Un fils tué, son cousin éborgné : à Marseille, une famille brisée par les armes de la police
Abdelkarim, 22 ans, et Mohamed, 27 ans, étaient cousins germains. En deux nuits d’émeutes, l’un a perdu un œil et l’autre est mort. De forts soupçons pèsent sur les LBD utilisés par la police pour "rétablir l’ordre" après le décès de Nahel. D'après les informations de notre partenaire Mediapart et de Libération, deux enquêtes sont désormais ouvertes.
Un équipage du Raid dans les rues de Belsunce après minuit vendredi 30 juin 2023. (Photo : LC)
Depuis l’incarcération d’un policier marseillais, mis en examen la semaine dernière avec trois de ses collègues pour des “violences en réunion” sur Hedi, un jeune homme de 22 ans très gravement blessé à la tête dans la nuit du 1er au 2 juillet par un tir de lanceur de balles de défense (LBD), les brigades anticriminalité locales sont ulcérées. La décision judiciaire a déclenché une grève du zèle et une vague d’arrêts maladie de complaisance au sein de la police marseillaise.
“Le savoir en prison m’empêche de dormir”, a déclaré dimanche le directeur général de la police nationale, Frédéric Veaux, au lendemain d’une visite à Marseille. “De façon générale, je considère qu’avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison, même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail”, a même ajouté le patron de la police. Pendant que Frédéric Veaux défend ses troupes, avec le soutien de son ministre de tutelle, une famille cherche à comprendre pourquoi elle a enduré deux tragédies en deux jours. La nuit où Hedi a été blessé, et non loin de là, Mohamed Bendriss, 27 ans, est mort d’une crise cardiaque probablement causée par un impact de LBD en pleine poitrine. La veille, son cousin de 22 ans, Abdelkarim Y., passait près de policiers quand il a été touché par un projectile. Il a perdu l’usage de son œil gauche.
En ce samedi après-midi, sur le cours Lieutaud, en centre-ville de Marseille, une vingtaine de personnes se retrouvent. Certaines portent un badge de la Ligue des droits de l’homme. Elles ont répondu à l’appel d’Arié Alimi, l’avocat de la famille de Mohamed Bendriss, pour participer à une enquête de voisinage citoyenne. Sur place, la veuve, la tante et la cousine du défunt découvrent ces anonymes qui veulent les aider, à la mesure de leurs petits moyens. Les volontaires passent plusieurs heures à sonder les commerçants et à sonner aux portes, espérant reconstituer le trajet de Mohamed la nuit de sa mort. Les voisins répondent volontiers mais n’ont pas vu grand-chose. Le pillage du magasin Speedway, la veille, les a plus marqués que cette nuit-là. M6 est déjà passé leur poser des questions, pas la police.
Deux impacts “en cocarde” sur le corps de Mohamed
Les certitudes sont bien maigres. Le 2 juillet, à 1 heure du matin, Mohamed Bendriss s’effondre cours Lieutaud, juste devant chez sa mère, où il arrive en scooter. Malgré les efforts des pompiers, arrivés sur place à 1 h 07, puis des urgences de la Timone, où il est admis à 1 h 26, il n’a pas pu être réanimé.
Les premiers éléments de l’enquête, dont Mediapart et Libération ont eu connaissance, laissent peu de doute sur les causes de son décès, prononcé à 2 h 05. À l’hôpital, les médecins constatent tout de suite deux impacts “en cocarde” de 4,5 cm de diamètre, évocateurs d’un “flashball” (aujourd’hui remplacé par le LBD) : l’un sur l’intérieur de sa cuisse droite, l’autre sur son thorax, côté gauche. L’autopsie,réalisée quelques heures plus tard, estime que ce “commotio cordis” (choc sur le cœur) a probablement causé la crise cardiaque qui a emporté ce jeune homme sans antécédents médicaux.
Depuis leur mise en circulation au début des années 2000, les lanceurs de balles de défense (Flashball Superpro, puis LBD 40) ont causé la mort d’au moins deux personnes : Gaston Prodhomme, en 2001 à Gennevilliers (Hauts-de-Seine), et Mustapha Ziani, en 2010 à Marseille. Mohamed Bendriss pourrait donc être la troisième victime.
