Corruption, favoritisme, emploi fictif : le parquet financier charge le système istréen

Enquête
le 11 Juil 2022
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Marsactu a eu accès à la synthèse du parquet national financier qui a terminé son enquête sur la mairie d'Istres. Il envisage de renvoyer le maire François Bernardini pour 13 dossiers. Une douzaine d'autres personnes pourraient connaître le même sort.

François Bernardini, maire d
François Bernardini, maire d'Istres, en 2019. (Photo : JML)

François Bernardini, maire d'Istres, en 2019. (Photo : JML)

C’est une bombe de 85 pages qui vient d’arriver sur les bureaux du maire d’Istres François Bernardini et de 13 de ses proches. Au terme d’une enquête de plusieurs années, le parquet national financier (PNF) dresse une synthèse qui montre la mise en coupe réglée de cette ville de près de 45 000 habitants. Il envisage désormais de les citer à comparaître devant la 32e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Paris.

Favoritisme à tous les étages, trafic d’influence, prise illégale d’intérêts, détournement de fonds publics et surtout corruption : François Bernardini, maire d’Istres depuis 2008, est soupçonné d’avoir orchestré une mainmise de la ville à son profit et à celui de son réseau. “L’enquête [met] en évidence l’existence d’un cercle d’habitués réalisant des actes à caractère délictueux pour un intérêt privé”, cingle le premier vice-procureur financier Aurélien Létocart. Il relève pas moins de treize dossiers dans lesquels le maire est soupçonné d’avoir oublié l’intérêt général. À quel profit ? Asseoir sa position politique et son image de maire bâtisseur en comptant sur ces solides amitiés mais aussi en tirer un profit direct.

Un pacte de corruption impliquant la fille du maire ?

Le principal entrepreneur mis en cause, Philippe Cambon, est soupçonné d’avoir acheté les faveurs du maire, qui ne se faisait pas prier pour faciliter ses desseins, via la rémunération d’une des filles de ce dernier. Ce professionnel de la promotion immobilière et des travaux publics, 29 entreprises à son actif dont SAM vérandas, est la figure de proue des profiteurs du système. L’enquête le présente comme le “corrupteur” de François Bernardini.

C’est l’affaire du Rex. Dans cet immeuble sans âme du centre-ville, se seraient noués au grand jour les accords entre acteurs privés et puissance publique. Quand les pouvoirs publics, où François Bernardini était influent, faisaient sauter les barrières administratives, Philippe Cambon et son associé demandaient à une des filles du maire, Laetitia, de commercialiser les appartements moyennant commission. Résultat, on trouvait parmi les acheteurs : le maire, deux de ses ex-femmes dont la mère de Laetitia et d’autres proches. De telle sorte que la recherche d’acquéreurs n’avait pas dû être trop complexe. Laetitia Bernardini défend toujours, par la voix de son avocat Frédéric Pourrière, “un travail effectif. Ce n’est pas parce qu’elle est la fille de François Bernardini qu’il fallait qu’elle soit rétribuée. La thèse de la corruption ne tient pas”.

Au-delà de ce projet, Philippe Cambon est un proche du maire qu’il préfère toutefois qualifier de “collègue” plutôt que d’ami. Il a été son associé en affaires à un moment où la politique était interdite à François Bernardini. Contraint dès 1998 de démissionner de la présidence du conseil général des Bouches-du-Rhône, il est définitivement condamné en 2002 à 18 mois de prison avec sursis, 400 0000 francs d’amende et cinq ans d’inéligibilité pour abus de confiance dans le cadre de la gestion d’une association vivant de fonds publics. Pendant la période d’inéligibilité, Cambon et lui montent un projet de centre commercial : bien ficelé, soutenu par une mairie gérée par des proches du maire démis, il finit pourtant par capoter et rien n’est construit.

Les entrepreneurs omniprésents

Le retour aux affaires de François Bernardini immédiatement après avoir purgé sa peine n’assèche pas la relation entre les deux hommes. Philippe Cambon est de tous les coups de la municipalité. Il est impliqué dans la majeure partie des grands projets de la ville, de la construction, au bord de l’étang de l’Olivier, du nouvel hôtel de ville au Forum des Carmes, le grand projet commercial du centre-ville, en passant par le centre nautique Aqualud d’Entressen.

Le PNF présente une version simplifiée de la réalité et monsieur Cambon a des réponses sur chacun des dossiers.

