UNE MER DE SILENCE
Nous étions tous là, rue de Tivoli, ce mardi 9 avril, pour rendre hommage aux habitants de la rue de Tivoli morts l’année dernière. C’était un moment d’émotion, de recueillement et de mémoire.
Nous étions tous là, le maire, les pompiers, les autorités de la ville et du département, surtout toutes celles et tous ceux qui vivent dans ce quartier, toutes les vivantes et tous les vivants venus partager un moment de silence avec les morts de la rue de Tivoli. Une mer de silence a enveloppé la rue de Tivoli. Il n’y avait rien à dire : il y avait juste à vivre ensemble un moment d’émotion, de recueillement, de solidarité. Dans cette rue où des habitantes et des habitants étaient morts avec leurs immeubles, où l’on peut encore voir les traces de la catastrophe, nous ne voulions pas parler.
D’abord, nous ne voulions pas parler, car un événement de cette nature, une telle violence, ne connaît pas la parole car il n’a pas de sens : parler, ç’aurait été donner du sens à ce qui ne peut en avoir, mettre des mots sur les blessures et sur les morts. Parler, ç’aurait été « faire comme si » c’était un événement comme un autre. Mais ce n’est pas un événement comme un autre qui a frappé la rue de Tivoli, après celui qui avait frappé la rue d’Aubagne. De tels événements ne peuvent trouver dans notre mémoire que la place de l’indicible. Il s’agit d’une sorte de trou, de béance, dans notre mémoire et dans notre parole, le même trou, la même béance, qui déchire la rue de ses immeubles déchirés, disparus.
La mer du silence laissait les voix de Marseille incapables de parler. Marseille avait la bouche close, sur les trottoirs et dans la rue, à Tivoli, ce mardi matin. Mais il ne s’agissait pas seulement de se souvenir et de rester bouche bée devant l’impossibilité de la parole : il s’agissait, encore une fois, de tenter de comprendre l’incompréhensible. Nous étions réunis pour nous dire les mots en nous-mêmes, entre nous, car nous ne voulions pas les dire aux autres.
C’est un naufrage que la rue de Tivoli a connu, comme la mer peut en avoir connu autour de Marseille. Au fond, c’est ce qui s’est passé rue de Tivoli : les maisons et la rue se sont noyées dans l’indicible. Dans le silence, on ne peut que se noyer, jusqu’au retour de la parole. Mais, ce matin, rue de Tivoli, nous avons voulu dire que la parole n’est toujours pas revenue, que le silence continue à envelopper les maisons, la rue et celles et ceux qui y vivent encore.
Au lieu d’être protégés par leurs maisons, les habitants de la rue de Tivoli ont été emmurés dans le silence de la mort, celui même que nous avons voulu retrouver ce matin. La parole n’était pas possible, car l’événement est trop proche de nous : nous n’en avons pas encore fini avec le temps du deuil. C’est cela, le deuil : le temps où le souvenir est trop violent pour que la mort des autres ne nous fasse plus souffrir.
Même si les pouvoirs étaient là, ils n’étaient pas là comme des autorités et des institutions ; ils étaient là comme des femmes et des hommes comme nous, pour vivre avec les habitantes et les habitants le temps de la mémoire et de la violence. À la violence de l’accident a répondu celle du silence. C’est que le silence est une violence. Ne nous trompons pas : le silence n’est pas toujours un repos de la parole. Ce matin, le silence était la violence d’une parole interdite. La parole impossible est celle de la mort de l’autre à laquelle nous assistons ou celle du souvenir de cette mort que nous éprouvons ensemble dans un silence partagé.
Plus tard, après l’événement, vient le temps du politique, celui de la réflexion, de la critique, des analyses, des décisions à prendre, des mesures à mettre en œuvre, pour la ville retrouve la sécurité, rue de Tivoli comme rue d’Aubagne, comme après la peste, en 1720. Mais, même si le politique a déjà pu entreprendre ce moment de la décision, le peuple est encore trop plongé dans la catastrophe pour pouvoir réfléchir, décider, choisir. On ne choisit pas une catastrophe. Le politique est toujours jalonné de catastrophes, de ces temps de la Nabka, comme les Palestiniens les nomment. Peut-être n’est-ce pas un hasard si le mot m’est venu en écrivant : on a l’impression qu’en ce moment, nos villes et nos mondes sont ponctués de catastrophes. Nous nous rendons compte, ainsi, de la précarité de nos sociétés. Un rien peut suffire à apporter la mort aux mondes dans lesquels nous vivons. Nos sociétés sont devenues tellement fragiles – à moins qu’elles l’aient toujours été – que nous sommes exposés à la menace de leur fin.
C’est aussi cela que la mer du silence est venue nous montrer ce matin, rue de Tivoli. Au-delà des mots, la menace de la mort est celle de la fin du langage, de la parole et du sens. À un certain moment, les sociétés, les cultures, les mondes dans lesquels nous vivons sont incapables de nous faire comprendre ce qui nous arrive, de nous permettre de nous protéger de la menace qui est pourtant devant nous sans que nous puissions la voir. C’est cette impossibilité de la parole qui nous a réunis tous ensemble rue de Tivoli.
C’est que, rue de Tivoli, peut-être ne peut-il y avoir, à présent, que du silence. Pour que la vie revienne et pour que la parole nous soit rendue, il faut que les mots retrouvés nous permettent de retrouver la force de l’être ensemble. Le rôle de la société est là : dans l’assurance que le collectif protège le singulier comme les êtres singuliers, ensemble, protègent l’être collectif. Il n’y a de sécurité que dans la conscience de l’autre. Nous avons besoin de la conscience de l’autre et du retour de la parole pour que la société se retrouve. Rue de Tivoli comme rue d’Aubagne, le temps de ce retour viendra après le temps du silence. Ce matin, nous étions seulement ensemble pour ressentir la force de ce silence et l’impératif de la parole pour que revienne une vie partagée. L’émotion et le silence aussi sont politiques.
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