Roms, raconter une immigration comme les autres
"Brûlez-moi comme ça je peux chanter" est un livre de photos et de témoignages sur la présence et le quotidien des Roms à Marseille au cours des dix dernières années. Un ouvrage comme une plongée dans une communauté malmenée et surtout mal connue. Discussion avec ses auteurs, Dominique Carpentier, Kamar et Dominique Idir.
Photographie Kamar Idir
C’est une documentation riche et singulière qui est proposée dans le livre Brûlez-moi, comme ça je peux chanter – phrase tirée d’une chanson tsigane – au sujet de la présence des Roms à Marseille. Dominique Idir, Dominique Carpentier et Kamar Idir, les auteurs, y ont ajouté ce sous-titre “Fantasmes et réalités autour d’une immigration comme les autres”, pied de nez à ceux qui voudraient voir dans l’immigration tsigane un phénomène à différencier des autres vagues migratoires qu’a connu la région.
Sur 175 pages, l’ouvrage présente, sans prétention aucune, des images et des témoignages, traces de plus d’une décennie de vies croisées. Une immersion permise par le travail militant de ses auteurs qui ont accompagné, notamment à travers l’association artistique Artriballes, mais bien au-delà, le parcours de ces familles. Une route parsemée d’allers-retours entre la France et les pays d’origine, mais aussi des avancées et des reculades de la loi, qui a bouleversé à plusieurs reprises le cadre de vie des populations roms en France.
La précarité continue
Au début des années 2000, les premiers Tsiganes venus des pays de l’Est s’installent à Marseille. Puis en 2007, l’entrée de la Roumanie dans l’espace Schengen rend visibles pour les Français ces quelques centaines de personnes, prêtes à vivre dans une précarité extrême pour saisir la chance que leur offre l’Europe de s’éloigner de Roumanie et de Bulgarie. Depuis cette date, circulaires et amendements ont limité et organisé leurs existences sur le territoire français. Depuis 2014, ils ont gagné l’accès au travail comme tous les ressortissants européens, fin d’une restriction de 7 ans. Mais du travail, il n’y en a pas plus que pour les autres, et la précarité continue, de squat en logements d’urgence, avec les conséquences que cela peut avoir sur l’accès à l’éducation, la santé, l’intégration, etc.
Ce sont ces aléas tels qu’ils sont vécus par les Roms qui forment le sujet de Brûlez-moi… et de La maison, le violon et le sac Tati, le film qui l’accompagne pour former un coffret complet. L’intimité et les témoignages recueillis donnent au sujet toutes les nuances qu’il mérite.
Discussion libre autour du livre avec ses auteurs : Dominique Idir, militante-réalisatrice-artiste circassienne, Dominique Carpentier militant-journaliste et Kamar Idir, militant-photographe.
Pour évoquer la présence des Roms à Marseille, vous parlez en sous-titre d’une “immigration comme les autres”, pourquoi était-ce important de le rappeler ?
D.Carpentier : Cela veut dire qu’à l’origine de cette migration, il y a des raisons économiques, parce qu’il n’y a plus de quoi vivre en Roumanie, et qu’ils ont suivi exactement la même cheminement que les Portugais, les Maghrébins, etc. Ils ne viennent pas en France par lubie ou je ne sais quoi.
D.Idir : Ni par désir. Toutes les immigrations ont été traitées comme le sont les Roms aujourd’hui. Les bidonvilles des années 60 étaient traités de la même manière par les riverains et les politiques. Mais à l’époque, ils restaient plus longtemps en place ce qui laissait le temps à leurs habitants de mieux organiser la vie à l’intérieur.
La grosse différence avec les migrations précédentes, c’est l’emploi. Les travailleurs maghrébins avaient directement du travail en arrivant. Aujourd’hui, on n’a pas besoin d’eux. Et en tant que citoyens européens ils n’ont accès aux aides que s’ils travaillent [depuis 2014, ndlr]. On entend souvent “ils arrivent et ils ont droit à tout”. Ils n’ont droit à rien du tout, à part à la carte AME (aide médicale d’Etat), ce qui est particulièrement important au vu des problèmes de santé qu’ils peuvent avoir. Pour le reste sans travail, ils n’ont rien. Et ils sont tellement heureux de travailler. De ne pas avoir à faire les poubelles. Personne ne fait ça de gaieté de cœur.
Extrait du film “La maison, le violon et le sac Tati” – 2016 from Marsactu on Vimeo.
Vous connaissez les personnes dont vous parlez depuis près de 10 ans pour certaines, quels sont vos premiers souvenirs ?
D.Idir : Je me souviens de ma première rencontre, avec Sabrina, qui apparaît dans le livre. Nous avions le local de notre association à Noailles. Le 17 décembre 2007, un squat rue d’Aubagne avait été expulsé. C’était irréel pour moi. Il avait tout de prêt pour fêter Noël, le sapin, les premiers cadeaux, c’est une fête très importante pour eux. Il n’y avait personne pour les aider pas même le Samu social. Ça a été un déclencheur.
K.Idir : Pour ma part les premières rencontres ont eu lieu plus tôt. Je travaillais avec l’Adrim (l’association pour le développement des relations intercommunautaires à Marseille) sur un projet à Félix Pyat et on m’avait dit qu’il y avait une dame yougoslave qui y avait été logée. C’était en 1997 ou 1998. À l’époque on ne disait pas Rom mais réfugié, il y a eu les Bosniaques, les Serbes…
D.Idir : Fathi Bouaroua [de la Fondation Abbé Pierre, ndlr] l’explique bien dans l’avant-propos : il y a eu une ethnicisation de ces populations qu’on a progressivement regroupées sous le terme “Roms” alors qu’on les désignait d’abord par leur statut de réfugiés ou leur nationalité.
Dans un des témoignages que vous avez recueillis, une jeune femme déclare “C’est dans une ville de passage que j’ai fini par prendre des racines avec la réalité”. Quel perception de Marseille ont les personnes que vous accompagnez ?
D.Idir : Quand on est dans un un esprit de survie, c’est difficile de s’intéresser à ce qui est autour. Marseille, aujourd’hui, ils adorent, ils se sont fait des amis, on se croise, c’est toujours chaleureux. Au départ, ils croyaient qu’ils étaient les seuls à vivre dans des cabanes en France. Cela provoquait chez eux un sentiment de gêne. Dans leurs villages, certains avaient au moins des petites maisons.
Le film que vous avez réalisé et qui est joint au livre s’ouvre sur des paroles de rejet tenus par des riverains ainsi que des images d’une manifestation contre l’implantation d’un centre de logements pour les Roms à laquelle participaient notamment Samia Ghali et Henri Jibrayel. Puis ce rejet des habitants n’est plus évoqué dans le film, pourquoi ?
D.Idir : Dans mon précédent film, De squat en squat, les riverains avaient la paroles. Ici, lorsqu’une personne dit au début que les Roms ne sont “pas des humains”, je ne voulais pas montrer son visage. Ce sont des paroles que l’on entend souvent. Et puis je fais le lien avec cette manifestation. On y voit une jeune femme, bien habillée, monter sur scène aux côtés des politiques, de gauche, crier “on est chez nous”, et les politiques laissent faire. Il y a tellement de manipulation …
Mais le rejet n’est pas le sujet du film, les Roms l’ont intégré, ils sont bien obligés de laisser de côté certaines choses pour survivre. Ils n’ont pas le temps pour ça. Ce film, ce n’est pas tant l’envie de montrer qu’ils sont comme les autres – c’est presque grave d’être obligé de le rappeler – c’est le film de la vie qu’on a partagée avec eux.
C’est aussi le fait que ce travail soit celui de militants qui donne une dimension particulière…
D.Idir : Je n’aurais pas filmé ou photographié si je ne les avais pas accompagnés par ailleurs. Moi j’ai commencé à filmer lors de l’expulsion de la Renaude [en 2006]. Pour laisser des traces, qu’on n’oublie pas.
D.Carpentier : D’abord on intervient par conviction, puis on veut que ces choses se sachent.
“C’est tout un travail avec eux que nous montrons dans le livre, comme dans le film”
K.Idir : C’est tout un travail avec eux que nous montrons dans le livre, comme dans le film. On ne fait pas de photos comme ça, sans connaître les gens. Parfois je ne fais pas de photos pendant 6 mois. Je me consacre au travail, aux ateliers avec les enfants. Il y a plein de photos que j’ai ratées, mais sinon, je n’aurais pas le temps de les regarder vivre. Il y a aussi tout ce qu’on a enregistré et filmé avec eux dans la cabane qu’on avait à la Parette et que je ne publie pas pour le moment.
D.Carpentier : On a essayé de s’effacer un peu…
D.Idir : De ne pas parler à leur place. D’où les longs témoignages proposés dans le livre. Ils y parlent beaucoup de leur passé en Roumanie. C’est important qu’on connaisse leur histoire. Pareil pour le film, certaines scènes et photos ont été prises en Roumanie par les Roms eux-même qui nous les ont confiées ensuite.
Une dimension qui se retrouve beaucoup dans les témoignages et les images, et notamment dans celle présentée ci-dessus, c’est la famille, qui semble résister à tous les aléas.