Yoan Havard, avocat

Si Philippe Cambon était candidat en 1995 sur une autre liste que celle de Bernardini, sa femme Valérie a été jusqu’en 2020 adjointe au maire chargée du tourisme. L’entrepreneur se défend de tout passe-droits. “Le PNF présente une version simplifiée de la réalité et monsieur Cambon a des réponses sur chacun des dossiers, avance son avocat Yoan Havard. En 35 ans de carrière, monsieur Cambon a bâti des sociétés reconnues pour leur compétence dans la région. Il est normal qu’il ait pu obtenir des marchés de la mairie d’Istres mais s’il en a gagné certains, il en a perdu d’autres.”

15 millions d’euros ont été distribués selon le PNF

Philippe Cambon est en tout cas le plus en vue des entrepreneurs visés. Il n’est pourtant pas le seul membre de l’entourage du maire à avoir, selon le PNF, bénéficié d’avantages indus. Plusieurs professionnels sont susceptibles de connaître un procès. Ils forment aux yeux des gendarmes enquêteurs “un réseau local tissé depuis plusieurs années entre les personnes politiques et les entrepreneurs au sens large”. En tout, 13 sociétés pourraient avoir à comparaître pour des délits de recel de favoritisme, essentiellement. En jeu, près de 15 millions d’euros attribués frauduleusement, selon l’analyse du PNF.

Le maire d’Istres et son directeur général des services, Nicolas Davini, sont suspectés de les avoir favorisées pour accéder à des marchés publics. La méthode était chaque fois la même : tordre l’analyse des candidatures déposées pour classer le lauréat souhaité à la première place des sociétés candidates. Placés en garde à vue durant l’enquête menée par la section de recherches de la gendarmerie à Paris, les intéressés ont le plus souvent plaidé l’erreur. Seulement, quand celles-ci ont pu être signalées en interne, elles n’ont pas été rectifiées.

C’est ainsi le cas d’un marché de location des voitures attribué au concessionnaire Renault de la ville, dont le patron se trouve être le beau-père de la sœur de Nicolas Davini. Ce chef d’entreprise émargeait comme Nicolas Davini au “Lion’s club”, une proximité associative signalée avec insistance par l’enquête. Dans un autre cas, c’est celle qui était alors sa compagne et directrice générale adjointe des services qui s’auto-attribuait un marché de prestations en signant un contrat entre la mairie et une société dont elle était la principale prestataire.

Donner du travail pour s’assurer d’un soutien politique

D’autres largesses accordées par le maire semblent prendre un tour plus politique. Quatre dossiers pointés par le PNF ont trait à des gratifications envers des élus ou militants politiques. Le premier énoncé est celui de la fille d’un élu de la majorité, Marc Einaudi, embauchée en mairie pour mieux travailler dans une association sans qu’aucun cadre ne soit fixé pour encadrer ce fonctionnement. La seconde est la directrice de cabinet du maire, Marlène Prospéri qui a pu reconstruire une villa en zone inconstructible et l’étendre en toute impunité sur des terrains publics appartenant à l’intercommunalité dont Bernardini était un vice-président.

Les deux autres cas sont encore plus troublants. D’opposant farouche au début des années 2000, Philippe Colonna est passé soutien inconditionnel de François Bernardini quelques années plus tard. Entre-temps, sa carrière d’employé de gymnase a subitement décollé, travaillant successivement au cabinet du maire et au service communication. Problème, celui qui est aussi impliqué dans les salons du vin Savim n’aurait pas été beaucoup présent en mairie. “Philippe Colonna n’avait aucun emploi réel”, estime le parquet national financier qui a chiffré les sommes perçues illicitement à ses yeux : 288 860 euros. Une version que l’intéressé a démentie depuis le début du dossier, estimant que son activité dans la Savim ne venait pas empiéter sur ses horaires de travail.

Plusieurs opposants ont fini par rallier Bernardini après avoir obtenu des avantages pour eux ou leurs proches.

