À la Paternelle, après le “pilonnage” du réseau, l’illusion d’une vie normale
Il y a deux mois, les pouvoirs publics "rendaient" la petite cité du 14e arrondissement de Marseille à ses habitants. À l'heure où le gouvernement vend son opération "place nette XXL", sur place, les habitants oscillent entre l'envie d'y croire et la peur de voir le vide laissé par les réseaux se remplir à nouveau.
(Illustration : Émilie Seto)
Un vide. Plus de barrières, plus de tas d’encombrants, plus de chaise occupée par un guetteur. Au cœur de la cité de la Paternelle, dans le 14e arrondissement de Marseille, là où officiait le point de deal du “maga”, l’espace a été vidé de ses occupants. De la longue et sanglante guerre que se sont livrés là les clans Yoda et DZ Mafia ces derniers mois, la cité aux petits immeubles roses, ocre, rouges et aux volets bleu ciel, ne subsistent que les stigmates : ici, les tags qui indiquaient l’emplacement des “fours” ont été repeints à la hâte; là, les murs restent noircis par les feux de camps que faisaient flamber les petites mains du réseau.
Le mardi 19 mars, à la Castellane, Emmanuel Macron en personne vient lancer une opération “place nette XXL” contre les réseaux de stupéfiants dans la ville. Manière de rouler les muscles et de marteler un mantra de communication. La drogue est l’ennemie et le déploiement de forces de l’ordre tous azimuts pendant les semaines à venir parviendra à l’éradiquer.
Le 15 janvier dernier à la Paternelle, Frédérique Camilleri, la préfète de police d’alors, tient déjà un discours similaire. Et vante devant la presse, avec légèrement moins de tambours et de trompettes, sa méthode dite du “pilonnage” ainsi que le “travail judiciaire” mené là ces derniers mois. “À l’emblématique cité de la Paternelle, depuis plusieurs mois, il ne reste plus rien des quatre points de deal qui généraient plus de 200.000 euros par jour. Nous rendons la cité à ses habitants”, écrit-elle alors sur X. Après une année 2023, dont le bilan humain est extrêmement lourd – 49 morts dans des narchomicides, dont quatre à la Paternelle – les pouvoirs publics, à l’unisson, clament lors de cette visite, la fin du deal et du calvaire des habitants. Deux mois plus tard, une simple balade dans le quartier montre en effet que la vie reprend à la Paternelle. Mais à des degrés divers.
“Celui qui veut entrer, il peut”
Ce vendredi après-midi – le premier depuis le début du ramadan – l’intérieur du vaste local de l’association Jeunes renaissance a des airs de ruche. Une dizaine de femmes et plusieurs jeunes filles préparent une centaine de colis qu’elles partiront distribuer dans une maraude, à l’heure de la rupture du jeûne. Charité et partage avec les plus précaires font partie des piliers du mois de ramadan. Chaque sac de papier kraft est garni d’une brick, d’une portion de chorba, d’une banane, de pain et d’eau. Katia, les cheveux retenus par un voile ocre, sourit en regardant les femmes à l’œuvre : “Nous sommes une bonne communauté, ici. On a le cœur sur la main. Et celui qui veut entrer dans le quartier, il peut.”
On venait un jour oui, un jour non. On avait toujours peur d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Mais là, ça va, regardez comme c’est calme.
Fadela Hadjadji, de l’association Jeunes renaissance
L’emprise et la rude violence vécues ces dernières années par le quartier, ces femmes ne veulent pas en parler. “On est bien, on est heureux. On veut juste vivre comme tout le monde”, évacue une jeune maman qui enroule chaque brick dans un bout de papier aluminium. À l’autre bout de la table, la présidente de Jeunes renaissance, Fadela Hadjadji, 51 ans, tous vécus à la Paternelle, abonde : “Le passé est derrière, l’essentiel c’est maintenant.” L’association, qu’elle a reprise en 2020, cherche autant à aider les jeunes qu’à redynamiser le quartier. “On organise des fêtes, des repas, des groupes de parole, des aides aux devoirs, des séances de code de la route pour les jeunes. On essaye de leur trouver du boulot, aussi”, égraine-t-elle. La structure revit après des mois chaotiques : “On venait un jour oui, un jour non. On avait toujours peur d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Mais là, ça va, regardez comme c’est calme.” Sur le pas de la porte de l’association, Fadela pointe les deux terrains de boules nouvellement aménagés sur lesquels les hommes viennent jouer le soir. Symbole d’un espace de vie que les habitants se réapproprient.
