Simone de Beauvoir et Marseille : “c’est son premier voyage”
Si le déroulement des journées du patrimoine est fortement impacté à Marseille par la crise sanitaire, cela n'empêchera pas les journées du matrimoine, contre-programmation féministe, de distiller une autre lecture de l'histoire à travers quelques événements en ligne ou en petits groupes. Comme une discussion en ligne avec Claudine Monteil, spécialiste de Simone de Beauvoir, qui interrogera le rapport de l'auteure du Deuxième sexe à Marseille.
Simone de Beauvoir et Marseille : “c’est son premier voyage”
Il y a le patrimoine, ses grands bâtiments imposants où l’on se pressait au temps d’avant le covid, un week-end par an. Il y a aussi le matrimoine, ce qui se transmet par les femmes, et demande souvent de lire entre les lignes, voire à travers les mémoires de celles qui furent.
C’est le détour choisi par Osez le féminisme 13 pour sa nouvelle édition des journées du matrimoine, qui se tient cette fin de semaine, avec un calendrier calqué sur les journées du patrimoine. La programmation a elle aussi été revue à la baisse, et les parcours guidés prévus à Aix et Marseille ont été annulés. En revanche deux conférences en ligne auront bien lieu (Plus de détails ici). Et quoi de mieux que la figure tutélaire du féminisme français pour lancer le cycle ? Ce mercredi à 19h, Claudine Monteil, spécialiste et amie de Simone de Beauvoir inaugure la séquence par un webinaire – une conférence en ligne – consacré au passage de celle-ci à Marseille. Une façon de lire la ville à travers l’expérience d’une femme qui a marqué l’histoire de la pensée et l’Histoire tout court.
“J’avais laissé ma valise à la consigne et je m’immobilisai en haut du grand escalier. « Marseille », me dis-je. Sous le ciel bleu, des tuiles ensoleillées, des trous d’ombre, des platanes couleur d’automne ; au loin des collines et le bleu de la mer ; une rumeur montait de la ville avec une odeur d’herbes brûlées et des gens allaient, venaient au creux des rues noires. Marseille. J’étais là, seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j’aimais, et je regardais la grande cité inconnue où j’allais sans secours tailler au jour le jour ma vie.”
Simone de Beauvoir, dans La Force de l’âge (Gallimard)
Claudine Monteil avait 20 ans lorsqu’elle a rencontré l’auteure des Mémoires d’une jeune fille rangée et du Deuxième sexe, qui était, elle, âgée de 62 ans. Alors étudiante, la jeune femme s’est embarquée dans l’aventure du féminisme devenant la plus jeune signataire du manifeste des 343 à accoler son nom à côté de celui de Beauvoir. De ces années de compagnonnage, elle a puisé l’inspiration pour de nombreux ouvrages sur la vie de la philosophe. Et lui ont permis, notamment, de s’interroger sur le passage de celle-ci à Marseille. En 1931 Beauvoir déboule gare Saint-Charles, jeune professeure de philosophie nommée au lycée Montgrand, bien loin de Paris où elle a grandi. Quelques petits mois dans une vie faite de grands combats et de grande épopées qui se sont tout de même avérés cruciaux, veut souligner Claudine Monteil, sans trop dévoiler de sa conférence à venir.
Qui est la Simone de Beauvoir qui arrive à Marseille à l’été 1931 ?
Son amour du voyage commence avec Marseille. Elle a travaillé comme une folle pour obtenir l’agrégation, elle n’avait même pas de quoi manger pendant cette période. Sartre, qui était normalien et avait été “collé” l’année précédente, obtient la première place, en “consolation”, de Simone de Beauvoir, la seconde, alors qu’elle méritait la première… Une fois le concours obtenu, c’est l’indépendance, le premier salaire. La première année, elle prend une chambre chez sa grand-mère, à Denfert-Rochereau, première émancipation puisqu’elle quitte le domicile familial où sa mère ouvrait encore ses courriers. Puis l’année suivante, elle est nommée à Marseille, et Sartre au Havre où il écrira La Nausée qui va le rendre célèbre.
