Comment l’AP-HM a laissé prospérer un marchand de sommeil en ses murs
À côté des bâtiments hospitaliers, l'institution est propriétaire d'un important patrimoine privé, notamment issu de legs prestigieux. L'un de ces immeubles a été déclaré en péril au printemps 2022. Depuis vingt ans, sa gestion est déléguée à un bailleur bien connu du service des périls.
L'AP-HM est propriétaire du 8, cours Lieutaud et en délègue la gestion à un bailleur privé. (Photo : JV)
C’est une plaque qui marque mal. “Hospices civils de Marseille. Legs Jules Cantini. 1916”, peut-on lire sur la façade du 8, cours Lieutaud. Ce détail n’a pas échappé aux magistrats de la chambre régionale des comptes (CRC), qui viennent de rendre leur rapport sur la gestion de l’assistance publique-hôpitaux de Marseille (AP-HM), comme on l’appelle aujourd’hui. Pour eux, ce qui devait graver dans le marbre la générosité du sculpteur marseillais, “contribue à renvoyer une image peu reluisante de l’institution eu égard aux conditions dans lesquelles des familles sont hébergées dans cet immeuble”.
En avril 2022, ces dernières ont en effet vu arriver sur leur porte d’entrée les feuilles scotchées bien connues dans ce quartier de Noailles. Elles annoncent ici un arrêté de mise en sécurité, ou un “péril”, dans le jargon, pris par la mairie. Jugés dangereux, les balcons sont condamnés jusqu’à réhabilitation et un tunnel doit être installé pour prévenir le risque de chute de matériau sur les passants et clients des commerces.
Lors de son crochet par le cours Lieutaud au milieu de son auscultation d’ensemble du troisième centre hospitalier universitaire de France, la CRC n’a pas encore connaissance de cette procédure de mise en sécurité urgente engagée par la Ville de Marseille. Mais déjà, cet immeuble “très délabré” a attiré son attention. Dans la dizaine de pages qu’elle consacre à l’important patrimoine privé de l’AP-HM, il sert d’illustration à l’absence de suivi des réhabilitations.
Un contrat sur 50 ans avec un abonné des périls
[Le contrat comprend] 10 appartements à un prix permettant une très bonne rentabilité locative”
Rapport de la chambre régionale des comptes
En 1999, face au mauvais état de cet immeuble, l’institution fait le choix de le confier à deux sociétés civiles immobilières gérées par Raphael Zennou. En contrepartie de sa remise aux normes et de son entretien, cet important propriétaire du centre-ville de Marseille obtient le droit de le gérer pendant 50 ans. Et ainsi “de louer 10 appartements à un prix permettant une très bonne rentabilité locative”, même après avoir pris en compte les 1370 euros par mois reversés à l’AP-HM, souligne la CRC. À l’époque, le notaire alerte l’institution sur “le caractère très succinct du descriptif des travaux de rénovation”, relèvent les magistrats. L’intervention en urgence de la Ville de Marseille en avril 2022 atteste en tout cas de l’insuffisance de l’entretien.
Contacté par nos soins, Raphael Zennou souligne que les travaux demandés ont été menés “conformément aux recommandations et aux exigences de la mairie“, qui a validé la levée du péril en décembre 2022. “Nous veillons à mettre en place les contrôles et suivi de cet immeuble de manière régulière, au plus proche de ses occupants – afin de maintenir et de répondre à tous les critères d’occupation”, ajoute-t-il. “Vous savez, nous sommes très soucieux de l’état des biens que nous mettons en location. Surtout depuis l’affaire de la rue d’Aubagne”, certifiait de même auprès de Marsactu en 2021 son épouse, associée des SCI familiales, lorsqu’elle écopait d’une des premières mises à l’amende du permis de louer.
C’est pourtant un portrait inverse qui transpire de la multiplicité des arrêtés pris à leur encontre. Six en tout selon notre décompte. Deux ont été rédigés successivement en 2020 et 2022 pour un autre bâtiment juste en face de l’immeuble du cours Lieutaud. De même, on se souvient de la focalisation de ces bailleurs sur les allocations logement, racontée dans un reportage de Marsactu en 2019. Tout juste peut-on mettre à leur crédit d’être sortis, le plus souvent dans l’année, des procédures de péril déclenchées à ce jour par la Ville… Les intéressés contestent évidemment exercer une activité de “marchand de sommeil”. “Nous sommes gérant et syndic d’immeuble”, écrit Raphael Zennou à Marsactu.
Une réaction tardive
Fin 2019, la Ville de Marseille avait déjà mis en demeure le propriétaire d’effectuer un ravalement de façade en retard.
S’il n’était évidemment pas connu en 1999, ce pedigree n’a pas alerté l’AP-HM dans les années qui ont précédé le péril concernant son propre immeuble. Sollicitée par Marsactu, l’institution, qui a été notifiée par la Ville de l’urgence d’engager des travaux, tient à préciser qu’elle n’était juridiquement “pas directement responsable” dans cette procédure. Ce que confirme Frédéric Lombard, professeur en droit public à Aix-Marseille université. La formule du bail à réhabilitation libère en effet le propriétaire des obligations normalement attachées à cet attribut, au profit du titulaire du bail.
Cela n’empêche pas, ne serait-ce qu’à titre contractuel, de veiller au respect des obligations d’entretien de son patrimoine. Or, fin 2019, l’AP-HM aurait pu saisir une première occasion pour se soucier de l’état de l’immeuble. La Ville, qui mène alors une campagne de ravalement de l’ensemble des façades de cette section du cours Lieutaud, constate que les travaux n’ont pas été menés au numéro 8, malgré une première injonction un an et demi plus tôt. Elle passe alors au stade de la mise en demeure, avec un délai de 30 mois. La façade, et plus précisément les balcons, c’est justement là que réside le danger réellement repéré en 2022. À chaque fois, l’AP-HM est destinataire des courriers. Mais, si elle répercute la demande sur son partenaire, elle ne va pas jusqu’à diligenter une inspection.
