MARSEILLE EST-ELLE ENCORE UNE VILLE ?
Pour tous les morts qui vivent dans nos cœurs et dans notre mémoire
C’était jeudi 13 novembre. Mehdi Kessaci fut assassiné en pleine ville. Les mafieux voulaient, par ce geste, faire savoir à Marseille qu’ils ne tolèreraient pas que le frère de Mehdi, Amine, poursuive sa lutte contre l’emprise du narcotrafic dans notre ville.
L’emprise et les réseaux
Cette figure du réseau est complexe. Le réseau relie, mais il enferme. Il réunit, mais il exclut. Les pays dans lesquels nous vivons ont toujours été conçus selon des réseaux, ceux qui organisent les transports, ceux qui distribuent la correspondance ou l’énergie, ceux grâce auxquels nous sommes informés. Mais, en même temps, les réseaux enferment celles et ceux qui en font partie et ils excluent celles et ceux qui ne reconnaissent pas leurs lois et leurs règles. C’est pourquoi la figure du réseau est une figure close sur elle-même, et il n’est pas toujours facile d’y entrer pour y trouver une place, et encore moins d’en sortir afin de s’en libérer quand on ne veut plus en dépendre. Le mot « trafic » est un mot ancien qui désigne les commerces, les échanges, les productions destinées à faire l’objet de relations commerciales. La figure du trafic unit les échanges et les transports. Il s’agit d’un très vieux mot que notre langue a découvert, justement dans le cadre des relations commerciales entre notre pays et d’autres. Tandis que la figure du commerce est celle de l’échange et de l’ouverture, celle du trafic est celle de la fermeture et de la dépendance. C’est qu’il n’y pas vraiment de liberté dans un réseau, on n’y a pas de choix, on doit en respecter les règles – sauf à en être exclu ou d’y être condamné – jusque’à la mort. Si le narcotrafic s’inscrit dans cette figure du réseau, c’est que celles et ceux qui s’y enferment sont pris dans la clôture du réseau et dans la pression qu’il exerce. Il y a deux emprises qui se rejoignent : celle de l’addiction et celle du réseau, celle de l’usage et celle du trafic.
Marseille s’est-elle perdue ?
Mais nous ne parlons pas de nulle part, nous ne parlons pas au sujet d’un espace que nous ne connaissons pas, nous parlons de notre ville, de Marseille. C’est la première question que nous devons nous poser après le premier moment de la stupéfaction et de la douleur. Nous vivons à Marseille, nous tentons de comprendre cette ville qui, jour après jour, semble nous échapper. Il semble que, peu à peu, Marseille ait cessé d’être une ville, d’être la nôtre. Cela a commencé par la division de Marseille en deux : certaines façons d’exercer les pouvoirs sur la ville, certaines conceptions de la politique urbaine, ont séparé la Marseille des pauvres et des précaires, celle des quartiers du Nord de la ville, et celle des classes riches ou seulement plus aisées, celle des quartiers du Sud. Mais, peu à peu, la cassure s’est aggravée. Les « quartiers Nord » se sont laissés enfermer dans une sorte d’exclusion : ils se sont laissés enfermer dehors. Ne nous trompons pas : c’est tout simplement ce que l’on appelle la forclusion, une étape vers la folie. Les quartiers Nord ont été enfermés, mais sans faire partie de la ville. Ils se sont laissés enfermer, mais on ne savait pas où était la clé. Mehdi a payé de sa mort le combat de son frère pour tenter d’ouvrir les quartiers sur les autres. Et l’on peut (on doit ?) se demander si la ville en est encore une, si celles et ceux qui y vivent vont encore pouvoir se parler, échanger entre eux, se connaître, ou si Marseille s’est perdue. En semblant imposer leur loi, les réseaux et les trafics imposent l’absence de loi, l’absence de parole, la disparition des mots, la mort. Car ils ne savent vivre que de mort.
Les discriminations, les ségrégations, les violences, la mort
Pour qu’une ville en soit une, il faut en finir avec la mort. C’est que les villes, le fait urbain, n’ont pas été imaginés comme cela, sur coup de tête. Elles ont été conçues pour nous permettre de nous libérer de la vie sauvage, pour vivre avec d’autres femmes et d’autres hommes avec qui nous mettons un espace en commun, avec qui nous habitons ensemble. Nous ne voulons plus des discriminations, des ghettos, des violences, du retour à l’âge animal. Nous ne voulons plus que la mort vienne hanter nos rues, nos places, l’espace de nos villes. Nous voulons vivre dans Marseille en paix, dans une vie sociale au sein de laquelle nous nous parlons, nous échangeons, sans risquer de nous confronter à la violence et à la mort. C’est cela, la politique : une vie sans danger dans la cité, une vie au cours de laquelle nous pouvons rencontrer l’autre sans avoir peur de lui parce que nous lui parlons. La violence, c’est la mort des mots. Ces gens-là, ceux qui tuent, ne savent ps ce que sont les mots, parce qu’ils ne connaissent que la mort. C’est pour cela que les discriminations et les ghettos ne peuvent mener qu’à la violence et à la mort. Amine le savait et il se battait pour que celles et ceux qui vivent à Marseille puissent y vivre sans danger, sans être soumis à l’absence de lois, à ce remplacement de la loi par les trafics, qui nous enferment dans l’impossibilité de la reconnaissance de l’autre.
Comment Marseille peut-elle redevenir une ville ?
Et maintenant, nous voilà devant la vraie question que nous posent la mort de Mehdi et le combat d’Amine. Pour que Marseille puisse se revivre comme une ville, il faut commencer par en finir avec les coupures, avec les cassures, avec les ségrégations. La politique urbaine doit faire en sorte que les quartiers ne soient plus morcelés et que la ville ne soit plus déchirée, morcelée, fragmentée. Il faut qu’aux réseaux des trafics et au faux pouvoir de leurs lois succèdent les réseaux qui organisent la vie et le pouvoir véritable des lois. Il faut en finir avec les tours branlantes et les quartiers sans âme qui empêchent ceux qui y habitent de les vivre comme de vrais espaces où ils puissent se retrouver. La sécurité, à Marseille, ne doit plus se réduire à la violence des policiers et à la protection des gilets pare-balles. Mais à Marseille, elle passe aussi par la sécurité esthétique des lieux, des aménagements et de l’architecture. Les tours ne sont pas des maisons, mais des prisons et nous savons tous que c’est dans les prisons que se fabrique l’insécurité. Marseille ne peut redevenir une ville que si, dans l’espace que nous y vivons, nous pouvons aller de nouveau à la rencontre de l’autre. La « marche blanche » permettra, samedi, à Marseille de s’unir pour dire sa vérité.
Pour que leur combat ne soit pas vain, nous devons rendre cet hommage à l’engagement d’Amine et à la mort de Mehdi : faire en sorte que, grâce à eux, Marseille redevienne une ville.
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