[Nyctalope sur le Vieux-Port] La gare Saint-Charles, la corrida et le carambar
Pour Marsactu, le journaliste Iliès Hagoug raconte la nuit marseillaise, ses feux d'artifices et ses flops, ses nouveautés et ses traditions millénaires. Ce samedi, il s'offre une balade à la nuit tombée dans la gare Saint-Charles.
La gare Saint-Charles, la nuit. (Photo : Ilies Hagoug)
Passer ! Le mot convient à la ville. On va à Lyon, à Nice. On “passe” à Marseille. Les Marseillais l’entendent ainsi. S’ils vous rencontrent une première fois et qu’ils vous supposent débarqué du matin, ils ne vous disent rien. On est en règle avec Marseille. Vous avez même droit à deux ou trois jours de villégiature. À la rigueur, une semaine entière ne fera pas scandale. Au-delà de ce temps, vous comblez la mesure et manquez de tact.
Albert Londres, saint patron des journalistes de France, a réalisé en 1926 une série de reportages, compilés dans le livre “Marseille, porte du Sud”. Un siècle plus tard, le ton et les mots du livre sont témoins de son époque, mais bien des leçons restent d’actualité : à quelques rues près, à quelques détails près, les contrastes et les folies de la ville sont toujours là. Comme celui d’une ville d’accueil d’innombrables communautés immigrées, qui a du mal à accueillir ceux qui sont de passage. Et si Albert Londres s’attarde longuement sur le port de Marseille, la porte d’entrée de la ville s’est désormais éloignée de la côte, pour surplomber le centre-ville au sommet de son escalier monumental, et les TGV en provenance du Nord ont quelque peu remplacé les bateaux en destination de l’empire colonial.
Étoiles dans les yeux, Jul dans les oreilles
Le soleil tombé, la vue depuis l’esplanade de la gare Saint-Charles est une véritable carte postale, ou plutôt un post Instagram qui n’attend que d’être posté. En se mettant dans la peau d’un passager, qui jetterait ses yeux pour la première fois sur une Bonne mère qui vient de s’illuminer, on peut aisément s’imaginer être saisi. Comme n’importe qui, Marseille n’a pas deux opportunités de faire une première impression, et celle-ci est visiblement réussie.
“T’inquiète, on va se baigner dans les Calanques ce week-end”
Un arrivant
L’arrivée d’un Ouigo chevauche celle d’un TGV, et le flot massif sur les quais de la gare contient de nombreux groupes. On reconnaît les habitués, un pied à Marseille et l’autre à Paris, qu’ils penchent plus d’un côté ou de l’autre, et qui plongent dans le métro, qui descendent les escaliers sans prêter plus attention au décor. On reconnaît aussi ceux qui arrivent les étoiles dans les yeux, le Jul dans les oreilles et dans la bouche. Au vu de la quantité de selfies pris sur l’esplanade, la première impression marche bien pour un groupe d’amis, venus passer un week-end prolongé, fuir une grisaille parisienne tenace pour un mistral marseillais tout de même surprenant.
“C’est Marseille bébé”, inévitablement, les hostilités sont lancées. Les sacs sont posés, et dans ce cercle de cinq personnes, trois ne sont jamais venues. Ils ont entre 25 et 35 ans, se connaissent du boulot et les plus expérimentés seront les guides. Alice, déjà venue l’année dernière, pointe du doigt la direction de la mer, dont l’invisibilité est source de déception chez certains. “T’inquiète, on va se baigner dans les Calanques ce week-end”. L’histoire ne dit pas si la température de l’eau, agitée par un vent glacial, aura été un frein.
L’air se tend
Mais le deuxième volet de la première impression pointe rapidement le bout de son nez, sous la forme d’un gars venu discuter, clope au bec, intentions sur les manches. “Ça va l’équipe?” Alice, finalement pas si experte, répond avec le sourire “Ça va et toi ?” L’interlocuteur entre dans la zone de confort du groupe, et fait apparaître comme par magie son “pote”, près des sacs posés par terre et sur lequel l’attention n’est pas vraiment. L’ambiance change visiblement et rapidement, l’air se tend. Les téléphones ne servent plus à peaufiner le post Insta, mais se mettent à afficher l’adresse du Airbnb. “On prend un Uber, non? Ça sera plus safe.” Un siècle après Albert Londres, Marseille est toujours “la cité des mauvais coups.”
Les deux gars retournent à leur spot, enceinte bluetooth posée sur le bord des escaliers. La légende veut que les barrettes marron vendues à la gare soient faites de Carambar écrasé plutôt que de cannabis. Comme tout bon mensonge, ce mythe vient d’une réalité. “Quand je vois un groupe de jeunes qui traînent, ou un gars qui a l’air solo, je lui demande s’il a besoin de rien”, se justifie l’un des deux. Difficile d’imaginer que la réponse soit oui dans n’importe quelle gare à 22h, celle de Marseille encore moins. Mais visiblement, parfois, ça marche : “Je passe un truc vite fait, je sais qu’ils ont pas envie de rester là, donc qu’ils vont pas trop regarder”. Alors, Carambar ? Ils rigolent : “Frérot, quand même, respecte-moi. Non, je leur donne un petit morceau au prix d’un gros.” Une certaine notion du respect.
