Loin du tribunal, les victimes oubliées du dentiste Guedj
Plus de 300 personnes se sont constituées parties civiles face aux deux dentistes de Saint-Antoine accusés de mutilations dans ce procès qui doit se poursuivre jusqu'au 6 avril. Mais avocats et familles de victimes assurent que les patients touchés sont bien plus nombreux.
Leila, Sam, Marie et Annie, au Plan d'Aou (15e). Elles portent les séquelles des soins dentaires de Lionel Guedj, mais n'ont pas déposé plainte. (Photo C.By.)
Les chiffres noirs. C’est par cette expression que Marc Ceccaldi, avocat qui accompagne 55 parties civiles dans le procès de Lionel et Carnot Guedj, évoque les victimes qui ne se sont jamais manifestées auprès de la justice. Combien sont-ils ces patients des deux dentistes – accusés de violences volontaires ayant entraîné des mutilations en posant à la chaine des bridges et des couronnes sur des dents souvent saines – à ne pas avoir été identifiés lors de l’enquête et à ne pas avoir déposé plainte ? “Très nombreux, répond l’avocat. Leur nombre dépasse évidemment celui des parties civiles, déjà conséquent.” Une de ses consœurs, Nathalie Rampal, estime que ce dossier rassemble “des dizaines, sinon des centaines, de personnes pour lesquelles la voie judiciaire s’est refermée” ou qui ne s’y sont même jamais engagées.
La partie immergée de l’iceberg, je ne la connais pas.
Frédéric Menasseyre, caisse primaire d’assurance maladie
La caisse primaire d’assurance maladie le reconnaît par la voix de son sous-directeur départemental, Frédéric Menasseyre : “Au moment de notre première plainte, en décembre 2011, nous avions identifié un peu plus de 80 victimes. Puis, au fil de l’enquête, autour de 260 personnes ont été reçues par notre service médical. La plus grande partie s’est porté partie civile. Ensuite, on n’a pas prospecté, on n’a pas creusé plus loin. La partie immergée de l’iceberg, je ne la connais pas.” Durant la dizaine d’années qu’a duré l’instruction, la justice a touché du doigt l’ampleur de ce dossier monstre. Au moment de l’audiencement, la recherche de nouvelles victimes était encore envisagée. “Il y a tellement de parties civiles potentielles qu’on réfléchit à médiatiser avant le procès pour inciter tous ceux qui ne se sont pas encore manifestés. Ou encore à passer par des structures sociales comme les centres sociaux”, expliquait alors une magistrate. Options qui n’ont finalement pas été retenues.
Six sœurs, une plainte
Marie, Annie, Cindy, Leila, Sonia et Sam (*) ont entre 51 et 67 ans. Ces six sœurs de Plan d’Aou (15e) fréquentaient toutes, comme l’ensemble de la famille, le 194, avenue de Saint-Antoine où officiait Lionel Guedj. “J’ai d’abord été patiente de l’oncle, Alfred Guedj, médecin généraliste dans le quartier, entame Sonia. C’est lui qui m’a envoyée chez son neveu Lionel quand mon dentiste est parti à la retraite. Il m’a dit : il soigne bien les dents.” Quadragénaire à l’époque, elle venait pour le traitement d’une couronne, elle est repartie avec 17 dents dévitalisées. Lorsqu’après de nombreuses infections, les prothèses posées à la hâte ont dû être enlevées, elle est restée huit ans sans dents. Comme sa fille, Sapho, 16 ans au moment de la pose de quatre couronnes, sur ses quatre incisives supérieures, Sonia s’est constituée partie civile.
Mais pas sa maman décédée en 2014, ni ses cinq sœurs. Leurs mâchoires partiellement édentées voire complètement à nu portent les stigmates de ces mauvais traitements dentaires. Cindy, la benjamine, a dit-elle moins souffert que ses sœurs.
“Quand j’ai vu le nombre de gens au tribunal je me suis dit que peut-être, moi aussi, je l’étais, victime?”
Leila
Elle est la seule à ne pas se sentir victime du dentiste. Les autres ont fini par se reconnaître dans ce statut. “Mais ça a pris du temps”, confesse Leila. À l’ouverture du procès, au moment où paraissent des articles de presse relatant ce que les plaignants ont traversé, cette jeune quinqua s’émeut : “Quand j’ai vu le nombre de gens au tribunal je me suis dit que peut-être, moi aussi, je l’étais, victime ?” Mais le fatalisme l’emporte. Annie qui ne supporte plus aucun appareil dans sa bouche, souffle : “Ce qui est arrivé est arrivé. Voilà.”