Urbanisme propice
Dans la rue qui dévale de haut en bas de la cité, deux gamins tentent des Y avec un scooter réparé à l’avant par du gros scotch noir. Dans le bruit pétaradant du pot d’échappement percé, ils passent et repassent devant la voiture rouge où Adel et Fares, 24 ans tous les deux, tapent la causette. Ces deux conducteurs routiers sont garés tout près de ce qui fut l’entrée du “maga”. L’ambiance à la Paternelle ? C’est mieux. “Avant, commente Fares, on t’arrêtait direct et on te demandait : tu vas où, qu’est ce que tu fais ?” Ils apprécient cet espace qui leur est rendu, cette possibilité de circuler sans obstacle, comme une liberté neuve.
Ce qui fait le charme de cette cité, c’est cette architecture un peu alambiquée sur un urbanisme tout aussi tortueux : des impasses, placettes, et escaliers relient les 184 logements. Livrés en 1983, fruits de l’architecte André Jollivet, les petits immeubles de la Paternelle nouvelle ont des terrasses ou petits bouts de jardins. L’impression d’une végétation abondante, iris et forsythias en fleurs, tranche singulièrement avec la brutalité récente vécue par l’endroit.
Sur les deux entrées, celle qui fait face au marché d’intérêt national (MIN) est toujours bloquée par deux rangées de plots en béton et de grosses pierres, placées là par les pouvoirs publics pour éviter l’accès à un “drive” de la drogue. “Cet urbanisme complexe, avec ses deux entrées, ses voies sans issues et ses recoins, rendait le trafic propice”, déplore Audrey Gatian, adjointe au maire de Marseille chargée de la politique de la ville et présidente de Marseille Habitat, l’unique bailleur de la Paternelle. Raison pour laquelle l’élue dit travailler, “à repenser la circulation et les aménagements de l’espace public avec l’État et la métropole”. Il s’agit aussi, dit-elle, de penser “des mouvements plus simples et plus directs pour et avec les habitants”.
“Ceux d’en bas viennent tuer ceux d’en haut”
À bord de la petite voiture rouge, Adel et Fares sont plein de récits sur “ceux d’en bas qui viennent tuer ceux d’en haut et inversement”, de mort aperçu sur le rond-point près du MIN ou d’échanges de tirs de kalash entre gars cagoulés. Comme d’autres ici, ils évoquent cette appellation “d’habitant de la Paternelle” que l’on traîne comme un boulet. “C’est dur de dire que tu es d’ici. Direct, on te répond règlement de compte, Yoda, DZ…”, dit l’un. Le second se marre : “Quand tu parles à une fille, vaut mieux lui dire que tu habites le 8e !”
Oui, tout ça c’était traumatisant ! Mais quand on était choqués, personne ne venait taper à notre porte. Alors ne venez pas rouvrir tout ça, on veut juste avancer.
Une jeune fille
Sous le rire, le traumatisme encore vivace surgit. On n’efface pas des mois de morts, de fracas des fusillades et d’entrave quotidienne imposée par les réseaux, en un claquement de doigt. Blouson noir et fines lunettes un quinquagénaire décrit la “vie dans une insécurité totale” subie durant plusieurs années. Les feux allumés toutes les nuits y compris l’été, les tirs de mortiers à 3 heures du matin, la trouille permanente de la balle perdue. Et cette sensation tenace, que dépeignent tous les habitants forcés de cohabiter avec un point de deal, d’être “des prisonniers dans son propre quartier”. Ce père aborde aussi sans fard “la peur de parler, la peur des représailles, la peur des répercussions”. Une jeune fille s’irrite d’être ramenée à cette période : “Oui tout ça c’était traumatisant ! Mais quand on était choqués, personne ne venait taper à notre porte. Alors ne venez pas rouvrir tout ça, on veut juste avancer.”
