Affaire Sciences po Aix : les angles morts du dossier présenté au tribunal

Enquête
le 14 Fév 2024
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Jugé à partir de ce mercredi, le dossier des diplômes au rabais estampillés par l'Institut d'études politiques aixois arrive à la barre fortement allégé.

Le bâtiment de Sciences po à Aix. (Photo : Marie Lagache)
Le bâtiment de Sciences po à Aix. (Photo : Marie Lagache)

Le bâtiment de Sciences po à Aix. (Photo : Marie Lagache)

Neuf ans. Il aura fallu neuf ans pour que l’affaire Sciences po Aix soit jugée devant un tribunal. À compter de ce 14 février, six personnes – qui bénéficient de la présomption d’innocence – en répondront, dont l’ancien directeur de l’institut d’études politiques (IEP) d’Aix, Christian Duval, et son adjoint Stéphane Boudrandi. Ils sont accusés de détournement de fonds publics et escroquerie, pour avoir construit avec des partenaires privés un véritable IEP bis, qui a floué quelque 765 étudiants. Mais, malgré cette longue enquête, beaucoup d’acteurs et d’actrices du système ne paraîtront pas à la barre. De fait, ce dossier se présentera au tribunal judiciaire d’Aix-en-Provence dans sa portion congrue. “Un dossier n’est jamais totalement exhaustif, il y a un souci d’efficacité opérationnel et on doit se résoudre à faire des choix”, justifie une source judiciaire auprès de Marsactu.

Le trou le plus béant réside dans l’absence parmi les personnes convoquées de tout bénéficiaire de l’externalisation massive des diplômes en Europe, en Afrique et en Asie. En effet, aucun des organismes privés qui commercialisaient des formations faussement estampillées “Sciences po Aix” n’a été inquiété dans cette affaire. Aux yeux des magistrats qui ont conduit l’instruction, l’existence de ces conventions était en elle-même légale et rien n’indique que leurs dirigeants n’aient eu connaissance de la fraude initiale présentée par leurs soins comme “une escroquerie”. C’est notamment la version servie par l’Institut de gestion sociale (IGS), une école privée de management ayant vu passer dans ses effectifs un tiers des 765 étudiants trompés.

Les partenaires privés pas poursuivis

L’intrication entre les deux entités était pourtant telle qu’une salariée à temps plein de l’IEP, aujourd’hui conseillère de Renaud Muselier au conseil régional, était aussi employée d’IGS tout en poursuivant au même moment un doctorat. Le parquet avait requis la mise en examen supplétive de Christian Duval pour détournement de fonds publics sur ce point, mais n’a pas été suivi par la juge d’instruction.

Le montage imaginé entre l’établissement public et ses partenaires privés se révélait de chaque côté lucratif. Le coût du diplôme pour l’étudiant ou son entreprise (s’agissant de formation continue) pouvait monter jusqu’à 23 000 euros. L’IEP n’en percevait qu’une part modeste, mais n’en assurait aucun coût. Comme nos enquêtes communes avec Mediapart l’avaient démontré, certains des acteurs de ces formations privées intervenaient dans plusieurs entreprises de formation partenaires de Sciences po Aix et trustaient cette manne développée entre 2011 et 2014.

Une seule entreprise actrice de la fraude a un temps été mise en examen. Elle avait servi d’intermédiaire entre le syndicat CGC et l’IEP pour former les cadres de l’organisation. Elle dispensait ses cours dans les locaux mêmes de Sciences po Aix moyennant une rémunération de 6497 euros contre 812 euros à l’IEP. Mais, en fin d’instruction, la juge a finalement estimé que “les charges d’une intention coupable ne sont pas suffisamment démontrées”. C’est dans la même logique qu’une société appartenant à Stéphane Boudrandi qui a servi d’intermédiaire entre les organismes privés et Sciences po Aix a elle aussi été sortie du dossier, évitant à Stéphane Boudrandi la prévention de recel de détournement de fonds publics.

La justice n’est pas allée jusqu’à remettre en cause le statut de “master” des diplômes vendus, alors qu’ils n’étaient pas supervisés par un enseignant habilité.

