[Aix à l’Ouest] Le centre commercial où les mondes se rencontrent
À Aix, l'urbanisation va vers l'Ouest. Passés les grands ensembles du Jas de Bouffan, de nouveaux immeubles de standing transforment le paysage. Au fil des étés dans le village de sa famille, notre journaliste Clara Martot Bacry a vu la bascule du rural au périurbain. Dans ce troisième épisode, elle arpente les galeries marchandes du Géant Casino, zone tampon entre ces deux univers.
L'entrée du Géant Casino du Jas-de-Bouffan, à l'ouest d'Aix. (Photo : CMB)
“À votre place, j’aurais pas choisi ce sujet. C’est pas intéressant. Le Géant, ça a rien changé. C’est pas pour les gens comme nous.” C’est qui, les gens comme eux ? Finalement, Josiane et Jean-José déballent tout. Leur arrivée au Jas-de-Bouffan il y a 40 ans, au tout début, cet HLM qu’ils n’ont jamais quitté, une carrière dans la sécurité interrompue par une faillite pour lui, le cumul de deux emplois comme auxiliaire de vie pour elle, des ancêtres espagnols passés par l’Algérie avant d’arriver là, comme des milliers d’autres.
Et voilà le couple attablé à la terrasse d’un café de centre commercial. Pas n’importe lequel : le “Géant”. Un grand Casino enrichi de galeries marchandes où des mondes qui s’ignorent se croisent avec leurs caddies. On y vient du Jas-de-Bouffan, des nouveaux lotissements d’Aix Ouest et des villages. Il y en a pour presque tous les budgets. C’est simple à imaginer : une entrée côté HLM, une autre côté lotissements, une grande allée en forme de virgule qui relie les deux et de part et d’autres, une trentaine de petites boutiques.
Au milieu d’un décor périurbain où la voiture règne, le Géant est le seul point à abriter des terrasses : le café Columbus, l’enseigne la Croissanterie, le nouveau KFC et le tacos qui survit bien. Nombreux sont ceux qui, comme Josiane et Jean-José, s’y arrêtent simplement pour boire un soda. Je le fais aussi : en famille, seule, en transit quand je fais le taxi pour amener des proches à la gare routière ou quand j’attends le bus qui m’amènera en centre-ville. Dans l’espace intérieur du Columbus ce vendredi matin, on croise : un vieil homme aux traits tirés qui lit le journal, une jeune mère de famille en robe bleu électrique, deux hommes en polo qui télétravaillent chacun dans un coin. Sont-ils employés par une entreprise parisienne, comme cela arrive désormais fréquemment par ici ?
Josiane et Jean-José ont vu ces nouvelles populations s’installer dans les immeubles neufs qui prolongent le Jas-de-Bouffan, au début de la route d’Éguilles (Voir l’épisode 1). “Ici, c’est un quartier populaire, tout le monde le sait. Pourquoi vous faites des constructions avec des loyers aussi chers ? Faites des résidences normales !” s’indigne Josiane. Jean-José renchérit : “Les élus, on les a tous vus défiler. On les connaît par cœur. Ils promettent tous la même chose, un nouveau logement, un travail… Mais ils ont aucune parole.” Je leur dis que ma famille vient des Figons (Voir l’épisode 2), à côté d’Éguilles. Ça relance la conversation. Josiane assure avoir servi à manger chez elle au maire Robert Dagorne, lors d’une vieille campagne pour les municipales. “Puis quand on les recroise après, ils froncent les yeux, ils se grattent la barbe et ils lancent : « vous êtes qui, vous ? »“ Les époux en grimacent de dégoût. Puis ils éclatent de rire. Josiane lance : “En conclusion, le Géant, si vous avez les moyens, c’est bien. Sinon…”
Faire la balade
Midi approche. Le parking est presque plein. On fait remarquer : “Mais où sont les gens ? C’est toujours vide à l’intérieur…” C’est vrai. Derrière le couple, un père de famille moins bavard lance un appel vidéo : “Salam!” Sort une toute petite paire de baskets roses de son sac de courses : “Adidas.” Pour les trouver, je sais où aller. Il faut remonter toutes les galeries marchandes. Les enseignes se déclinent : Tiger, Moa, Kiko, Générale Optique, SFR, Claire’s, Devred… Courir. Le magasin a lancé ce jour-même une promotion “rentrée des classes” sur les baskets. Ici comme autour, c’est très calme. “On sait que les Aixois reviennent à partir du 15 août”, précise Émilie, 23 ans, cheveux courts et bicolores, salariée en CDI.
Ici, c’est comme un village avec un maire, où le maire, c’est le patron des galeries, et il a des idées super.
Émilie, employée chez Courir
La jeune femme poursuit, souriante, et manifestement épanouie dans son travail. “Ici, c’est comme un village avec un maire, où le maire, c’est le patron des galeries, et il a des idées super.” Pourtant, à part le Casino, les magasins sont assez peu fréquentés. “Mais ça bouge ! Le barber [shop] juste à côté, par exemple, il vient d’ouvrir et il marche fort. Il n’y avait rien pour les hommes avant. Ça nous ramène des clients et vice-versa. Entre boutiques, on se soutient”, poursuit la vendeuse.