Un homme en gandoura beige remonte la longue pente sinueuse depuis le bas de la Paternelle, pour rallier la mosquée. “La vérité, c’est qu’il n’y a plus un chat dans les rues. Même les poules ne sortent plus”, dit-il dans un sourire mi-figue mi-raisin. C’est à moitié vrai. Des poules et des coqs en goguette, on en croise. Des habitants, moins. Par petites grappes, des collégiens de Massenet rentrent chez eux, sans s’attarder. “Mes enfants ont la consigne : interdiction de rentrer seuls et de traîner sur la route. De toute façon je contrôle”, glisse une maman qui ne veut pas donner son prénom.
“Ça cherche à se ravitailler”
Le problème, note Kader blouson rouge, bonnet de l’OM et TN bleues aux pieds, c’est qu’ici, “les enfants de 10, 11 ou 12 ans n’ont plus rien pour s’occuper. À part l’association de Fadela, il n’y a rien.” Or, se désole le père de famille, c’est à cet âge que les gamins commencent à être recrutés, “par le bouche-à-oreille”. À force de pression imposée par les réseaux, les usages et l’occupation de l’espace public se sont peu à peu perdus à la Paternelle. “Les gamins ne pouvaient pas jouer au foot à côté de gardiens cagoulés avec des kalashs à la main”, relate Ali. Les kalashs ne sont plus en vue, mais les parties de foot n’ont pas encore repris.
Tout en bas de la cité, près de l’entrée condamnée face au MIN, une jeune femme blonde manœuvre une élégante citadine grise. Elle fait le tour du parking qui menait à l’ancien point de deal de Yoda, s’arrête quelques instants, semble chercher quelqu’un du regard, puis repart. “Bien sûr que des consommateurs viennent encore. On en voit plein. Ça cherche à se ravitailler, note Kader. “C’est sur eux qu’il faut taper. Pas de consommateurs, pas de deal!”
La vente perdure
Lorsqu’elle quitte Marseille et est entendue par la commission sénatoriale sur le narcotrafic, l’ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône, Frédérique Camilleri, se veut pleine d’assurance : “Il n’y a plus de deal à la Paternelle. Enfin, quand j’ai quitté Marseille dimanche [3 mars], il n’y en avait pas.” En surface, le deal a cessé. Dans les faits, la vente de drogue perdure, de manière plus souterraine. “En quelques mois, on est passé des points les plus rentables de Marseille et d’une pression constante des réseaux, à quelque chose de beaucoup plus petit”, convient Audrey Gatian.
Si un jour je perds mon emploi, je repars dans ce qu’ils font. Je vais pas faire la manche, non ?
Khaled
Des escalier encadrés par d’impressionnants figuiers de barbarie courent vers un placette. Un homme fume un joint. Visage fermé. Pas envie de répondre à une journaliste. Un autre arrive. Il improvise une danse en ricanant, un rien agressif : “Moi je suis le charbonneur du haut et le charbonneur du bas, aussi.” À quelques pas de là, Khaled, père de famille originaire de la cité parti vivre du côté de l’étang de Berre, lève un sourcil. “Le retour du deal ? Ça me fait ni chaud ni froid. Les gens, faut bien qu’ils mangent.” Il prolonge volontairement, un brin provocateur : “Si un jour je perds mon emploi, je repars dans ce qu’ils font. Je vais pas faire la manche, non ?”
300 euros le vendeur, 150 euros le guetteur
Ce n’est pas le travail qui manque, d’ailleurs. Les canaux de recrutement sont toujours actifs. Telle cette boucle Telegram qui montre que le point stup La Paternelle La Fontaine embauche. Le billet de train est pris en charge et l’hébergement assuré pour qui vient de loin, “fumette et nourriture” sont mises à disposition. La journée est rémunérée 300 euros pour un vendeur, 150 pour un guetteur et 120 pour un rabatteur.
Kader et Ali ne veulent pas croire qu’un retour du “cauchemar” vécu ces derniers mois soit possible. Père et fils sortent de la prière et l’assurent : “[Les dealers] ont bien essayé de revenir. Mais, à peine ils venaient que la police les ramassait.” À plusieurs reprises, Ali demande d’ailleurs que soit saluée l’action de la police. Et même si les trafiquants tentaient de se réinstaller, “les habitants ne se laisseraient plus faire”, affirme Kader. “On est vigilants maintenant, on se battra.”