Par ailleurs, la définition de la fraude présumée par la justice semble s’être effectuée a minima. Il est ainsi reproché la seule vente de la marque “Sciences po” pour des diplômes qui en réalité étaient des masters d’université classique. Il aurait a contrario pu être reconnu que ces masters eux-mêmes avaient été totalement dévoyés. Alors que la convention avec l’université permettant à l’IEP de délivrer ces diplômes prévoyait un minimum de 50 % de cours exercés par des enseignants-chercheurs, ceux-ci étaient complètement absents des masters remplacés par divers experts, comme en attestent plusieurs documents internes consultés par Marsactu et en possession de la justice. La meilleure incarnation en était Stéphane Boudrandi qui, sans même être titulaire d’une thèse, était présenté comme responsable de master.

Cette extension de la définition de la fraude aurait légitimement pu être poussée par l’université mais cela aurait été admettre son absence de contrôle préalable. Si le président de l’époque, Yvon Berland, a dénoncé à la justice plusieurs faits, Aix-Marseille université n’a jamais porté plainte ou déposé de constitution de partie civile.

Primes, voyages, site Internet passent à la trappe

D’autres aspects sont restés “au milieu du gué”, explique un connaisseur du dossier. Ainsi, la très généreuse politique de primes, que le parquet d’Aix voulait voir sanctionnée, ne sera pas mise en débat au procès. Il en va de même pour les nombreux voyages effectués par celui que des étudiants avaient rebaptisé “Air Duval”. Des couples de salariés de l’IEP – dont Christian Duval et son épouse, responsable administrative et financière – avaient en effet pris l’habitude d’effectuer de longs séjours à l’étranger. Sur la seule année 2014, Sciences po Aix avait explosé son budget déplacements, passant des 600 000 euros prévus à 1,4 million d’euros. Des dépenses qualifiées de “frénésie” par le parquet. La vice-procureure Nathalie Vergez relevait ainsi que les intéressés avaient fait étape dans la vallée de la mort ou au Grand canyon lors de leur déplacement professionnel aux États-Unis. Un argumentaire là aussi écarté en dernier recours : “Le débat quant à la question de la jonction de « l’utile à l’agréable » n’apparaît pas devoir être tranché par l’information”, conclut la juge d’instruction.

À l’arrivée, là encore tous ceux qui auraient pu être perçus comme les bénéficiaires de ces largesses s’en sortent à bon compte. Moins enviable est la situation de quatre employées ou ex-employées de Sciences po Aix qui se retrouveront sur les mêmes bancs que Christian Duval et Stéphane Boudrandi pour des faits mineurs exercés sur ordre de leur hiérarchie. Le cas le plus emblématique est certainement celui de cette responsable de communication qui a pris le soin d’écrire dès le début de l’enquête au parquet d’Aix-en-Provence pour dénoncer la commande sans mise en concurrence du site Internet de de l’IEP, ce qui vaut aussi un renvoi à Christian Duval.

celles qui furent des lanceuses d’alerte sont également poursuivies.

Emmanuel Molina, avocat

Cette contractuelle y dénonçait comment des proches du directeur de la communication de l’époque avaient récupéré ce contrat à près de 150 000 euros par l’entremise du fils de celui-ci. L’enquête a largement étayé ces faits mais n’a jamais inquiété les intéressés. Elle a en revanche choisi de poursuivre pour faux celle qui les avait dénoncés, car elle avait admis, dans le même courrier, avoir sur ordre rédigé une mise en concurrence fictive. L’avocat de trois des salariées incriminées, Emmanuel Molina, commente auprès de Marsactu : “Alors que les prévenues n’ont de toute évidence été que manipulées et utilisées par l’ancienne direction dans le cadre matériel de la rédaction de quelques documents administratifs, celles qui furent des lanceuses d’alerte sont également poursuivies… Il sera démontré que ces femmes intègres n’ont rien commis intentionnellement qui vaille condamnation”. 

Sur la question du site internet, la juge d’instruction a aussi un temps cherché à poursuivre Sciences po Aix pour recel, la réalisation numérique étant le fruit d’un marché truqué. Déjugée par la chambre de l’instruction, la magistrate a fini par reconnaître que l’IEP n’avait finalement tiré “aucun bénéfice” dans cette affaire. Ce mercredi, l’institut sera donc bien sur le banc des parties civiles.

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Commentaires

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  1. Manipulite Manipulite

    Quel gâchis à cause d’une justice paresseuse et incompétente. 9 ans d’instruction pour aboutir à une telle mascarade. Beaucoup parmi les responsables et bénéficiaires du système IEP d’Aix passeront au travers des mailles. Honteux !

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  2. MarsKaa MarsKaa

    C’est dingue. Qui protège qui ? On peut se demander les raisons de cette portion congrue.

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