SIGNIFICATIONS DE L’EMPRISE (2)

Billet de blog
le 19 Août 2023
0

Je me propose, aujourd’hui, de poursuivre les réflexions que j’ai publiées la semaine dernière sur l’emprise et sur les significations de cette puissance exercée par l’usage des stupéfiants et par le marché qui l’accompagne. J’ai été, bien sûr, incité à écrire ces chroniques par les articles publiés dans « Marsactu » par C. Bonnefoy, B. Gilles et C. Martot Bacry.

Les trafics dans la ville

La figure du réseau est une figure essentielle de la pensée contemporaine du fait urbain. Élaborée, en particulier, dans les années quarante et cinquante par des sociologues de l’Université de Chicago, elle consiste dans une méthode particulière d’analyse du fait urbain fondée sur l’étude des relations entre l’habitat et les relations de transports et de communication qui structurent les échanges dans l’espace de la ville. Les trafics constituent eux-mêmes une sorte de modèle des échanges urbains. Ce seul mot, trafic, désigne de façon péjorative la mise en œuvre d’un échange, d’un marché, c’est-à-dire d’un ensemble d’échanges illégitimes voire condamnables. Les trafics de stupéfiants prennent leur place dans l’ensemble des réseaux de marchés invisibles, illégitimes, qui quadrillent les relations d’échange ou de consommation entre les habitantes et entre les habitants de la ville. Ils n’habitent plus Marseille, mais ils font partie des réseaux et des marchés. C’est que, plus encore, sans doute, que d’autres villes, Marseille est une ville de réseaux. Cela tient peut-être, si l’on se situe dans le temps long, à son histoire : ville grecque, fondée, en quelque sorte, du dehors, Marseille a été conçue, dès le commencement, dans la logique d’un réseau qui la reliait au réseau constitué, alors, par l’ensemble des villes et des îles grecques. Cette logique du réseau s’est poursuivie avec l’activité portuaire et maritime de la ville, pour se poursuivre avec la construction des réseaux de communication. Enfin, la logique du réseau permet de comprendre que, contrairement à d’autres grandes villes françaises, Marseille ne se soit pas inscrite immédiatement dans la figure de la « communauté urbaine » : pour elle, la communauté urbaine se confond avec la ville. 

65 ans d’abandon des pouvoirs : de Defferre à Gaudin

À Marseille, l’intensification du trafic de stupéfiants, l’aggravation de l’emprise, sont à mettre en relation avec un affaiblissement constant de la politique de la ville qui a caractérisé les municipalités de la ville depuis Carlini, en 1947. Même si G. Defferre a engagé des pratiques de politique urbaine, notamment dans le domaine de la construction, il a laissé s’accroître les inégalités et, dans le même temps, il a laissé se mettre en place des réseaux comme ceux de distribution des drogues. Les municipalités de R. Vigouroux et de J.-C. Gaudin n’ont pas fait grand-chose pour endiguer le phénomène. Cette difficulté contemporaine dans l’élaboration d’une véritable politique de la ville peut se comprendre si l’on observe les identités des partis et des mouvements politiques qui ont été au pouvoir dans la ville. Les élus du P.S. comme Defferre ou, aujourd’hui, B. Payan, ne se sont jamais véritablement investis dans l’engagement au sein de leur parti : Defferre considérait que sa propre personnalité suffisait à définir son engagement et B. Payan se présente comme « non inscrit ». Quant à J.-C. Gaudin, son discours politique manifestait un désintérêt pour la dimension nationale de la vie politique. C’est ainsi qu’une sorte de désengagement politique permet de comprendre que la logique du pouvoir ait été trop faible, à Marseille, pour empêcher réellement la montée de réseaux comme ceux des trafics de stupéfiants : les institutions étaient trop faibles pour résister à l’emprise.

L’emprise de la culture issue des États-Unis

Si j’ai évoqué l’École de Chicago, c’est aussi parce que Marseille, comme, sans doute, la plupart des villes françaises, s’est trouvée piégée après la guerre de 1939-1945 par l’hégémonie des modes, des cultures, des modes de vie, issus des États-Unis. L’usage des stupéfiants fait partie de ces modes, ainsi que l’obsession d’instaurer des marchés dans tous les domaines. Il y a, dans l’emprise, une trace de cette influence de la culture des États-Unis, c’est même, en grande partie, pour « faire comme les américains » que des réseaux de trafic de stupéfiants se sont établis dans la ville, comme par un effet de mode – bien qu’en l’occurrence, cet effet de mode ait eu des conséquences graves. La culture américaine a conçu un modèle d’urbanité que beaucoup d’autres villes se sont laissées imposer, en particulier Marseille, avec les modes d’organisation, les pratiques sociales et culturelles, les modèles sociaux, qui l’accompagnent. La crise urbaine des États-Unis, étudiée, justement, par l’école de Chicago, est du même ordre que la crise urbaine qui, en France, permet, aujourd’hui, de comprendre le développement de l’emprise. 

L’emprise : une perte des repères

L’emprise est une soumission, c’est-à-dire un affaiblissement de la personnalité et une perte des repères. Finalement, de la même façon que l’usage des stupéfiants nous endort, l’emprise affaiblit notre conscience. C’est, en particulier, pour cela que le plaisir se transforme en besoin, ce qui conduit au remplacement de pratiques de plaisir par des soumissions à l’emprise. Au-delà, l’emprise finit par se muer en une perte du sens. Soumis à l’emprise et en proie à l’addiction, nous finissons par être chassés du langage, et notre relation à l’autre finit par n’être plus que l’assouvissement d’un besoin, qui nous fait perdre même l’idée de plaisir. Cette perte des repères laisse notre personnalité se faire piéger par l’emprise, en s’ajoutant à d’autres processus menant à la perte des identités ou à leur affaiblissement. Mais, plus encore, l’emprise de l’usage des stupéfiants va jusqu’à la perte du langage et du sens. Sans doute le recours aux stupéfiants peut-il se comprendre dans une dynamique plus large qui affaiblit notre personnalité au point qu’elle finit par ne plus s’exprimer par la parole. La perte des repères dans l’emprise est le même processus que la perte des mots, dans cet assoupissement généralisé qui renvoie, finalement, à une dynamique d’autodestruction, à une dynamique de mort : la perte des mots n’est pas autre chose qu’une fin du moi.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire