UN VILLAGE DANS LA VILLE : LE DOMAINE VENTRE
C’est un espace qui ne paie pas de mine, dans cette partie du 1er arrondissement. Quand on s’y trouve, est-on encore à Marseille ?
Un clos d’artisans
Le Domaine Ventre était un « domaine ». Ce mot désignait des dépôts utilisés par les commerçants pour entreposer les marchandises venues des bateaux, à l’intention des grossistes. C. Casanova nous explique, dans La Marseillaise, que les « domaines » représentaient une forme particulière d’architecture et d’aménagement. Peu à peu, en particulier à la suite des mutations du port, ces « domaines » seraient, plus tard, utilisés par des artisans de toutes sortes pour y installer leurs ateliers.
Le domaine Ventre occupe un espace délimité par la rue de la Palud, la rue Moustier, la rue d’Aubagne et la rue Estelle. Cet espace se situe, ainsi, au centre de Marseille, à la fois dans l’un de ses quartiers les plus anciens et dans un quartier extrêmement actif ; cela est, à l’origine de nombreuses formes de solidarité qui, entre les habitants, ont résisté à toutes les modernisations qui ont fini par s’attaquer à la solidarité ancienne des quartiers de ville et à la culture urbaine classique.
Avec le temps, le clos d’artisans a fini par s’ouvrir à des usages plus classiques d’habitation, et, aujourd’hui, c’est cet usage de logement qui domine Ventre. En même temps, sans doute parce qu’ils figurent, en quelque sorte, « à demeure », dans le quartier, il y règne entre les habitants des pratiques de solidarité, une certaine familiarité, un esprit mutualiste, qui font du domaine Ventre une véritable « micro-société », comme un petit village qui trouve sa place dans le réseau marseillais, qui a fini, peu à peu, par y imposer sa présence, mais aussi une forme d’autonomie – il existe, somme toute, une « citoyenneté Ventre ».
Un village au cœur de la ville
C’est que le Domaine Ventre est un village au cœur de la ville : on n’y vit pas vraiment comme dans les lieux urbains classiques. En effet, les voisins n’y sont pas seulement les voisins de l’immeuble, mais ils habitent la maison d’à côté. À peine, d’ailleurs, peut-on parler d’immeubles pour désigner les demeures occupées par les habitants du Domaine. Dans ce village, on voit des petites maisons comme dans les villages de la campagne. On s’attend à tout moment à rencontrer une poule en train de se promener. Les petites maisons du Domaine sont un héritage de l’époque où régnait là une vie artisanale fourmillant de toutes sortes d’activités que réunissait, précisément, cette citoyenneté du Domaine Ventre. Il ne s’agissait pas seulement de lieux d’habitation et de travail, mais c’est un réseau qui avait fini par y tisser sa toile. C’est le filet de ce réseau qui, au fil du temps, justement, a fait du Domaine un espace singulier au centre de la ville, comme une métropole à lui seul. Ce village a mis en scène une sociabilité particulière, une véritable citoyenneté qui vient, en quelque sorte, doubler celle de Marseille, avec ses lois propres, avec ses usages sociaux, avec cet habitat partagé. Au Domaine Ventre, on est de Marseille, bien sûr, mais on est aussi du Domaine, sans que l’on sache bien laquelle de cette citoyenneté domine l’autre.
Un espace menacé
Comme l’a expliqué B. Gilles, dans Marsactu du 11 février 2019, ce petit paradis est menacé. D’abord, nous sommes rue d’Aubagne, et ce qui est arrivé aux immeubles qui s’y sont effondrés pourrait bien se produire ici. Dans toutes les rues voisines de la rue d’Aubagne, les habitants ressentent une forme d’insécurité depuis l’événement que l’on peut nommer « L’effondrement », car ce ne sont pas seulement deux immeubles qui se sont effondrés – ce qui, en soi, est une tragédie, mais c’est la société de tout un quartier qui s’est, ainsi, effondrée, mettant fin à des années, voire à des siècles, de cette sociabilité partagée. Même si l’insécurité ne s’y montre pas – comme, d’ailleurs, elle ne se montrait pas rue d’Aubagne avant la catastrophe, les structures de l’espace se sont peu à peu trop affaiblies pour que les habitations puissent s’y maintenir en toute sécurité. Un « arrêté de péril » a été pris en 2019, car l’eau menace de monter des sous-sols, mettant en péril les constructions qui se trouvent là, après avoir été édifiés sans grande attention.
Un centre social et culturel
Parmi les projets concernant le Domaine Ventre, la municipalité a fait connaître son intention d’y établir un centre social et culturel. En particulier, le cabinet marseillais Charbonnier propose de doter le Domaine « d’une nouvelle centralité ». « Son sol », est-il expliqué dans le document édité par ce cabinet, « deviendrait une vaste toile où tout le monde pourrait s’exprimer, ainsi créer une continuité artistique avec l’escalier du cours Julien ». La petite société du Domaine se verrait ainsi reconnaître une culture propre. Sans vouloir prendre part, ici, au débat qui a lieu en ce moment dans le Domaine, autour du projet de centre culturel, nous voulons seulement remarquer que la « culture de Ventre » se voit reconnaître le statut d’une culture particulière, l’expression d’une véritable identité urbaine. Articulée au projet de centre social et culturel, la piétonnisation du Domaine implique la disparition des voitures et la fin de la fonction de « parking », ce qui permettrait au Domaine Ventre de retrouver le rôle d’une « « nouvelle centralité ». Peut-être serait-ce une façon, pour le Domaine, de retrouver cette citoyenneté propre qui fait de lui un espace particulier au centre de Marseille. Quelle que soit la décision qui sera prise à ce sujet, le projet de centre social et culturel donne au Domaine un rôle particulier dans l’espace de la ville. À cet égard, que, dans le temps long, le Domaine Ventre, ait été peuplé par deux édifices religieux, l’Église du Calvaire et la chapelle de la Sainte-Trinité, montre sa spécificité dans le champ culturel. Reste que, si elle manifeste l’identité culturelle propre du Domaine, l’existence de ce centre social et culturel risque, à terme, d’en modifier les usages d’habitation, et de faire du Domaine un lieu de passage, ce qui peut expliquer les réserves des habitants.
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