Le 2 juillet, une première exploitation des caméras de surveillance situées sur le cours Lieutaud montre les derniers mètres du parcours de Mohamed. Sur son scooter, sans casque, il semble “recroquevillé sur lui-même”. Trois témoins le voient ensuite tomber devant le domicile de sa mère, victime d’un malaise. Mais à ce stade, nul ne sait exactement d’où il venait, à quel endroit du centre-ville il a pu être touché par les tirs de LBD, par quels agents et dans quelles circonstances. Quant à son scooter, resté sur place, il a été dérobé dans la nuit.
La compagne de Mohamed l’a vu quitter leur appartement, près de la gare Saint-Charles, vers 20 heures. Il a passé quelques minutes avec son cousin Lahcène, entre 22 h 30 et 23 heures, dans un café de la Canebière. Les proches de Mohamed ont reçu une dernière vidéo de lui à 0 h 49 : il filme une interpellation, rue Montgrand. Grâce à la géolocalisation de ses messages Snapchat, ils ont pu reconstituer une partie de ses déplacements. Pas suffisant pour lever le mystère. L’analyse d’autres caméras, requise par les enquêteurs, pourrait apporter des éléments supplémentaires.
Le 4 juillet, le parquet de Marseille a ouvert une information judiciaire pour “coups mortels” avec arme, confiée à la police judiciaire et l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Dans un communiqué, il jugeait alors “probable” que le décès ait été causé “par le tir d’un projectile de type « flashball »“, qui “a entraîné un arrêt cardiaque”. La procureure précisait que des “émeutes et pillages se déroulaient cette nuit-là dans le secteur, sans qu’il soit possible” à ce stade “de déterminer si la victime y avait participé ou même si elle avait pu circuler dans une telle zone”.
“Mes enfants vont comprendre que leur père a été tué par des policiers”
Le 31 juillet, la juge d’instruction a prévu de recevoir les proches de Mohamed pour leur première audition de parties civiles. Le décès du jeune homme les laisse, pour l’instant, dans un grand désarroi.
Dans l’appartement modeste de sa tante Samra, à Air-Bel, ils répètent quelques questions sans réponse, entre deux sanglots. “Mon fils n’était pas avec les émeutes, je sais qu’il n’a rien fait, assure Meriem, la mère de Mohamed. Il était juste en train de filmer. Pourquoi ils l’ont tué pour ça ? On est où, là ?” Depuis qu’elle a retrouvé son fils inconscient sur le pas de sa porte, Meriem peine à retourner chez elle et passe du temps chez sa sœur.
Nour, 19 ans, est la compagne de Mohamed depuis quatre ans. C’est aussi la mère de son fils, âgé de deux ans et demi. Il y a peu, elle a appris qu’elle était à nouveau enceinte. La nuit des faits, sa belle-mère l’a appelée “vers 3 heures du matin”. “Je l’ai entendue crier, elle est à l’hôpital, elle me dit que Mohamed est décédé. Je me suis dit que c’était impossible, mais je suis allée à l’hôpital et je l’ai vu mort.”
“Mes enfants vont comprendre que leur père a été tué par des policiers, glisse-t-elle, déterminée à obtenir justice. Je veux que le policier qui a tué mon mari soit retrouvé. Je veux qu’on me dise pourquoi mon mari a été tué. On ne tue pas des gens comme ça, on ne laisse pas des familles souffrir derrière. Je ne lâcherai pas.”
Abdelkarim, éborgné la veille de la mort de son cousin
Deux grands malheurs ont simultanément frappé Samra, la tante de Mohamed. La veille de ce décès, son fils de 22 ans, Abdelkarim, a été gravement blessé à l’œil gauche lors du deuxième soir d’émeutes à Marseille. Trois semaines plus tard, au repos dans un appartement du 5e arrondissement, le jeune homme a toujours la moitié du visage recouverte par un pansement et un cache-œil translucide.
Également assisté par l’avocat Arié Alimi, Abdelkarim a déposé plainte contre X pour “violences volontaires en réunion ayant entraîné une mutilation définitive ou une infirmité permanente, par personne dépositaire de l’autorité publique, avec arme” et “tentative d’homicide volontaire”. D’après les informations de Mediapart et Libération, une enquête préliminaire est d’ores et déjà ouverte. Ce lundi 24 juillet, Abdelkarim s’est rendu à l’IGPN pour donner sa version des faits.