Thé à la menthe
La bousculade de la sortie des trains a laissé place à un silence frappant sur les abords de la gare Saint-Charles. Quelques badauds, quelques travailleurs, beaucoup de vide, les portes latérales se ferment déjà, et même le dépose-minute ne revêt plus sa bande son de klaxons et d’insultes. Quelques mètres en contrebas, derrière la place des Marseillaises et son enchevêtrement de voitures garées à l’homonyme de la place, le passage sous l’escalier laisse place à un tout autre décor. Nombreux sont les anonymes, marginaux et migrants pour qui ce petit abri est un quotidien loin des étoiles de l’esplanade.
La circulation y est difficile pour ceux qui traversent la place à cette heure-ci, entre éternels travaux et un homme seul, visiblement motivé chimiquement, qui a décidé de jouer à la corrida avec les voitures. Un peu plus haut, deux agents de police, garés comme les autres, ne semblent pas se sentir concernés. Un simple haussement d’épaules et un regard peu accueillant vient en réponse au questionnement de la scène. Sur la terrasse de l’autre côté de la route, on sert encore des boissons chaudes à 23h, des thés à la menthe et des cafés serrés qui durent des heures. Plus loquace, le serveur fume une cigarette, il regarde de loin cette corrida qui s’attarde : “Ils s’en foutent les flics. Tant que c’est beau pour les Parisiens et les bobos, ce qui se passe c’est pas leur problème.”
“Et le sergent de ville du coin de votre rue, qui ne reconnaît en vous ni un voyageur, ni un locataire à bail, ne vous cache pas, au bout de quinze jours, que vous êtes la cause des doutes qui, visiblement, assaillent son esprit”, disait Albert Londres en 1926. Un siècle sur les 26 d’histoire de la ville, ce n’est finalement pas si long.
Commentaires
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Merci pour le récit de cette expérience que je me garderais bien de tenter à ces heures-ci et à cet endroit ! J’aime ma ville mais il y a des aspects qu’on préfère découvrir par relais interposés !
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Cet article restitue bien l’ambiance que le Parseillais que je suis ressent là.
Pourquoi cet escalier monumental ? J’ai toujours pensé que c’était pour le passage des troupes coloniales au 19e siècle mais personne n’a pu me le confirmer.
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Vous avez un article très précis sur le sujet sur wikipedia
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Saint Charles, une gare.
Saint Charles un lieu bizarre avec cette odeur si particulière. Important les odeurs,cela vous marque.
Saint Charles lieu de passage, où l’on ne fait que passer et où il est bon de ne pas traîner. N’oublions pas ces deux jeunes femmes assassinées le 1er Octobre 2027 à l’arme blanche.
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je l’ai longtemps fréquentée avec une belle régularité. le tgv qu’on prend à paris vers 20 h et qui nous livre à st charles autour de minuit n’avait plus aucun secret pour moi.
les petits commerces de la gare, fermés, envahis par les rats de la taille de jolis lapins de garenne. à gerber. je n’ai jamais envisagé, même aux heures d’ouverture de consommer dans ces endroits.
une zone quasiment bizarre dans laquelle personne n’a envie de rester.
pas réellement insécure, mais suspecte, interlope.
pas envie de trainer, fuir rapidement, retrouver un confort d’ambiance ailleurs.
bref, je n’aime pas la gare st charles.
alors, entre les travaux constants, les gens un peu paumés, les voyageurs pressés, c’est tout à fait ça : on y passe.
quelque part, c’est normal, c’est une gare….
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Pour ma part, je la fréquente assidûment encore aujourd’hui, et je fais partie de ces “habitués qui plongent dans le métro sans prêter plus attention au décor” (du moins quand j’y arrive avant 21h30 !). C’est vraiment une gare qui ne donne pas envie de s’y attarder, même si je ne m’y suis jamais senti en insécurité.
Il est vrai qu’elle aurait bien besoin d’une rénovation complète, pour la mettre au niveau de ce qu’on peut voir ailleurs. Et éviter qu’il pleuve sur les quais ! Patience : c’est pour après-demain (https://marsactu.fr/bisbilles-patrimoniales-sous-la-verriere-cassee-de-la-gare-saint-charles/).
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Cher 8eme, vous pourrez la bâtir en marbre de Carrare, la reconfigurer avec les plus grands architectes, rien n’y fera.C’est un lieu paumé.
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J’adore tous ces commentaires…je crois pas avoir connu une gare qui soit autre chose qu’une zone indéfinissable le soir tard…en France ou ailleurs…
Je crois que c’est le destin de toutes les gares
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Sauf celle de Perpignan immortalisée et désignée comme le centre du Monde par Dali ,pour en revenir à Marseille il ne faut pas oublier non plus l’attentat de janvier 84 par les “istes”.Peu de gares ont ce triste palmarès : 2 morts et trente deux blessés en 84 et 2 jeunes femmes poignardée et décédées
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