Les cinq femmes ne se sont donc pas rendues au commissariat. “Porter plainte ? À quoi ça aurait servi ?”, interroge Sam dans un haussement d’épaule. “Moi ce n’est pas l’argent qui m’intéresse, je veux des dents !” Sonia, la seule à avoir entrepris la démarche, oscille entre agacement et compréhension : “On ne peut pas se laisser faire comme ça. Mais en même temps, on ne sait pas toujours comment s’y prendre. Il y a un peu de honte, un peu de peur.” Comme elle le note, dans le quartier, beaucoup ont aussi fait le choix de rester fidèle à l’oncle généraliste décrit comme “gentil et compétent” plutôt que de causer du tort à son neveu, Lionel. Sam lâche : “Au Plan d’Aou, on est très nombreux à ne pas s’être manifestés.”
Manque d’information et prescription
C’est le cas de Linda. Doudoune noire et cheveux bien tirés, cette femme de 40 ans s’invite dans la conversation : “Ah, vous parlez de Guedj ? Parce que moi aussi, hein…” Linda raconte les dents dépulpées et taillées en pointe sans raison, les kystes, les arrachages. Un cauchemar qu’elle a tu : “D’abord parce que je n’étais pas au courant qu’il y avait une enquête”.
“Dans les quartiers, aller pousser la porte d’un commissariat pour dénoncer quelqu’un ce n’est pas simple. On a peur que ça se retourne contre nous.”
Linda
Lorsque l’information arrive jusqu’à Linda, il est trop tard pour déposer plainte. Les faits, aujourd’hui prescrits, ne permettent plus à d’éventuelles victimes de venir se raccrocher à la procédure en cours. D’autres ont vu leurs plaintes rendues irrecevables pour des points mineurs – une lettre recommandée jamais reçue, un rendez-vous non honoré chez l’expert. Mais il y a autre chose, poursuit Linda. “Dans les quartiers, aller pousser la porte d’un commissariat pour dénoncer quelqu’un ce n’est pas simple. On est mal vus. On a peur de ne pas être pris au sérieux, que ça se retourne contre nous.” Même écho chez Sam :“Ici, on n’a pas forcément confiance dans la justice.”
L’arbre et la forêt
Voilà qui n’étonne en rien Abdel Aouacheria, vice-président de l’association La Dent Bleue, spécialisée dans l’accompagnement de victimes de scandales dentaires. “Dans ce dossier, ces 300 parties civiles sont l’arbre qui cache la forêt. On a affaire à une patientèle peu favorisée, pas forcément très éduquée sur les questions de santé et qui n’a pas la culture du dépôt de plainte. Du coup, la position dominante, patriarcale, très prégnante du praticien crée d’autant plus une position d’infériorité chez le patient”, analyse-t-il.
Alors, ces femmes de Plan d’Aou n’apparaissent sur aucun radar des enquêteurs ou de l’assurance maladie. Leur cité du 15e arrondissement, à 500 mètres à vol d’oiseau de l’ancien cabinet dentaire, n’est pas la seule impactée. À La Castellane, Saleha Nait Ali, partie civile avec sa fille, décrit une situation totalement similaire. Sans difficulté, la quinquagénaire liste une dizaine de personnes de son entourage qui n’ont pas franchi le pas.
Stratégie de défense
Au Canet (14e), Farid Zidane dresse le même constat. S’il a déposé plainte comme ses deux sœurs, son petit frère et d’autres connaissances n’en ont pas eu la force ou s’y sont pris trop tard. Comme de nombreuses victimes, il aurait aimé voir les rangs des parties civiles encore plus garnis. Ce chauffeur-livreur s’agace de la stratégie de défense de l’ancien dentiste. A la barre Lionel Guedj a reconnu avoir une patientèle extrêmement importante – 25 000 patients sur cinq ans, selon l’enquête. Fruit, explique le prévenu, de plages horaires de consultations très étendues de 6 h 30 à 19 h 30, à raison d’un rendez-vous toutes les 10 minutes. Ce qui fait dire à Frédéric Monneret, son défenseur, que “le dr Guedj a sans doute fait du bon travail,” si “seulement” 300 personnes sur cette imposante masse sont mécontentes de ses soins.
Reste, comme s’en désole Saleha, que chaque jour l’immense salle spécialement bâtie pour accueillir ces débats dans la caserne du Muy (3e), voit arriver de nouvelles victimes potentielles, désireuses de voir justice rendue. “Le procès est en train de réveiller les gens”, confirme Saleha. Mais pour ceux qui ne sont pas manifestés au début de l’enquête en 2012, il est trop tard.
(*) Le prénom a été modifié
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