La jeune Émilie a déjà eu l’occasion de travailler dans de nombreuses boutiques de l’enseigne. Et peut donc dresser une analyse comparative. “Ici, le magasin est petit et on a une clientèle fidèle, grâce aux jeunes de la ZAC”. La ZAC, c’est comme cela que les locaux appellent les logements sociaux du Jas-de-Bouffan, par opposition à la “ZUP”, un peu plus dégradée, qui désigne le quartier voisin d’Encagnane. “Quand on habite dans le coin, c’est simple de venir ici. Sinon, il faut aller à Plan-de-Campagne, vous imaginez ?”, dit-elle. Le Géant du Jas-de-Bouffan est un poids plume à côté de la zone commerciale de 250 000 m2, située à 17 kilomètres de là. Selon Émilie, “il a plutôt un esprit style Grand Littoral. C’est-à-dire que les gens ne viennent pas que pour acheter, mais aussi pour faire la balade.”
Promesse discount
Mais le Géant est sur le point de connaître une petite révolution. Du parking au magasin Courir, de la terrasse du Columbus aux allées de l’hypermarché, la même rumeur s’est propagée : l’enseigne d’objets hard discount Action est attendue pour la fin de l’année. Prononcer son nom suffit à faire apparaître des sourires. “On a hâte !” lancent Malika et Sihame, mère et fille originaires de Puyricard. Pour l’heure, les deux femmes fréquentent la galerie pour profiter de la parapharmacie quasi exhaustive qu’elle abrite. “Il y a des bonnes pharmacies en centre-ville, mais comment on se gare à Aix aujourd’hui ? Au moins ici, le parking est gratuit. Et quand Action sera là, on viendra plus souvent.”
Derrière les rideaux baissés de trois enseignes, le bruit des marteaux-piqueurs indique que quelque chose se prépare. “Bon, lui, il va mourir, le pauvre” : Malika pointe du doigt le magasin de décoration gadget Tiger, situé juste en face du futur monstre. On peut imaginer qu’avant Tiger, d’autres enseignes moins connues et moins fréquentées risquent d’être englouties.
À la pause déjeuner, les visiteurs aisés viennent flâner devant les boutiques de sacs, de décoration bohème et de vêtements plus chics, comme IKKS. Vêtue d’une robe fleurie, Anne, sophrologue de profession et propriétaire d’une maison à la Roque d’Anthéron, est une cliente régulière. “Je viens souvent ici pour Yves Rocher, et ça me permet de faire les courses par la même occasion”, sourit-elle. Au milieu des petites vitrines, on avait presque oublié l’existence du Géant Casino, “trop cher” pour beaucoup de gens rencontrés jusqu’ici.
Tacos ou KFC
À l’extrême opposé de l’hypermarché, un autre géant : le garage Feu vert et la station de lavage Total. Ici, la file de clients ne s’interrompt jamais. Et entre les deux, certains conducteurs s’arrêtent chez Mamadou pour un lavage “à la main, sans produit toxique et surtout, sans eau”. Gérant d’une franchise Détail Car depuis 2019, le professionnel n’a pas le temps de faire de pause. Les voitures s’enchaînent. Le gros SUV qui nous sépare est astiqué de fond en comble à la main pour 65 euros. “C’est très physique”, concède rapidement Mamadou. Mais il préfère cette vie à celle d’avant, dans une enseigne Total du Vaucluse, où il savait qu’il bossait “pour des patrons qui gagnent des millions sur le dos des gens”.
En face d’un énième poids lourd commercial, KFC, un autre petit gérant continue de tirer son épingle du jeu : le snack de tacos Taking Food. On y croise la famille de Sonia à l’heure du dessert. Les deux petites, Nelya et Inaya, engloutissent des glaces pendant que leur grand-père, Haussine, se remémore le décor du passé : “Avant, il n’y avait rien et je travaillais au marché là-haut, là où ils ont mis le Feu vert.” Haussine fait ensuite carrière dans les transports publics. Il a élevé ses enfants ici, à la ZAC. Sonia, auxiliaire de vie, y habite toujours. “C’est mieux aujourd’hui. Mon logement est en bon état, je n’ai pas eu de mal à trouver des places en crèches, l’école s’est améliorée… Je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde mais moi, je ne me plains pas.”
On est tellement proches du centre-ville qu’on se sent pas trop à l’écart, contrairement aux quartiers Nord de Marseille.
Kader, originaire du Jas-de-Bouffan
Son frère Kader, dans le transport aussi, a quitté le quartier pour le village de Coudoux, à l’Ouest de l’agglomération. “En grandissant ici, j’ai pas le souvenir de m’être plaint. On est tellement proches du centre-ville qu’on se sent pas trop à l’écart, contrairement aux quartiers Nord de Marseille, je pense. Mais maintenant que j’ai un autre quotidien, quand je reviens ici, je vois qu’il y a quand même des problèmes d’insécurité.” Je lève la tête. La ZAC aux 6 000 habitants commence de l’autre côté de la rue.
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Ils se croisent vraiment, ces mondes, ou ils se croisent, seulement, au Centre commercial ? Question à débattre. On a l’impression d’une sorte de fausse ville : les gens “jouent à la ville” mais est-ce encore une ville ?
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