La lumière décline lentement. La mer se devine, scintillante, entre de hautes tours blanches dans le lointain. Le bruit de l’autoroute, en contrebas, le dispute au chant des coqs, tout près. Plusieurs hommes se sont rassemblés pour une partie de pétanque, sur les nouveaux terrains. Karim, Mohand et Madjid savourent la fin de l’après-midi assis sur un muret. “Comme vous voyez, on est là ! Par rapport à il y a trois mois, c’est un gros changement !”, souligne Karim, 51 ans.
Ils reviendront, c’est sûr
Mais, comme d’autres, il ne cache pas son angoisse. Celle que décrivent des travailleurs sociaux qui œuvrent dans d’autres quartiers de la ville, sentant cette crainte poindre chez les habitants, lorsque les réseaux sont mis à bas. Le soulagement est là, bien sûr, mais la terreur de voir ces espaces vides se remplir de nouveau – par qui ? par quoi ? Karim la ressent. Son fatalisme est tranchant : “Nous, on est libérés. Mais nous savons tous que d’autres cités vivent l’enfer. Aujourd’hui, je peux vous dire qu’on vit comme dans un rêve. Mais un rêve, ça ne dure jamais vraiment… Ce qu’on vit c’est comme la chanson de Téléphone, Juste une illusion.” À l’entendre, la question n’est pas tant de savoir si les trafiquants vont se réinstaller, mais quand. Ils reviendront, dit-il, c’est sûr. Tout simplement parce que “ça rapporte beaucoup beaucoup d’argent“.
Ça s’engaste pour la forme sur le terrain de boules. Autour du muret, plusieurs hommes imaginent des réponses au retour du deal. Solutions plus ou moins dérisoires. Allant de “coller des taquets à ces minots” dès qu’ils arrivent, à l’idée de fermer la cité par un portail avec un digicode. Mais un portail, “ça s’ouvre” et les baffes ne pèsent pas lourd contre les armes… À la Paternelle les habitants le savent bien, la nature a horreur du vide.
Commentaires
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Je regrette la conclusion pessimiste, alors qu’il y a tant de points positifs dans l’article ! Il est évident que le risque est gros d’une réinstallation d’un réseau, mais on comprend justement dans l’article qu’il y a moyen d’agir, qu’il y a une diversité d’acteurs, des habitants aux pouvoirs publics, en passant par la police, qui peuvent faire en sorte que les choses évolue, qu’un quartier et ses habitants soient libérés. C’est ce que raconte l’ensemble de l’article.
Reportage au plus près des habitants concernés, qui permet de comprendre que les réseaux de la drogue ne naissent pas dans ces quartiers, mais s’y installent et s’y développent, prenant en otage les habitants de la cité.
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Habitants qui ne bénéficient pas du chiffre d’affaire généré (il faut vraiment marteler ce fait), mais qui subissent l’insécurité qui en découle.
(Si on pouvait modifier un message durant quelques minutes après l’avoir posté, ce serait bien !)
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Un bilan plutôt positif tout de même…
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il y a beaucoup de précarité dans cet embryon de sécurité. on pense tous : pourvu que ça dure.
et la conclusion est réaliste : un portail, ça s’ouvre !
m’interpelle une réflexion : “les enfants de 10, 11 ou 12 ans n’ont plus rien pour s’occuper. À part l’association de Fadela, il n’y a rien.”
voilà, il n’y a rien.
sans arrêter dans les cités les “descentes” et rouler les muscles avec place nette xxl, il faut recréer une vie sociale. des services publics, des magasins, des endroits de rencontre.
pas sûr que ce soit dans les prévisions.
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Agréablement surpris d’apprendre que ces opérations “place nette” ont un effet positif, même s’il n’était pas définitif. C’est déjà ça, et ça montre que ces lieux peuvent prendre d’autres visages que la violence qui y régnait.
Reste à transformer l’essai : chasser le deal dès qu’il pointe le bout de son nez, offrir des services sociaux, de l’animation …
En tous cas, un réconfort pour les habitants. Ils pourront garder cet évènement en mémoire comme une revendication si d’aventure ça repartait.
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Pourriez vous ecrire sur la mise en échec de l installation d un point de vente au terrain de boule de la mairie voisine
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