“Sur une voie silencieuse” : photographier la disparition du parc Kalliste
Le photographe Étienne de Villars a fait de la grande copropriété du parc Kalliste son terrain d'expression. Objet d'un projet de rénovation depuis près de 20 ans, certains des immeubles de la cité des quartiers Nord ont disparu. "Sur une voie silencieuse", fait le récit en images de cette disparition.
Détail d'une vue de la démolition du bâtiment B du parc Kalliste. Photo : Etienne de Villars.
Quel bruit fait un quartier au moment où il disparaît ? Y a-t-il un brame du béton ? Un hurlement qui s’échappe de l’amoncellement de gravats ? Les belles photos en noir et blanc d’Étienne de Villars tentent de donner à voir ce qui s’échappe : la disparition du parc Kalliste. La grande copropriété de Notre-Dame-limite, tout au nord de la Marseille, fait souvent tapage. Marsactu a rendu régulièrement compte des tensions liées au squat massif du bâtiment H, son évacuation pendant l’hiver 2017, puis les mêmes en plein été 2022 bâtiment G.
Entre les deux, le bâtiment B a disparu. Grignoté par des engins de chantier, en quelques semaines à peine. Ici, le photographe Etienne de Villars entre en scène. En 2019, il vient de quitter Paris, son métier de matinalier à TSF Jazz radio. La photographie apprise en autodidacte est en train de devenir son métier, après avoir tiré le portrait des musiciens qu’il affectionne. “Quand je visite une ville, j’ai l’habitude d’aller explorer ses frontières, raconte-t-il. J’ai donc débarqué à la Solidarité, tout au bout de la ligne 97, au nord de l’hôpital Nord“. Le jeune photographe commence à marcher, à suivre les “lignes de désir”, ces sentiers dessinés dans la colline par les allers et venues des habitants. Dans le vallon en contrebas, il découvre la copropriété décatie du parc Kalliste.
“Je tombe sur ces grandes barres effilées, assez anciennes, très abîmées, avec une texture. Cela me faisait un peu peur”. Appareils argentiques en bandoulière, il s’aventure. “Je n’avais pas de projet, si ce n’est comprendre la ville en suivant mon instinct.” Très vite, des relations se nouent. Des familles ouvrent leur porte.
“Cela devient un projet en 2019 quand ils commencent la démolition du bâtiment B. J’ai réalisé ce que cela pouvait être de voir son habitat disparaître, être grignoté. C’était à la fois extrêmement violent et silencieux“. En miroir de cette destruction, il va à la rencontre des jeunes qui souvent zonent au pied des barres, “en cherchant à témoigner de leur quotidien au moment où on détruit le monde de leur enfance”.
Dans le même temps, il pousse la porte de la galerie Zoème, en centre-ville, avec un carton plein d’images. Soraya Amrane le reçoit, prend le temps de toutes les regarder. “Ce n’est que dans un second temps, qu’elle m’a dit qu’elle avait grandi à proximité de Kalliste“. “Honnêtement, j’aurais publié son travail, s’il avait concerné une cité de la banlieue de Toulouse, complète l’éditrice. C’est le sujet qui m’intéresse : donner une figure à cette population mise sous silence. Montrer ces cités qui vont être détruites, parce qu’elles sont le lieu de vie des petites gens“.
Cela donne un joli livre, à la typographie soigné et à la couverture bistre, “comme une écorce d’arbre ou de la terre”, dit Soraya Amrane, en avant-goût de la rencontre qui aura lieu, le vendredi 8 décembre à la galerie. Entre deux voyages en Algérie où il photographie le désert dans le cadre d’une bourse de l’agence VU, nous avons choisi de lui faire commenter cinq images issues de son livre.