Nous l’avons rencontré deux jours plus tôt. Épuisé et pas très à l’aise en français, le jeune homme livre un premier récit de ce qui lui est arrivé. La nuit du 30 juin au 1 juillet, entre minuit et une heure du matin, il marchait “seul” à l’angle de la rue Saint-Ferréol et de la rue Davso, au centre-ville, pour se rendre chez un ami qui habite à 150 mètres, selon l’adresse qu’il indique.
Des soupçons sur le Raid
“Les gens qui cassaient des trucs étaient loin. Il n’y avait personne, juste les policiers”, explique le jeune homme, décrivant cinq camionnettes remplies d’agents “habillés en noir, avec des casques noirs” qu’il n’avait “jamais vus dans Marseille”. Sur des images, il est convaincu de reconnaître les véhicules du Raid, très différents des fourgonnettes classiques. Cette unité d’élite de la police nationale, plus rodée aux prises d’otages et aux interventions exceptionnelles qu’au maintien de l’ordre, a été engagée à Marseille pour répondre aux émeutes.
Dans les souvenirs d’Abdelkarim, un policier muni d’une arme longue “sortait du toit” d’un véhicule et un autre était positionné “à côté”, tandis que l’essentiel des fonctionnaires se trouvait à l’intérieur. Les policiers du Raid peuvent être équipés de LBD, mais aussi de lanceurs de “bean bags”, des projectiles remplis de petites billes qui provoquent le même type de blessures.
“J’ai marché vers eux pour tourner dans la ruelle et rejoindre mon collègue, poursuit-il. Ils m’ont laissé avancer. Ils n’ont rien dit du tout. J’ai vu un policier en train de me viser mais je n’ai pas remarqué qu’il allait me tirer dessus, je n’ai pas caché mon visage. Quand j’ai voulu tourner, ils m’ont tiré dessus.”
Sur place, dix à quinze mètres séparent la position déclarée d’Abdelkarim de l’endroit où il situe les policiers. Une caméra de surveillance, fixée à un mât, trône au dessus du croisement. D’après nos informations, l’IGPN a déjà adressé des réquisitions au Raid pour connaître la position de ses agents au moment des faits.
Poursuivant son récit, Abdelkarim pense avoir “perdu connaissance” dans la rue et se souvient seulement de s’être relevé en se tenant le visage. “Mon nez saignait, des morceaux sortaient. Un monsieur a voulu m’aider, mais j’ai dit « ça va ». J’ai marché, j’ai tourné là où mon collègue habite. Les policiers n’ont rien fait, ils ne m’ont même pas couru derrière. Ils voulaient juste tuer ou blesser des gens.”
Le jeune homme affirme s’être rendu jusque devant l’immeuble de son ami, où celui-ci l’attendait et l’a pris en charge, avec l’aide de passants qui ont appelé les secours. Abdelkarim se rappelle avoir été transporté par les pompiers à l’hôpital de la Conception, faute de place à la Timone, puis à l’hôpital Nord pour une échographie, avant de retourner à la Conception vers 6 heures du matin.
À partir de là, Abdelkarim n’a plus que des bribes de souvenirs. Il se rappelle une soignante, qui lui aurait dit : “Vous étiez avec les émeutiers”, avoir “vomi du sang”, une première opération, peut-être pour sa fracture du nez, où on lui a posé une plaque. “Quand je me suis réveillé, ils m’ont dit que je pouvais sortir.”
Selon Abdelkarim, l’hôpital l’a laissé partir à 19 heures, le 1er juillet, sans lui remettre aucun papier. Sur les photos qu’il montre sur son téléphone, son visage est entouré d’un bandage sommaire, avec un pansement sur l’œil. Les seuls documents médicaux qu’Abdelkarim a conservés datent des 10 et 13 juillet : ce sont les comptes rendus de deux opérations à son œil gauche. La première vise à traiter un “décollement de rétine post traumatique”, la seconde une “nécrose cornéenne” consécutive à une infection. Le médecin conclut à un “pronostic sombre” sur l’avenir de son œil.