Marseille, c’est donc à 12 heures de train, il n’y a pas le TGV, ils sont vraiment séparés. Sartre lui propose de l’épouser pour qu’ils puissent se rapprocher, mais elle refuse le mariage. Ils savent qu’ils veulent être libres, ils ont tellement souffert l’un comme l’autre du poids de la religion, et de Beauvoir de l’image de sa mère qui opprimait ses filles. Elle part donc avec appréhension, et c’est la première fois qu’elle loue une chambre vraiment toute seule.
Que va signifier cette période marseillaise dans son parcours ?
Marseille sera un éblouissement, c’est la liberté, c’est le premier voyage de sa vie. Elle rêvait de découvrir le monde, elle va commencer par Marseille. Elle va écrire quasiment tous les jours à Sartre et à sa sœur. Elle se retrouve dans un lycée de jeunes filles, le lycée Montgrand. Elle a un premier contact un peu distant, et elle ne se fait pas vraiment d’amis.
En revanche, elle passe tous ses jeudis et dimanche à randonner dans la nature. Elle marche 30 à 40 km en une journée. Elle va dévorer les environs, c’est comme ça qu’elle le dit, elle veut tout connaître. Par la suite dans sa vie, elle aura toujours marché beaucoup. De ses séjours d’enfance dans la propriété familiale de Meyrignac (en Corrèze, ndlr), elle avait déjà ce goût pour la nature. Elle découvre à Marseille la couleur, la lumière, la beauté des paysages. Sa vie va devenir en couleur grâce à Marseille.
Sur la base de quelles traces vous êtes vous appuyée pour vos recherches sur Beauvoir à Marseille ?
Ses mémoires principalement, mais aussi des articles de spécialistes, qui ont recueilli des témoignages de personnes qui l’ont connue à cette époque. Je fais le parallèle entre son passage à Marseille en 1931 et les années 70 que j’ai passées à ses côtés, pour ce qui est de l’émulation qu’il y avait. Je m’étais déjà penchée sur sa période marseillaise lors de l’écriture de mes précédents livres, et j’ai été très heureuse de pouvoir y revenir plus précisément aujourd’hui. Sa sœur dont j’ai été très proche a aussi témoigné sur Beauvoir à Marseille. Je parlerai de quelques témoignages inédits sur ce qu’elle a vécu à Marseille.
Concrètement, à quoi ressemble son quotidien ici ?
Elle vit dans une petite chambre affreuse, près de la gare. Sa sœur qui viendra lui rendre visite en est effarée, mais elle s’en fiche. Inconsciemment, je pense qu’elle veut pouvoir prendre le premier train pour pouvoir rejoindre Sartre. Elle enseigne au lycée Montgrand, où a été élève plus tard, Berty Albrecht, une des rares femmes qui sera faite compagnons de la Libération.
En 1931, Simone de Beauvoir est certes agrégée de philosophie, mais pas encore auteure. Cette année de solitude marque-t-elle un commencement dans ce sens ?
C’est pendant qu’elle est à Marseille que naît sa volonté d’écrire. Elle est alors inconnue, tout comme Sartre. Ils rêvent tous deux d’être publiés, mais il faut d’abord savoir sur quoi écrire, j’en parlerai lors de la conférence. C’est là qu’elle a mûri son projet. 40 ans plus tard, lorsque je l’ai rencontrée, elle avait toujours cette soif d’écrire. C’est ce qui est impressionnant, elle aurait pu se reposer sur ses lauriers à ce moment-là.
De Marseille, elle retient surtout le rapport à la nature, finalement ?
C’est son principal axe en effet. Elle a considéré assez vite que les enseignantes et les élèves étaient trop obsédées par l’idéal du mariage. Je pense que c’était un peu injuste, qu’elle était un peu dure. Mais elle quittait un milieu exceptionnel qu’elle avait fréquenté les années précédentes, aux côtés des penseurs qui allaient faire le 20e siècle. Elle se sentait un peu perdue. C’est donc en effet son rapport à la nature qui va compter pour tout ce qui se passera après. Elle n’est pas encore engagée en politique. Elle s’est déjà libérée du poids de la religion et de l’image des femmes qu’elle véhicule, et elle va s’en libérer encore plus à Marseille. Mais elle n’a pas encore la conscience politique qu’elle aura après-guerre.