Le souvenir de Denise
“Cette photo n’est pas de moi. Elle appartient à Denise Amendola, une des premières habitantes du parc Kalliste. Elle y est arrivée en 1962 ou 63. Elle montre Denise, enfant, avec sa sœur. Elle respire une forme de bonheur comme seuls les enfants peuvent les susciter. Autour d’elle, la cité et son gravier forment un immense terrain de jeu. On y devine l’environnement de la cité qui, à l’époque, est encore très rural. Pour elle, l’arrivée à la cité correspondait à un progrès, l’arrivée dans un appartement neuf, avec tout le confort. Elle y a vécu heureuse et ne l’a jamais quittée. Elle vit toujours au bâtiment A, devant lequel elle pose avec sa sœur. Pour rien au monde, elle ne partirait.”
La fin d’une barre
“Nous sommes à l’été 2019, la démolition a commencé il y a quelques semaines et déjà il manque la plus grande part de la plus haute tour de la cité. On la devinait même depuis le Pharo, de l’autre côté de la ville. Et cette cathédrale, ce signal, va être engloutie en quelques semaines, grignotée par des gros insectes, dans un silence assourdissant. C’est pour cela que j’ai choisi ce titre, traduction d’un album de Miles Davis, pour qui le silence était habité. Tout cela va très vite. Ce lieu où des centaines de personnes ont vécu, disparaît. Il ne va rester, à la fin, plus qu’une trace, sous les arbres, qui figure dans le livre.
Je me souviens être revenu au B, quelques semaines après sa disparition. Il y avait là un guetteur du réseau, qui se tenait là parce que c’est le point le plus haut de la cité. Je lui ai demandé s’il savait ce qu’il avait sous les pieds. Il n’était pas du quartier, il n’avait jamais entendu parler du bâtiment B.”
Le jeune sur la route de la Solidarité
“Il y a une pinède tout autour du quartier. Nous sommes juste au bord du massif de l’Étoile. La nature est tout près. Il y a sans cesse une confrontation du végétal et du béton minéral. Les habitants apprécient. Ils ont tous des souvenirs liés à la colline. Derrière lui, l’arbre a peut-être son âge. Dans une cité où les appartements sont exigus, la colline offre un espace de liberté, de respiration.
J’aime cette image, parce qu’il a un regard doux. C’est un jeune que j’ai côtoyé le temps d’un été. Il était toujours là quand je venais. Là, la prise de vue a duré cinq minutes. Le temps de trouver un endroit où la lumière était correcte, car c’est indispensable en argentique. Il y a des jeunes que j’ai photographiés et que je n’ai jamais revus. Après chacune de mes visites, je revenais avec des tirages. Certains les plient et les glissent dans la poche arrière du jean. D’autres, m’a-t-on dit, l’ont affiché dans leur chambre.”
Le lotissement comme un éperon
“C’est une des seules images qui offrent un regard vers l’extérieur, depuis le parc Kalliste. C’est un lotissement comme il y en a beaucoup dans le quartier. Il a poussé en pleine colline et s’est fermé avec un mur en parpaings dégueulasse. Là, on dirait un gros bateau qui fonce vers la cité. C’est vraiment la propriété privée à l’américaine, en mode villa avec piscine, en opposition à l’habitat collectif de Kalliste. Ce sont souvent des gens modestes qui se construisent là une maison, parfois des anciens du parc. Une fois, dans le lotissement, ils ne se parlent plus. Cela revient fréquemment dans le discours : la solidarité liée à la cité qui, peu à peu, disparaît.
Ce qui est amusant, c’est qu’on y est en quelques minutes si on suit les sentiers que les gens ont dessinés à force de marcher dans la colline. En revanche, si on veut y aller par la route dessinée par les urbanistes, cela prend un temps fou. Il faut faire tout un grand tour, en passant derrière la Solidarité. Cela dit beaucoup, cet écart.”