Symbole d’une méthode ? Un autre opposant a soudainement tourné casaque. Élu de droite, Alain Aragneau a sans que l’on comprenne réellement ses raisons, rejoint du jour au lendemain François Bernardini aux municipales 2014. Peu de temps avant, la société Cuisines et bains à la carte gérée par sa fille obtenait dans des conditions étonnantes les marchés de rénovation des cantines de trois groupes scolaires de la ville. Elle bénéficiait aussi dans des circonstances troubles et à des conditions avantageuses de la vente d’un local municipal pour y installer son siège social. Du recel de favoritisme et de prise illégale d’intérêts aux yeux du PNF qui estime que François Bernardini a mis le pied à l’étrier à cette société à des fins politiques. Une version que conteste Alain Aragneau qui l’assure : “Le choix politique [de rallier François Bernardini] a longtemps été discuté avec Renaud Muselier, Martine Vassal et compagnie. Si je n’avais pas reçu un ordre politique clair, je ne l’aurais pas fait.”

Bernardini se dit innocent

Ancien patron du PS dans le département, François Bernardini a en effet poussé ses pions depuis des années dans des institutions dirigées par la droite. Jean-Claude Gaudin puis Martine Vassal l’ont intégré à leurs majorités métropolitaine et départementale. Celui-ci qui est toujours vice-président de la métropole ménage aussi ses amitiés à gauche et a encore affiché son entente avec le député communiste Pierre Dharréville aux dernières législatives. Jamais sa situation judiciaire n’a posé de problème à ses amis politiques. Cette fois, la perspective d’un procès se rapproche à grands pas et Bernardini, 69 ans, joue sa fin de carrière politique alors qu’il jure ne pas vouloir se représenter aux municipales 2026.

Sa défense n’a pas changé : il s’estime innocent dans tous les dossiers relevés. “J’ai fourni au parquet une série de pièces montrant que tout était en règle”, assure Michel Pezet, son avocat. Il affirme notamment que la corruption reprochée au maire “ne tient pas” car le service supposément rendu n’existait pas. Celui-ci, comme tous les avocats des mis en cause, a désormais accès aux 15 000 pages de l’enquête préliminaire conduite depuis 2016. Ils remettront leurs observations avant la fin novembre.

Deux anciens présidents de l’intercommunalité inquiétés
Le parquet national financier envisage aussi de renvoyer deux anciens présidents de l’intercommunalité qui regroupait notamment Istres, Miramas et Fos, le SAN Ouest Provence. Bernard Granié et René Raimondi pourraient tous deux avoir à répondre de détournement de fonds publics par négligence en ayant laissé la directrice de cabinet du maire étendre sa villa sur des terrains publics. Bernard Granié est aussi soupçonné de concussion, à savoir d’avoir accordé un avantage indu aux promoteurs de l’immeuble le Rex.

Actualisation le 9 août 2022 : Alain Aragneau nous a fait parvenir un droit de réponse

Adjoint au maire d’Istres, Alain Aragneau a fait parvenir un droit de réponse suite à notre enquête. S’il offre un commentaire complémentaire – l’élu s’exprimait déjà dans l’article –, il ne remet en cause aucun des éléments factuels que nous rapportons. Nous maintenons donc l’ensemble de notre article.

Texte du droit de réponse :

A la suite de ma mise en cause dans le cadre d’un article paru le 11 juillet 2022 sur le site Marsactu sous la plume de M. Jean-Marie Leforestier, j’entends rappeler qu’en aucun cas il ne peut être soutenu que j’aurais « tourné casaque », ni sous-entendu que les raisons de mon ralliement aux Municipales de 2014 seraient obscures et associées à l’obtention d’avantages supposés indus pour ma Fille, alors même que ce ralliement est intervenu en toute transparence dans le cadre d’un front républicain en 2014, situation qui ne pouvait être anticipée lors de la prise des délibérations en 2011.

Par ailleurs, vous voudrez bien noter que je n’ai été nullement destinataire de la note du parquet national financier à laquelle vous faites allusion, et ne puis en conséquence être considéré comme faisant partie des treize personnes que vous citez.

Les délibérations du conseil municipal de la commune d’Istres auxquelles j’ai pris part ont été prises à l’unanimité de ce conseil municipal, n’ont pas été rapportées par moi-même, et je n’y ai en conséquence exercé aucune influence, d’où il suit qu’il ne peut m’être reproché aucun favoritisme, et ce même si ma Fille était concernée, en sorte que votre allusion « à des conditions avantageuses et des circonstances troubles » est fausse et porte atteinte à ma bonne foi qui n’a ni été mise en doute par la chambre régionale des comptes, ni par l’enquête du parquet national financier, dont j’estime et considère qu’elle ne me concerne pas, même si j’y ai, comme tout citoyen, apporté mon concours.

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