[Nyctalope sur le Vieux-Port] Rachid, le harpon et la mission secrète
La vie nocturne, à Marseille, est rarement un feu d'artifices mais plutôt un hasard de rencontres, de rendez-vous d'initiés et parfois de fêtes sauvages improvisées. Marsactu a confié au journaliste Iliès Hagoug le soin de l'arpenter et de la raconter. Ce samedi, il évoque le souvenir d'une figure locale de Notre-Dame-du-Mont.
(Photo : IH)
À son extrémité, la place Notre-Dame-du-Mont est bordée par une église, symbole de son statut de noyau villageois pas encore totalement noyé sous les terrasses et les beuveries qui s’y succèdent depuis des décennies. Passé une certaine heure, la traversée de la place est souvent faite dans des états pas beaux à voir, dans un enchaînement souvent mal géré au milieu de chaises et de bancs de plus en plus denses. Le bar du marché trône toujours centralement et bruyamment sur l’éternité festive du quartier, mais la pizzeria d’un grand groupe de restauration a remplacé le traiteur historique et le spritz prend la place du mètre de pastis.
Mais ce qui ne semblera jamais changer ici, c’est le nombre de marginaux qui passent constamment, en ont fait un siège, un point de rencontre. À l’autre extrémité, le carrefour entre la place et la rue des Trois-frères-Barthélemy est un coude de passage dense de la nuit marseillaise. Surprenant lorsqu’on n’est pas au courant et que l’on sort du métro cours Julien : rares sont les soirs où ces quelques mètres ne sont pas un lieu d’interaction plus ou moins forcée avec les marginaux du quartier. Souvent accompagnés de musique, de mobilier récupéré chez les commerçants, d’alcool acheté dans les alims du quartier, c’est le point central de rendez-vous pour eux, de mendicité aussi. Ils l’appellent jusqu’à aujourd’hui la Caisse d’épargne, bien des années après le départ de la banque qui y était installée, et qui constituait le seul point de retrait des alentours.
On feint d’ignorer les embrouilles
C’est le microcosme le plus intense de l’étrange cohésion qui règne sur la place. Souvent, on feint d’ignorer les cris, les embrouilles, ou on observe à quelques dizaines de mètres les exemples quotidiens pour le moins excentriques, parfois drôles, parfois violents, souvent tristes. Le pavé s’y densifie toujours la nuit, l’été en particulier. Comme le dit toujours l’un des habitués de l’endroit : “Nous aussi, on fait la fête ici”.
Il ne disait pas son âge, et on ne pouvait pas se fier à des traits marqués par une vie lourde, mais il n’était pas vieux.
Le coin sonne pourtant depuis quelques semaines très creux, il s’est vidé. Durant quelques jours, à la place du brouhaha et des demandes habituelles de monnaie, une simple table en plastique, quelques fleurs, un verre de vin, des cacahuètes. Un visage aussi, et quelques mots. Un sourire bien connu du quartier : parmi les marginaux du quartier, il était peut-être le plus populaire. Rachid aimait venir ici, jouer du tambour, écouter du reggae, faire la sieste et discuter. La gangrène l’a emporté, conséquence d’une énième blessure ou maladie mal soignée. Il ne disait pas son âge, et on ne pouvait pas se fier à des traits marqués par une vie lourde, mais il n’était pas vieux.
La quête de Papillon
Rachid n’était pas SDF, il tenait à le rappeler. Lorsqu’il demandait un peu de monnaie, c’était dans une gentillesse pas toujours caractéristique, qui ne souffrait pas du refus. Et souvent, en général au début du mois, il tenait à payer un café, une tournée plutôt, à ceux qui l’avaient aidé. Il avait une maladie commune, l’alcoolisme, qui avait défini un mode de vie qu’il disait plus doux à Marseille qu’ailleurs. Sans s’empêcher de rêver d’aller vivre de sa vraie passion, la sculpture sur bois, à la Réunion. Il faisait partie des meubles ici, et ne refusait jamais une bonne discussion, de se joindre à une table s’il était le bienvenu. Il était quelque part symbole de la nuit marseillaise : ses soirées au cours Julien étaient souvent faites d’un set musical impromptu, d’une danse dans la rue devant un concert ou avec sa propre musique, de rires forts. À ce niveau, des expériences que tout Marseillais a déjà vécues ici.
C’est un de ses vieux amis, une autre figure du quartier, qui a diffusé la nouvelle. Tout le monde ici connaît Patrick sous le nom de Papillon, il a pour routine matinale de proposer un coup de main quelconque contre un peu de monnaie, de tenir à sortir un cadeau improbable à ceux qu’il connaît, du fond des sachets qu’il semble traîner constamment. Son habituel leitmotiv (“Tu as besoin de quelque chose ?”) n’est pas présent ce matin pas comme les autres. Il ne propose plus, mais demande de l’argent, une collecte pour son ami Rachid. Pour aider à payer son enterrement “au bled”, l’Algérie. Beaucoup participeront, beaucoup seront touchés. Les yeux écarquillés, on partage la nouvelle dans une émotion certaine.
Le braquage et le collègue en manque
Car quasiment chaque barman, serveur, cuisinier ou boulanger du quartier connaissait Rachid, et se souvient de sa gentillesse. Les histoires volent, s’échangent, de la fois où il avait aidé à porter des fûts, de ses blagues, de son sourire. “C’est toujours les meilleurs qui partent les premiers”, entend-on. Beaucoup le regrettent déjà : il était celui qui était le plus calme, et qui canalisait souvent.
Il montrait la grosse cicatrice qu’il portait sous l’omoplate avec le sourire, et on le pensait donc indestructible.
Jusqu’à le payer parfois cher : il y a quelques années, il s’était une énième fois interposé lorsqu’une connaissance tentait de braquer un commerce local. Il racontait encore cette histoire un peu timidement : “Je peux pas laisser faire ça à quelqu’un de gentil, qui nous donne à manger souvent, qui nous aidait. Moi, je bois, mais je prends pas de merde. Le collègue était en manque”. Conséquence, le “collègue” lui tire dans l’épaule, avec le harpon qu’il comptait utiliser pour prendre la recette d’un établissement devant lequel il passe quasi quotidiennement. Rachid n’avait dû son salut qu’à un ami qui lui a fait rapidement un garrot avec sa ceinture et a appelé les secours. Il montrait la grosse cicatrice sous l’omoplate avec le sourire, et on le pensait donc indestructible.
L’histoire ne dit pas s’il s’agit d’une coïncidence, d’un hasard de l’hiver, d’une intervention policière qui revient parfois vider les lieux ou du décès de Rachid, mais l’angle de Notre-Dame du Mont est très vide ces dernières semaines. Son mémorial est parti, comme les chaises qu’il occupait et qui changeaient souvent au fur et à mesure de la casse ou des enlèvements. Dans la cécité festive et nocturne du cours Julien qui ne s’arrête jamais, une seule marginale y sera croisée ces derniers temps. Peut-être la seule plus emblématique que lui, elle n’a pourtant pas l’habitude de mettre les pieds sur ce coin-là, elle qui est plutôt solitaire et cantonnée aux environs de l’église. Cécile, une bière à la main, est seule, debout, dans un silence insolite. Elle symbolise un micro choc, la fin d’une vie qui sera immortalisée dans des souvenirs échangés sur les pavés de la place Notre-Dame-du-Mont : “Je sais qu’il n’est pas mort. Il est parti en mission secrète. Parce que Rachid, il partirait pas comme ça sans prévenir”.
Commentaires
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Bel hommage, merci pour lui. On souhaite que sa mission secrète soit douce.
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