Pour les mineurs étrangers, un suivi “à moitié prix” de l’aide sociale à l’enfance
Dans les structures accueillant exclusivement des mineurs étrangers isolés, le "prix à la journée" versé par le département pour chaque jeune accueilli est moitié moins important que celui versé pour ceux qui disposent de la nationalité française. Des professionnels du secteur critiquent cette inégalité, décidée par le département des Bouches-du-Rhône.
Jeunes hommes sur les escaliers de la gare Saint-Charles. (Photo Nina Hubinet)
Comme l’ensemble des maisons d’enfance à caractère social de Marseille, l’association d’aide aux jeunes travailleurs (AAJT) est financée pour cette activité par l’aide sociale à l’enfance, un service du département des Bouches-du-Rhône. La somme globale allouée à l’association est déterminée en fonction du nombre de jeunes pris en charge. Un “prix à la journée” pour chaque jeune accueilli est ainsi fixé, à l’issue d’une négociation entre le département et l’association à laquelle sont confiés ces adolescents par délégation de service public. Ce tarif journalier diffère donc d’une association à l’autre.
Mais, pour celles qui n’accueillent que des mineurs isolés étrangers, le tarif varie entre 60 et 80 euros par jeune dans les Bouches-du-Rhône, tandis que la prise en charge pour des Français placés par l’aide sociale à l’enfance (ASE) va de 120 à 190 euros. “Ce tarif, autour de 75 euros en moyenne pour les étrangers, a été officialisé l’an dernier, avec l’appel à projets lancé par le département pour ouvrir 500 places en Mecs [maison d’enfant à caractère social, ndlr]. Mais il était déjà pratiqué avant, explique Valérie Marque, déléguée syndicale CGT au sein de l’aide sociale à l’enfance du Département. Dans les réunions, les responsables justifient ce prix à la journée en disant que les jeunes étrangers sont plus autonomes, plus dégourdis, puisqu’ils ont fait seuls tout le voyage depuis leur pays jusqu’ici…”
“Même prise en charge quelle que soit la nationalité des enfants”
Un argument que réfute énergiquement Valérie Marque : “Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes problématiques qui se posent entre un jeune venu de très loin, qui a une volonté farouche de réussir, et un jeune Français victime de maltraitance au sein de sa famille. Mais cela ne veut pas dire que les étrangers ont moins besoin d’accompagnement que les Français !” Elle rappelle que, dans les deux cas, les traumatismes sont réels et plaide donc pour une prise en charge au même niveau pour tous les jeunes, quelle que soit leur nationalité.
Du côté de l’AAJT, où le prix de journée est de 78 euros, on avance un autre argument : “Parmi les Français pris en charge par l’ASE, il y a des enfants de 5, 8 ou 10 ans. Ils n’ont évidemment pas les mêmes besoins que des adolescents de 17 ans. Il faut comparer ce qui est comparable !”, s’exclame Frédéric De Sousa Santos, le directeur de la structure. Il ajoute que “le prix à la journée ne signifie pas grand-chose”, puisqu’il dépend aussi de la taille de la structure – plus l’association est grande et plus elle peut mutualiser les dépenses – et de son patrimoine immobilier. “À l’AAJT nous avons des fonds propres importants : environ 30 % de notre activité est financée par la location de nos biens immobiliers.”
Fanny Duperret, directrice de la filière Enfance de l’AAJT, estime de son côté qu’il n’y a pas que le modèle d’une prise en charge à 180 euros qui soit valable : “On a un budget plus réduit certes, mais notre type d’accompagnement a fait ses preuves. S’il y a quelques échecs, 90 % de nos jeunes sortent avec un boulot, un appart et un titre de séjour.”
75 euros pour l’un contre 150 euros pour l’autre
La question d’une prise en charge “au rabais” des jeunes étrangers reste pourtant entière, puisque le département débourse en moyenne 75 euros pour un jeune Guinéen ou Afghan de 17 ans et 150 euros pour un jeune Français du même âge. Pour beaucoup de professionnels du secteur de la protection de l’enfance, cette inégalité décidée par le département est inacceptable. La collectivité a adressé une fin de non recevoir à nos demandes d’entretiens tant avec les élus qu’avec les fonctionnaires.
“Parmi les mineurs étrangers que j’accompagne, certains ont vécu des choses absolument délirantes, que ce soit dans leur famille au pays, sur un bateau en Méditerranée, au Soudan ou en Libye… Cela relève effectivement de l’enfance maltraitée”, souligne Patrick Maillard, chef de service dans une Mecs marseillaise et délégué syndical CGT. “Du point de vue de la loi, que ce soit l’article 375 du code civil ou l’ordonnance sur les mineurs de 1945, il n’y a aucune raison de faire une différence entre enfants selon leur nationalité. Mais il n’y a pas non plus de justification du point de vue sociologique, de la santé ou de l’éducation, pour considérer qu’un mineur étranger pourrait être accompagné à moitié prix.”