L’AP-HM n’exclut pas “une résiliation du bail”
La crise sanitaire qui a submergé l’hôpital public depuis n’y est peut-être pas étrangère, mais les lacunes de gestion du patrimoine pointées par la CRC ne s’arrêtent pas à cette période. Il faut attendre la procédure de péril pour que l’AP-HM passe à l’action. Non sans raison : le résultat permet de creuser derrière la façade désormais immaculée. Missionné pour un contrôle, le cabinet Socotec “relève notamment des désordres quant à l’entretien des parties communes et des installations électriques”, rapporte l’AP-HM dans sa réponse écrite à nos questions.
“La conformité électrique de chaque appartement a été contrôlée par une société habilitée et les attestations transmises à la mairie de Marseille”, assure pour sa part Raphael Zennou dans une réponse écrite à Marsactu. Il ajoute : “Nous avons une société de nettoyage sous contrat annuel qui entretient l’immeuble – comme nous l’avons démontré à la mairie.” Avant de pointer la responsabilité des locataires et de “la population ‘plus complexe’ qui habite ce quartier, n’est pas toujours à l’écoute ou ‘respectueuse’ des appartements qui leur sont confiés”.
À la demande de l’AP-HM, un bureau de diagnostic et contrôle immobilier va revenir sur place. Constat d’huissier à l’appui, “cette démarche permettra d’initier par la suite de nouvelles mises en demeure si les diagnostics confirment le rapport visuel de Socotec voire une possible résiliation du bail”.
Cette reprise en main se retrouve plus globalement dans l’audit confié en 2021 au cabinet Segat. Depuis, l’AP-HM tient à jour un registre de visite de ses locaux vacants et tâche d’analyser les différents coûts et revenus de ses immeubles pour arrêter une stratégie. Dix biens ont déjà été identifiés pour une cession, dont trois vacants. Pour ces derniers, “les fiches de synthèse seront adressées prioritairement aux acteurs institutionnels aujourd’hui mobilisés pour lutter contre l’habitat indigne”. C’est mieux que d’en faire profiter ceux-là mêmes que cette politique vise à évincer.
850 000 euros de manque à gagner sur 184 logementsLa plaque du legs Cantini n’est pas la seule anecdote relevée par les magistrats lors de leurs pérégrinations. On croise ainsi un “bail oral” dans le 12e arrondissement, un logement occupé par une autre personne que celle qui est censée y être, des taxes d’habitations payées à la place des occupants… Et beaucoup de loyers trop bas comme cet appartement de 115 mètres carrés sur la Corniche à 316 euros par mois.
Sur les seuls baux emphytéotiques de longue durée (plusieurs décennies), qui concernent 184 logements, la CRC constate un suivi très variable des réindexations. Elle évalue à 850 000 euros par an le manque à gagner pour un hôpital en grande difficulté financière. La remise au carré fera partie d’un “plan stratégique patrimonial” que l’AP-HM promet de présenter à son conseil de surveillance.
Commentaires
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Il suffit d’aller voir l’état des appartements … c’est insalubre
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Le gestionnaire se contente de faire les seuls travaux nécessaires au retrait de l’arrêté de péril. Pour le reste…….
Ce qui m’étonne toujours est de constater que des organismes bénéficiaires des legs immobiliers s’acharnent à les garder dans leur patrimoine tout en sachant qu’ils leur rapporteront pas grand-chose après les ponctions de tous les intermédiaires. En 1916, cet immeuble devait valoir pas mal d’argent. Considérant les frais des travaux de mise en conformité, sa valeur actuelle ne doit pas être bien élevée. Je ne pense pas qu’au bout de toutes ces années, le bilan financier de ce leg soit positif pour l’AP-HM, de toutes façons, ce n’est pas leur job…..
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L’AP-HM doit faire son métier et uniquement son métier. Cela n’est pas une agence immobilière.
Qu’elle vende les biens qui n’ont qu’un objet marchand , en évitant les combines marseillaises habituelles, Si d’autres biens sont utilisables comme centres de formations , ou ayant une possibilité de lieu à mission thérapeutique (acceuil drogue par exemple), il faut les garder.
Compliqué la gestion d’un mastodonte .
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Certes le métier de l’AP-HM n’est pas l’immobilier mais il existe dans son sein des gens compétent en matière de batiment , en général le directeur du service est à minima un ingénieur BTP
Le problème c’est le principe de la délégation . N’importe quel propriétaire qui confie son bien ne fait pas une confiance absolue .
Soit l’AP-HP est très naïve soit elle se désintéresse totalement de ses biens
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Pour décrire l’inanité de la gestion de son (immense) patrimoine immobilier par l’APHM, il ne suffirait pas d’un article, ni même d’un rapport de la chambre régionale des comptes ! Il faudrait une encyclopédie !!!
Et, quand on s’y intéresse de près, on comprend rapidement ce qui fait de Marseille une ville quasiment ingérable, sous les aspects très variés que cela peut prendre et qui touchent de près ou de loin à l’accaparement par des intérêts privés ou par des particuliers de biens publics ou semi-publics.
Certes, la municipalité actuelle a commencé à s’atteler à cette tâche… mais le chantier est tellement pharaonique qu’on peut douter qu’elle arrive à la mener à bien !
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A Lyon les logements reçus en legs sont loués à tarifs préférentiels aux salariés des hospices civils, dans une période de pénurie de personnels soignants et de revendications salariales ce serait bienvenu à Marseille aussi d’apporter ces avantages là aux personnels de l’APHM.
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