Les gens sur l’escalier
“Il fait partie des nombreux escaliers qui permettent de rejoindre les immeubles depuis le centre commercial. La cité a été construite sur une pente avec un fort dénivelé. Il y a donc ces escaliers qui forment des belvédères depuis lesquels des jeunes observent. On ne sait pas ce qu’ils regardent. De leur silhouette, on peut supposer qu’ils travaillent comme guetteurs pour le réseau. Je connais ces gars, ce n’est pas le cas. J’aime jouer dans mes images avec les idées préconçues. Un livre, c’est aussi un collage d’images qui se répondent. Sur la page d’en face, il y a une photo d’arbre. C’est peut-être ça que ce jeune regarde, comme une vigie. Il aurait pu aussi regarder un des immeubles de la cité.
Dans le cahier central du livre, j’ai choisi de montrer des dessins de l’architecte, Claude Gros, car il y a une forme de beauté, dans la rigueur presque sérielle des façades. Il y a quelque chose de musical. Je sais que cet architecte qui a beaucoup construit à Marseille était un amateur de musique. Je me plais à croire que cela a inspiré. Moi-même, j’ai transposé sur une partition ce que les façades donneraient si on les jouait (il fredonne). C’est un rythme en 13/8. Sur 17 étages. Je n’ai pas encore trouvé un batteur pour le jouer.”
Sur une voie silencieuse, Parc Kalliste, Marseille d’Etienne de Villars est présenté à la galerie Zoème, 8 rue Vian, le 8 décembre à 19 heures.
Commentaires
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Il n’y a pas de complainte misérabiliste à faire sur la disparition de cette architecture concentrationnaire qui facilite les phénomènes de gangs, de bandes et de délinquances diverses, au détriment de la majorité des résidents.
Il serait très utile que les mastodontes les plus criminogènes de la partie Nord de Marseille soient également supprimés.
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Merci pour ce témoignage ! Très bel article qui m a émue ! Je donne quelques heures de mon temps de retraitée à une petite association qui tente par des jardins partagés au pied des tours, des activités visant le “vivre ensemble”, et l accompagnement à adoucir le quotidien des résidents !
Jgd
Accueil et rencontres
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Les photos sont tout aussi remarquables que le discours et la finesse d’analyse du photographe. L’atmosphère des pellicules à gros grain apporte la parfaite touche de mélancolie : on est effectivement accompagné par un morceau de Chet Baker en les parcourant. Je passerai à Zoème acheter mon exemplaire de ce touchant témoignage d’un vieux monde qui disparaît.
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Je suis assez dubitatif sur ce regard romantique, esthétisant, argentique en noir et blanc, porté sur les cités. Une cité c’est dur : l’architecture, la sociabilité pour les jeunes, ou le moins jeunes, qui sont pas dans le moule du modèle local dominant, toujours sous le regard des autres. Et puis, c’est une catastrophe écologique et sociale ces bâtiments à la durée de vie si courte, un demi siècle avec tout ce que ça a nécessité de matériaux, d’énergie et de sueur. Un constat d’échec pour l’urbanisme, les urbanistes, les architectes et leurs pompeuses théories. Et cela n’a guère changé depuis (Euromediterranée, docks libres). Vivement l’architecture par les gens, pour les gens.
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oui, l’architecte était claude gros. très motivé par le style et les concepts de le corbusier, il propose ces immeubles, largement concentrationnaires, il fallait loger rapidement des gens, les mettre dans des cases. leur “qualité” de vie n’était pas le but recherché.
il a également dessiné le saint georges dans le 7e, et quelques autres batiments d’habitation en ville.
effectivement, on dit parfois : c’était l’époque.
mais non, ça perdure aujourd’hui dans certains programmes.
et plus que jamais, la pérenité des batiments n’est plus assurée au delà d’une cinquantaine d’années ; de même que l’entretien de certaines cités, plus récentes, n’est absolument pas assuré dans de bonnes conditions. il y a volonté parfois de laisser les choses se dégrader.
par contre, la nostalgie des habitants, délogés, pour une “déconstruction” on peut la comprendre certains y sont arrivés dès la construction, ce sont des morceaux de vie entiers qui disparaissent un peu.
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Magnifique travail !
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