Logique low cost
Dans la Mecs où il travaille, le prix à la journée tourne autour de 180 euros par jeune. Ils sont une trentaine d’adultes, dont quinze éducateurs, pour accompagner une quarantaine de jeunes, français et étrangers mélangés, dont certains sont placés par la justice après avoir commis des délits, précise Patrick Maillard.
Pour lui, le “demi-tarif” qui prévaut à l’AAJT comme dans d’autres associations marseillaises (certaines ayant un prix de journée inférieur à 70 euros), relève effectivement d’une logique “low cost”. “S’il s’agit simplement de leur trouver un appart et un boulot, on peut bien sûr le faire pour 70 euros. Mais notre travail, c’est de retisser des liens entre ces jeunes et la communauté humaine, leur redonner confiance dans leurs semblables. C’est autre chose ! Et ce n’est pas parce qu’ils sont souriants et relativement disciplinés qu’ils ne sont pas traumatisés.”
La course aux papiers
Malgré tout, des professionnels du secteur rappellent aussi que ces jeunes étaient simplement laissés à la rue il y a trois ans. “On partait de zéro ! Sous la pression de la rue, des militants, et de la justice, le département a fini par mettre des moyens : même si c’est toujours insuffisant, plusieurs centaines de places ont été créées, et un service dédié au sein de l’ASE, avec quatre contrôleurs cette année, alors qu’il n’y en avait qu’une pour un millier de jeunes placés il y a deux ans”, tient à souligner Valérie Marque. Elle rappelle aussi que le contrat jeunes majeurs, qui permet de prolonger l’accompagnement des jeunes pendant un ou deux ans au-delà de leur majorité dans les Bouches-du-Rhône, n’existe pas dans tous les départements. “Mais maintenant il nous faut une véritable équipe de travailleurs sociaux pour les mineurs étrangers, qui fassent le lien avec les équipes de terrain dans les associations.”
Sur le terrain justement, les éducateurs, souvent jeunes, sont nombreux à s’épuiser. Qu’il s’agisse du foyer La Galipiote (géré par les Dames de la Providence) ou du service hébergement de l’Addap 13 – où des mineurs, bien que reconnus comme tels par un juge, sont logés dans des chambres d’hôtels en attendant d’obtenir une place en Mecs, le même constat est fait d’un turn over important, de la multiplication des arrêts maladie et des burn out. “Bien sûr c’est un métier difficile, usant émotionnellement. Mais tout dépend aussi de la cohésion de ton équipe et de la confiance que tu as ou pas envers ta hiérarchie”, estime Léa*, éducatrice de l’Addap 13 qui a travaillé dans plusieurs Mecs de Marseille.
Système engorgé
Au-delà de la logique financière qui, d’après elle comme d’autres éducateurs, impose une pression croissante sur leur travail, la prise en charge des mineurs isolés est encore compliquée par leur arrivée de plus en plus tardive en Mecs. “En général, à cause de l’engorgement de tout le système, les jeunes arrivent à 17 ans en foyer. Donc on a seulement un an pour leur trouver un boulot, qui leur permettra d’obtenir des papiers, et leur éviter d’être expulsables à 18 ans”, explique Romain*. “La seule solution, ça devient l’apprentissage dans un secteur « en tension »… Ce n’est plus vraiment un choix”, déplore-t-il. Il note aussi que les mineurs isolés qui arrivent aujourd’hui en Mecs sont plus méfiants envers l’institution. “Ils ont passé des semaines à la rue ou en hôtel alors que la justice avait dit qu’ils devaient être placés… Forcément, ensuite, ils ont du mal à faire confiance, et il est plus difficile d’établir une vraie relation éducative avec eux.”
Quant au temps pour réparer les traumas accumulés au pays ou sur la route, il n’existe tout simplement pas. À la Galipiote, il n’y a pas de suivi psychologique à proprement parler. A l’AAJT, la psychologue est présente 9 heures par semaine pour 114 jeunes. “Mais on oriente vers nos partenaires extérieurs, comme Image Santé ou Addiction Méditerranée”, précise Fanny Duperret. “C’est mieux qu’un suivi en interne, puisque la prise en charge des jeunes chez nous est assez courte.”
Elle souligne aussi qu’elle essaie de faire admettre à ses financeurs que le taux d’encadrement pour la partie collective du foyer doit être plus important que pour la partie “diffuse”, c’est-à-dire des appartements. Mais la directrice de la filière Enfance de l’AAJT se demande aussi, finalement, si la maison d’enfants est toujours un cadre adapté pour les mineurs isolés étrangers… “Les modèles privilégiés aujourd’hui sont davantage proches du diffus, où il n’y a pas besoin d’avoir des éducateurs tous les jours. Forcément, ça coûte moins cher.” Réduire les coûts, optimiser, mutualiser : cette logique de rationalisation des dépenses semble effectivement prévaloir du côté des institutions publiques en charge des mineurs isolés. Quitte, parfois, à faire passer la qualité de l’accompagnement éducatif au second plan.
- À leur demande, les prénoms des personnes interrogées ont été modifiées.
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