D.Carpentier : Ils vivent beaucoup ensemble. Nous nous avons la famille nucléaire, eux ont la famille élargie, on vit avec le grand-père, les cousins…
D.Idir : Souvent, quand ils obtiennent un appartement, même s’ils sont heureux, ils n’aiment pas l’idée de vivre séparés. Les jeunes s’y font mieux. Pour ce qui concerne la famille de la photo … (silence). Ça a été plus compliqué. Des familles ont eu accès au logement, d’autres pas. Et ce sont souvent ceux qui sont les plus faibles, parce qu’on estime qu’ils ne sont pas “intégrables”. C’était dur pour eux parce qu’ils n’étaient pas du même village que les autres du bidonvilles, alors ils étaient un peu à l’écart. Ils venaient de Timisoara, ils étaient très très pauvres. Ceux qui étaient déjà très pauvres là-bas ont le plus de mal ici. Ils n’ont connu que la misère, ils ont l’air bien plus vieux qu’ils ne le sont en réalité, usés par la rue. Qui voudra les employer ?
En contraste des images de misère, il y aussi les scènes de fêtes …
D.Idir : Ils ne ratent pas Noël, ils ne ratent pas Pâques ni les anniversaires. Dans la traverse du Panthéon, à la Capelette (photo ci-dessous, ndlr), c’était triste, ils vivaient dans des tentes, c’était particulièrement dur. Le temps de la fête, l’espace était transformé, on oublie le décor. Comme le blues pour les esclaves, le chant, la danse représentent des instants magiques.
Ce qui rythme la vie des Roms comme le déroulement de vos ouvrages, ce sont aussi les expulsions…
D.Idir : Oui. À la Parette, le 18 juin 2014, 90 familles étaient expulsées, à peu près 400 personnes, après deux ans de vie sur place. 10 familles seulement ont eu accès à des relogements. Beaucoup sont partis en Suède. Au cours des années nous avons obtenu la trêve hivernale, la trêve scolaire … mais ça ne suffit pas. Pendant des mois j’ai suivi les familles expulsées.
K.Idir : Les CRS m’ont laissé prendre une dernière photo de la cabane où nous tenions des activités artistiques. C’est la première à s’être effondrée, presque toute seule, au premier coup de tractopelle. Quand ils voient les photos de la destruction du camp, les Roms cherchent leurs cabanes.
Aujourd’hui, il n’y a plus à Marseille de bidonvilles d’une si grande ampleur. Est-ce que cela représente un risque de fragilisation supplémentaire pour ces populations ?
D.Carpentier : D’une certaine façon, aujourd’hui, leur situation est bloquée. Les grands médias ne parlent plus d’eux. Ceux qui ont été déboutés du droit au logement opposable (DALO) sont laissés à eux-même. Il y aurait des solutions pourtant, pour loger quelques centaines de personnes. La loi DALO est inapplicable. Mais je ne suis pas désabusé. Je suis toujours en colère.
D.Idir : J’ai l’impression que ce sont les plus âgés, les plus fragiles qui restent sur le carreau. Ceux qui ont un peu plus de forces s’en sortent. La loi est pourtant la même pour tous.
“Au bout de 10 ans, continuer à voir les expulsions, je ne peux plus.”
Aujourd’hui, je ne vais plus dans les bidonvilles. Les Roms m’appellent, on se retrouve dans le centre pour que je leur file un coup de main pour les papiers, les CV, etc. Mais au bout de 10 ans, continuer à voir les expulsions, je ne peux plus. Je ne les laisserai pas tomber, même si ça doit prendre 15 ans. Pas comme les travailleurs sociaux qui ont des obligations de moyens, pas d’obligation de résultats, nous répètent-ils souvent. Nous avons fait des choses qui n’étaient pas de notre ressort. Mais nous restons des créateurs, aujourd’hui nous ressentons le besoin d’avancer, de continuer à créer. Avec les Roms toujours. Nous avons très envie, et eux aussi, d’aller voir en Roumanie, les effets de l’immigration sur leurs villages. Ce livre, c’est aussi un témoignage pour ceux qui prendront la suite.
Ceux qu’on a suivis et qui ont pu se stabiliser commencent à accompagner les autres, c’est une immigration qui s’installe, qui s’autonomise. C’est aussi ça laisser la place.
Le livre “Brûlez-moi comme ça je peux chanter” est auto-diffusé par ses auteurs. On peut le trouver aux librairies Transit, Manifesten et L’odeur du temps à Marseille.
Commentaires
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Bien sûr, une immigration comme les autres…. Pas un mot pour ceux qui les subissent !
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C’est bien de cela qu’il s’agit: du rejet… or les politiques locales et gouvernementales défavorables aux populations les plus précaires laissent les dites populations sans aide et exposées au rejet des habitants qui ne savent comment s’y prendre pour échapper à ce qu’ils ne souhaitent pas voir… Merci Lisa Castelly pour tous vos articles concernant les mauvais traitements réservés à des hommes, des femmes, et des enfants à Marseille.
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