Un livre “pour réunir les mémoires” de l’hôtel des gens de mer de Lavéra

Interview
le 6 Mar 2021
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Dans un livre d'une grande richesse documentaire, l'architecte et urbaniste Sophie Bertran de Balanda part d'un lieu disparu, rendu à la nature, pour raconter l'histoire d'un foyer pour marins. Elle raconte avec poésie les histoires de vie accrochées à ce lieu industriel et patrimonial.

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L'hôtel des gens de mer avant sa disparition. Aquarelle de Sophie Bertran de Balanda.

L'hôtel des gens de mer avant sa disparition. Aquarelle de Sophie Bertran de Balanda.

Trois lettres et deux points. HOT en rose comme un néon clignotant, un rien aguicheur. Le sous-titre est plus mystérieux : “le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition”. C’est une sorte d’ovni littéraire que publient les éditions Parenthèses sous la plume de Sophie Bertran de Balanda. Les trois lettres en question, amorce d’une enseigne indiquant “hôtel des gens de mer”, ont longtemps surmonté un édifice abandonné au bout du chenal de Caronte en plein milieu du site pétrochimique de Lavéra. Elles sont aujourd’hui dans le jardin de l’auteure, dont on connaissait déjà les pinceaux vifs d’urbaniste et architecte attachée à la Ville de Martigues. Notamment par sa collaboration au livre écrit avec Marcel Roncayolo, Un géographe dans sa ville.

Elle s’est attardée cette fois-ci sur un lieu disparu, un endroit impossible, au cœur du port pétrolier de Lavéra, une île dont le fort de Bouc formait l’éperon. Dans les années 1960, les autorités portuaires avaient choisi d’y installer un hôtel-restaurant pour les gens de mer, salariés du port et habitués du coin. Pendant des décennies, le lieu est convivial, construit dans une architecture balnéaire sur laquelle flotte une odeur pestilentielle issue des usines pétrochimiques.

Les trois lettres, vestiges de l’hôtel. (Photo : SBB).

Depuis plus de dix ans, le lieu est fermé pour des raisons de sécurité liées au site pétrochimique. Quelques années plus tard, il sera démoli. Il réapparaît aujourd’hui sous sa plume et son pinceau, replacé dans l’histoire industrielle, vivant dans le souvenir de ceux qui l’ont fréquenté.

Comment avez-vous commencé à fréquenter ce lieu ?

En travaillant pour la ville de Martigues comme urbaniste et architecte, je suis venue fréquemment à l’hôtel des gens de mer. C’était un routier pas cher où l’on mangeait bien. Surtout, il permettait de comprendre Martigues sur un temps long, de voir la ville différemment, en traversant d’abord le site industriel et de comprendre comment ce lieu était relié au monde. J’y amenais des architectes, des urbanistes qui ont travaillé à Martigues comme Paul Chemetov ou Antoine Grumbach.

l’hôtel dans son territoire. Carte de Sophie Bertran de Balanda.

Des gens de terre plutôt que des gens de mer ?

Oui. C’est ça. Je regardais déjà avec beaucoup d’intérêt ce lieu fréquenté surtout par des hommes, servis par des femmes bien mises. C’est un lieu mondialisé qui accueille des bateaux du bout du monde. Un jour, j’y ai amené des Libanais qui ont eu l’impression d’être chez eux, parce qu’il s’agit d’un site portuaire qui ressemble à d’autres sites du même type, très industrialisé. D’un point de vue d’architecte, il me permet de bien faire mon boulot, tout en me nourrissant d’autres choses. Comme la rencontre avec Marcel Roncayolo, m’a permis de mettre à distance les questions que je me posais dans un cadre professionnel, dans une forme de laboratoire de mon travail quotidien. Aux “gens de mer”, je regardais la ville avec un recul physique et psychique, qui permet de penser au-delà de l’horizon immédiat.

Il n’y avait pas d’intention créative de votre part ?

Jamais. Je me disais qu’un jour, j’y viendrais dormir. En même temps, aller dormir dans un hôtel industriel à cinq kilomètres de chez moi, c’était… comment dire, un peu étrange. La dernière fois que j’y suis allée déjeuner, je savais que c’était le dernier jour et donc si je voulais y passer la nuit, c’était ce jour-là ou jamais.