Seule, éloignée de Sartre, Marseille c’est une victoire sur elle-même, cela a grandement contribué à faire ce qu’elle est devenue par la suite. D’abord pour la Provence qui entoure la ville. Mais je raconterai aussi la situation financière qu’elle y vit. Et Marseille à cette période, c’est aussi la pègre et la fête et j’en parlerai dans ma conférence. C’est quelque chose qu’elle va toucher du doigt de manière imprévue.
Par la suite, Simone de Beauvoir est-elle retournée à Marseille ? A-t-elle conservé des souvenirs particuliers ?
La première fois qu’on rentrait dans son studio de peintre, qu’elle habitait à Paris 11 bis rue Schœlcher, c’était une explosion de couleurs magnifiques. On voyait bien sûr des tableaux, des Giacometti, un Picasso, mais ce dont on ne parle jamais c’est d’une longue étagère avec des poupées, debout, venues du monde entier, dont une de Provence. C’était sa première poupée. Simone de Beauvoir vous regardait avec ses yeux myosotis mis en valeur par ses très beaux turbans, mais en plus il y avait ces dizaines d’yeux de poupées qui vous fixaient. Elle m’a expliqué qu’elle avait commencé cette collection à Marseille. Ça symbolisait les femmes debout, qui vivaient leurs vies, une armée de femmes qui avançaient, qui vous jaugeaient.
Je n’ai pas retrouvé de traces d’un réel retour à Marseille, à part pour prendre un avion, mais elle est allée souvent par la suite en Provence. À partir de 1971, Sartre avait des petites attaques vasculaires-cérébrales régulièrement, et il n’était plus question de grands voyages. Il vont revenir souvent en Provence, où elle retrouve l’éblouissement qu’elle a connu à Marseille. Elle associera la Provence à la beauté pure de sa jeunesse.
Pour s’inscrire au webinaire de Claudine Monteil ce mercredi à 19h, suivre ce lien.
Commentaires
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Le personnage historique, la place parisienne et la station de métro se nomment et s’écrivent Denfert-RocherEAU. Il suffit de taper Denfert dans un moteur de recherche pour avoir la suite.
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Erreur d’inattention, on corrige ! (Vous seriez surpris d’apprendre que nous ne soumettons pas TOUS les mots à Google…)
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Un petit raccourci excessif dans cette interview : Berty Albrecht est Compagnon de la Libération et, par ailleurs, titulaire de la Médaille de la Résistance. Ce sont deux distinctions différentes.
Pardon d’être pointilleux, mais il faut souligner que dans l’Ordre de la Libération, qui compte 1 038 Compagnons, il n’y a que 6 femmes.
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On corrige, merci !
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Merci pour ce rappel , qui d’autres que des féministes pouvaient le faire ?
Je pense depuis longtemps que la ville et le rectorat auraient dû donner son nom au Lycée historiquement le plus important de la ville.
Thiers le massacreur de la Commune aurait ainsi laissé la place à l’une des plus grandes figures du féminisme.
Quel beau symbole ce serait
Il ne s’agit pas d’effacer Thiers, puisque son nom figure toujours sur des centaines de rues dans tout l’hexagone, il s’agit de mettre à l’honneur un autre pan de l’histoire et de la culture française
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michele R va s’en occuper, du moins je l’espère. sauf si c’est une prérogative de mumu.
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Ce n’est pas aussi simple Patrick, Mumu pourrait se souvenir que Le général DE GAULLE avait fait savoir à la police qui voulait mettre Sartre au trou : « on emprisonne pas Voltaire »
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Méfions-nous des icônes, elles ont toutes du vernis qui en grattant un peu s’effritent. Même Voltaire “himself” à financé l’esclavagisme. Autres temps, autres mœurs, mais quand même.
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