et j’ai perdu ma santé. À ce moment-là, je n’avais même pas encore de mutuelle.”

Le 10 juillet, Zachary C. dépose plainte au commissariat de Noailles. Les policiers l’envoient à l’unité médico-judiciaire, où un médecin lui attribue une ITT de 15 jours, selon une source judiciaire.

Zachary C. est entendu le 1er septembre 2023 par l’IGPN, chargée de l’enquête. Selon son récit de cette audition, une commandante lui a montré des images d’une caméra de surveillance municipale, sur lesquelles on le verrait regarder ce qui se passe dans la rue Saint-Ferréol, téléphone en main. Et une autre vidéo, enregistrée par un commerce, qui montrerait le tir policier.

Sur des images de la scène que Mediapart a pu consulter, on voit en effet Zachary C. s’enfuir rue Grignan, lors d’un mouvement de foule déclenché par l’arrivée du convoi et le tir de feux d’artifice. Il ne porte aucun sac dans les mains. Lorsque Zachary C. croise la route des policiers du Raid, qui sont descendus de leurs véhicules et tirent à plusieurs reprises sur des passants, il chute et se fait interpeller.

Estimant avoir été reçu “convenablement” à l’IGPN, Zachary C. s’inquiète tout de même de ce qu’il a cru comprendre à la fin de son audition : les policiers du Raid, qui ne l’ont pas interpellé sur le moment, auraient “déposé plainte” contre lui par la suite.

Contacté par Mediapart, le parquet de Marseille confirme qu’une enquête préliminaire pour recel a été ouverte contre Zachary C. Celui-ci précise que son casier judiciaire est vierge, même s’il a déjà été interpellé pour “consommation de shit” et fait une garde à vue, vers “15-16 ans”.

Le Raid, une unité qui a ses propres règles

La juge d’instruction qui a auditionné Zachary C. le 22 mai est chargée de retracer les circonstances du tir et d’établir les responsabilités. Ce qui n’est pas forcément aisé quand il s’agit du Raid.

Les policiers de cette unité ne sont pas équipés de caméras-piétons. Leurs échanges radio, sur une fréquence à part, ne sont pas archivés. Ils ne remplissent pas non plus le fichier “TSUA” commun à toute la police, qui détaille chaque munition tirée, et ne tracent pas l’attribution des armes. En revanche, leur “petit véhicule de protection”, situé en tête du convoi lors des déplacements, est muni d’une caméra-dôme qui filme en permanence.

Le soir des faits, la colonne du Raid compte vingt-et-un policiers et un médecin, répartis dans sept véhicules qui circulent la plupart du temps en file indienne. Ils ont pour mission d’empêcher les pillages et de protéger les biens, partout où l’on a besoin d’eux, en interpellant des suspects si possible.

D’après leurs témoignages recueillis dans le cadre d’autres enquêtes, les policiers estiment avoir marché une douzaine de kilomètres ce soir-là, avec leur équipement lourd, dans des conditions chaotiques. Échaudés par “l’insurrection” déjà vécue la veille, les fonctionnaires ont décidé de “créer une bulle tactique protectrice” autour de la colonne, sans laisser personne s’en approcher ni se séparer.

“Il était difficile de différencier un émeutier et une personne lambda, commente un commandant mis en examen pour l’éborgnement causé le même jour. On considérait comme émeutier soit une personne qui venait de commettre un délit, jet de mortier ou vol, soit une personne habillée de manière caractéristique, avec le visage dissimulé. Les autres étaient des passants et, en général, ils levaient les mains. […] Au milieu, il y avait aussi des passants qui se promenaient, même si ce n’était pas le moment de se promener.”

Trois individus “évacués vers les urgences”

La chronologie établie par le Raid retrace ses déplacements jusqu’à la fin de son service, à 1 h 30 du matin. Très précise sur certains points – il est ainsi question d’un “individu à scooter qui entrave la circulation et profère des insultes”, ou du pillage d’un magasin de jouets –, elle présente aussi de larges ellipses. Le Raid reconnaît d’ailleurs que ce compte rendu, rédigé dans un contexte difficile, n’est “pas d’une précision absolue”.

À 20 heures, le convoi s’installe devant le commissariat de Noailles pour le sécuriser. Craignant “une attaque” d’un autre commissariat, dans les quartiers nord, les policiers s’y rendent brièvement, puis sont rappelés à 21 heures dans “l’hypercentre” pour s’occuper “de très nombreux pillages”. L’unité relate par exemple être intervenue pour protéger un magasin de vêtements situé à moins de 300 mètres de l’endroit où Zachary C. sera blessé.

Au bilan de la soirée, le Raid indique que “quatre individus ont été médicalisés par le médecin urgentiste de l’unité” et trois “évacués vers les urgences” par les marins-pompiers. Six personnes ont été interpellées et présentées dans des commissariats, tandis que dans huit à neuf autres cas, les policiers ont seulement relevé les identités. Vers 22 h 30, ils ont en effet reçu l’ordre de ne plus ramener que les auteurs d’atteintes aux personnes car les commissariats étaient pleins.

Tous les fonctionnaires du Raid auditionnés dans le cadre des enquêtes marseillaises ont souligné que le maintien de l’ordre ne faisait pas partie de leurs missions habituelles et qu’ils n’y étaient pas entraînés. “Depuis 2015, nous sommes devenus quasi exclusivement une unité de contre-terrorisme”, a notamment déclaré le chef d’antenne, estimant cependant que “si [leurs] instances décident de [les] employer, c’est qu’il doit bien y avoir une raison”.

La décision de déployer le Raid à Marseille, lors de quatre nuits d’émeutes, vient directement de Gérald Darmanin. Les quatre jours précédents, ces policiers avaient sécurisé un voyage officiel du président de la République et expliquent avoir enchaîné les heures supplémentaires.

Face aux enquêteurs, beaucoup confondent les scènes d’émeutes et ne se souviennent même plus à quel moment ils ont fait usage de leurs armes. “Je n’avais jamais vu ça de ma vie, a ainsi déclaré le major mis en examen pour l’éborgnement d’Abdelkarim Y. J’ai fait deux ans et demi à Kaboul et je me sentais plus en danger ici qu’en Afghanistan.”

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Commentaires

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  1. RML RML

    Très intéressant cet article car on lit les deux points de vue…
    Et des aberrations…Le Raid qui dit qu’il y avait aussi des gens qui se promenaient, genre ils n’avaient qu’à pa être là! Il se trouve que le centre ville compte des habitants!
    Ensuite tout le commentaire de la victime est d’une clarté patante quant à l’absence de gestion de la situation.
    Et la réponse du Raid est aussi patante : on sait pas faire. En gros, on tire sur presque tout ce qui bouge…
    Le terrible dans cet article, c’est que les 2 parties dans leur perception, convergent.
    C’est flippant.

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