Des familles démunies
Les familles de Mohamed et Abdelkarim, tous deux de nationalité algérienne et résidant en France grâce à des titres de séjour, ne roulent pas sur l’or. Entre les lignes se dessinent des vies de galère et de subsistance difficile. Mohamed a déjà été arrêté pour des vols ou de la consommation de stups, ont constaté les policiers qui l’ont passé au fichier après son décès. Comme sa compagne, il touchait le RSA. En parallèle, il travaillait pour Uber Eats.
Zino et Ilyes, rencontrés par Mediapart deux semaines après son décès sur une terrasse du cours Lieutaud, connaissaient Mohamed par ce biais. “On restait souvent ensemble ; d’ailleurs, le soir du drame, il était avec nous ici”, rapportent-ils. Selon eux, le jeune homme aurait assuré plusieurs commandes ce soir-là. “Il a reçu une commande, il est parti sur son deux-roues et c’est un peu avant le pont qu’il s’est pris le tir de flashball”, croit savoir Ilyes, qui cumule deux emplois. “On n’a pas vraiment d’horaires, on bosse dès qu’on le peut. En journée, en soirée, le dimanche… Il faut bien nourrir la famille.”
Personne ici ne pouvait imaginer que Mohamed finirait ainsi. La veille de son décès, il était rentré d’Algérie, où vit son père. Deux jours avant son retour, Mohamed aurait appelé Nabil, l’un de ses meilleurs amis, depuis Oran. “Il était impressionné par les images qu’il voyait à la télé et m’a dit qu’il était content de ne pas être à Marseille dans ce contexte. C’était un mec bien, il n’a pas participé à tout ça le soir où il s’est fait tuer”, assure-t-il.
Originaire du quartier populaire de Tirigo à Oran, la victime avait rejoint la France en 2014, comme de nombreux jeunes Algériens en quête d’un avenir meilleur. “On était arrivés en même temps d’Algérie. Depuis, il avait réussi à régulariser sa situation et avait une carte de séjour.” Selon ses amis, il vivait de la livraison mais faisait aussi “un peu de commerce” en ramenant de la marchandise dans son pays d’origine pour la revendre. Il espérait également ouvrir un magasin de téléphonie à Oran, qu’il aurait pu gérer à distance avec l’aide d’un associé.
De son côté, Abdelkarim a un temps vécu de petits boulots, des livraisons et des ménages. Aujourd’hui, il explique péniblement être reconnu comme handicapé à 80 % et suivi sur le plan psychologique pour son agoraphobie : il lui est très difficile de “sortir la journée”, par crainte du bruit et de la foule.
Commentaires
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Je constate que les les lecteurs de Marianne s’excitent sur des sujets comme La Buzine, dont en vérité on se fout ( j’avais d’ailleurs pu m’exprimer là dessus dans un commentaire) mais ces événements d’une extrême gravité ne semblent pas les intéresser…
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oui ça révèle un beau racisme conscient ou inconscient !
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Il faut bien dire que le titre amphigourique de l’article de Mediapart et son contenu filandreux et interminable dessert la cause.
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la police et son racisme tue ! clairement la Macronie joue à un jeu très dangereux !
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Dans l’affaire Hedi, le site BFM qui n’a rien d’un site contestataire, donne les informations suivante :
« Le policier placé en détention provisoire est le seul porteur de LBD sur les images de vidéosurveillance. Il a été notamment identifié grâce à son tee-shirt, mais en garde à vue, il a affirmé ne se souvenir de rien, n’avoir rien vu et ne pas se reconnaître sur les images. » . De même pour ses collègues.
https://www.bfmtv.com/police-justice/affaire-hedi-a-marseille-ce-que-les-policiers-mis-en-cause-ont-dit-aux-enqueteurs-de-l-igpn_AV-202307270442.html
L’IGPN va sans doute bientôt nous dire que les images sont le fruit de l’intelligence artificielle.
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C’est comme le décès de Zineb Rédouane -qui l’excuse compte tenu de son age-.
C’est une association de malfaiteurs, ce gouvernement…! Secte, maffia…!
Et le Garde des Sceaux en conflits d’intérêts. La cour de la République ne lui fera pas de mal, rappelez-vous du sang contaminé…?
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