Carte postale de l’hôtel au temps de sa splendeur. Avec, en fond la tour du fort de Bouc. (Archives de l’auteure)

Comment a débuté le travail de documentation ?

Un peu comme ça. Je prenais des photos sans rien en faire. La note de l’hôtel, je l’ai gardée un peu sans raison. De la même façon, après la fermeture de l’hôtel, j’y suis retournée pour dessiner la façon dont les plantes redevenaient libres dans ce jardin. Je dessinais le bâtiment sans intention autre que de nourrir ma pensée sur la façon dont on peut se projeter dans le XXIe siècle à partir d’un lieu qui a commencé à être façonné au XIXe. Ce sont des questions que les politiques ne se posent pas, parce qu’ils sont dans le présent. Un collègue m’a dit en m’écoutant raconter ce lieu que je devais écrire. Et c’est comme ça que le travail à commencer.

Votre livre permet surtout de raconter les vies qui ont tissé un lien avec cet hôtel, qu’ils soient travailleurs du port, touristes ou artistes…

Chacun a un lien avec l’hôtel d’abord parce que c’est un lieu de passage. Je n’ai pas interrogé tel collègue sur les moments qu’il y passait avec sa maîtresse. Par pudeur et parce que ce n’était pas l’objet. Mais je n’ai eu de cesse d’accumuler les histoires que les gens sont venus se confier. Ainsi quand j’ai recueilli l’histoire des quatre sœurs qui avaient travaillé aux gens de mer dont une vit aujourd’hui en Norvège, je savais que je tenais le point final de mon récit. Quatre histoires de femmes pour un lieu fréquenté par beaucoup d’hommes. Avec chacun d’eux, j’ai mis en place un protocole de relecture pour être sûr que cela soit leurs mots. Cela donne au livre une dimension collective.

Perspective du projet de foyer du marin du port pétrolier de Lavéra dessiné par André-Marie Guez et retrouvé par l’auteure auprès de ses enfants au Canada.

Et puis il y a l’histoire de Jean-Luc, venu sur les traces de son enfance…

Lui est arrivé à moi. Je venais là pour dessiner l’évolution du jardin et ce jeune homme de 25 ans avait fait 800 kilomètres pour retrouver son lieu de vacances et le faire découvrir à sa copine. À 25 ans, ce lieu avait pour lui un sens, malgré l’odeur.

Cette présence prégnante d’une odeur de pétrole n’est pas vécue comme un défaut par les gens que vous interrogez.

Les gens l’évoquent de manière sympathique. Même pour ceux qui vivaient dans les villas de la BP en plein milieu du complexe pétrochimique. C’est une odeur porteuse de nostalgie, de tendresse. Comme dans le film Toni de Jean Renoir, tourné à Martigues où un des personnages dit “ça sent pas le pétrole, ça sent le boulot”.

Votre travail permet également de replacer ce lieu, l’hôtel, dans son contexte qui est celui du chenal de Caronte, façonné par le développement industriel du grand port de Marseille.

Les gens oublient que cet endroit a été une île. Ce n’est pas rien, une île. Elle a été peu à peu comblée pour en faire une terre industrielle. Mais avant cela et dès le moyen-âge, il y avait les premières fortifications du fort de Bouc. Nous sommes dans un endroit stratégique. Ce livre permet de réunir les mémoires des gens avant qu’ils meurent – et cela est arrivé à certains des témoins que j’ai interrogés. Il permet aussi de faire le récit de ce territoire et de sa place dans l’histoire nationale.

Sophie Bertran de Balanda croquant le jardin des gens de mer. (Photo DR)

N’y avait-il pas possibilité de sauver l’hôtel ?

Non. On est sur un site du grand port maritime de Marseille avec un vrai risque industriel. Je savais que je ne pouvais pas me battre. Maintenant, à dix ans près, le lieu aurait pu renaître dans un contexte de désindustrialisation. Je me suis déjà battue pour préserver un silo industriel, situé sur le chenal et témoin du passé industriel du site. C’est la même chose pour les chantiers navals de Port-de-Bouc. Il n’y a plus de trace de ces chantiers, plus de mémoire collective et quelque part, le deuil ne se termine jamais et on ne peut pas passer à autre chose. L’hôtel des gens de mer est un marqueur de ce XXe siècle où on ne doutait de rien.

 

HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition. Éditions Parenthèses, paru en février 2021, 28 €.

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