Lettre à Mohamed B., mais pas que …
Capture d'écran du film "On est vivants!" de Carmen Castillo. https://vimeo.com/218666363
Mon cher Mohamed Bensaada,
Ton nom n’est plus le tien aujourd’hui, il est le nôtre, le temps d’une élection, le temps d’une mandature, peut-être deux (et après tu laisseras la place, comme tu nous l’as promis). Je t’écris à toi comme j’écris à Karima, à Anik, à Majid, à Kader, à Daouda, à Rachida, à Salim, à Yazid, à Emile, à Julie, à Zora, à Céline, à Nico, à Mohamed, à Shad, à Karim, à Farouk, à Farah, à Lahouaria, à Samy, à Alain, à Michel, à Fatima, à Zoubida, à Babette, à Hanifa, à Pascale, à Sid, à Anne-Marie, à Baya, à Céline (une autre), à Soraya et à tant d’autres. J’écris à une époque bénie où je vous ai rencontré·es. J’avais 19 ans, j’en ai bientôt 30.
Hier, Valérie a retrouvé pour moi cette photo. Elle est extraite du film « On est vivants ! » de notre amie et compagne de route Carmen Castillo. Je te l’ai envoyée, tu as ri et reconnu cette scène aussi vite que moi je crois. Tu es debout sur un camion, moi la clope au bec, nous faisons face à une foule qui s’apprête à battre le pavé du boulevard d’Athènes après de longs mois de mobilisations dans les centres sociaux et au milieu des tours. C’était en 2013, le 1er juin, je venais juste de fêter mes 23 ans. Nous marchions « contre toutes formes de violences » avec à nos côtés tant d’autres habitant·es, travailleur·ses et militant·es des quartiers populaires qui se soulevaient contre les injustices sociales qui produisaient, et produisent encore, tant d’assassinats, racistes, criminels, policiers. « La relève », cette « bande de jeune » de la Busserine, faisait sa première manif avec nous, ils s’en souviennent encore et certains veulent maintenant reprendre le flambeau. En regardant les images, on croise d’autres regards, qui se sont aujourd’hui éloignés : ceux de Yasmina, de Lydia, de Rachida, de Fadela… . Nous sommes aujourd’hui dispersé·es politiquement, mais nos cœurs continuent de battre pour nos quartiers. En voyant ces images, je n’éprouve pas de colère à penser à cet éloignement, peut-être un peu de peine. Peu de gens peuvent comprendre que la politique dans ces quartiers puisse vivre selon des aléas qui se mêlent souvent mal aux agendas des appareils politiques. C’est bien pour cela que toi et moi avons choisi, malgré nos désaccords politiques (ton adhésion à la France Insoumise, mon refus d’y adhérer), de trouver une autre voix, revenir à ce qui unit les nôtres : l’action de terrain éminemment politique, l’autonomie des quartiers populaires, les alliances avec l’ensemble de notre ville à condition d’un respect négocié et mutuel. C’est pour cela que nous avons pensé ensemble le Pacte Démocratique. C’est comme cela que nous avons milité et inversé les rôles autour du camion depuis presque un an et demi, et que nous échangerons encore les rôles avec toutes celles et ceux qui prendront le micro.
Nous écrivons l’un et l’autre régulièrement que la politique est chose intime, sensible, faite de trajectoires qui échappent aux appareils, de solidarités fraternelles que ne saisissent pas ceux et celles qui ont laissé le combat social derrière eux. Cette photo m’a renvoyé à cela, loin derrière nous et pourtant si proche.
Mon engagement aux côtés d’Unir ! et à tes côtés ne sont pas la pâle conséquence d’une pâle séquence pré-électorale. Mon soutien à notre démarche collective s’est en fait, sans le savoir, décidée ce 1er juin 2013. J’en ai vécu des manifestations, bien plus massives et mémorisées médiatiquement que celle-là d’ailleurs. Je suis né politiquement dans les foules contre le CPE, comme beaucoup de militant·es de ma génération. Mais d’aussi loin que je me souvienne, seules les manifestations de l’après 5-novembre m’ont provoqué une émotion comparable. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard, j’ai retrouvé beaucoup de nos compagnons de routes en ces tristes et riches journées de novembre 2018, se rappelant ensemble les erreurs que nous ne devions pas commettre à nouveau. Je me souviens que ma compagne de l’époque, par agoraphobie, évitait les manifestations. Ce jour-là, elle était descendue de chez elle, à quelques mètres des marches de la gare St Charles et m’avait dit ensuite que cette fois “c’était différent”. Elle qui venait des campagnes catholiques angevines avait compris cela en un instant, en quelques pas foulés à nos côtés. Ce jour du 1er juin 2013, je comprenais aussi quelque chose que je n’avais pas saisi jusqu’alors dans mes tripes : la puissance politique de ces quartiers.
Une amie rappeuse de Noailles m’a dit récemment que les gens du centre et du Nord de Marseille étaient comme des cousin·nes éloigné·es, venu·es du même ventre mais qui ne se comprennent parfois pas. C’est une évidence que ces deux territoires ne se parlent que peu, comparé à ce qui les unit objectivement. J’ai grandi pour ma part dans un quartier populaire (à l’époque) du centre de Nice, ville où l’histoire des migrations et des classes populaires a été gommée par les palaces, la mafia et l’extrême-droite, fortement présente là où je vivais. C’est dire si je me sens concerné lorsque nous affrontons les fascistes en ce moment. Je sais de quoi ils sont capables lorsqu’ils se sentent en confiance, j’en ai quelques fois payé physiquement le prix, plus jeune. Je suis devenu marseillais sur le tard, à 19 ans, et j’ai longtemps eu du mal à saisir cette différence entre le centre et le Nord. Je suis devenu marseillais par son centre, en y vivant, mais aussi par son Nord, en vous rencontrant. Quelques années plus tard, nous organisions ensemble cette marche du 1er juin 2013 qui allait marquer l’histoire sociale locale et nos histoires intimes. Je te rencontrais vraiment durant ces mois de mobilisations, alors que jusqu’alors nous ne faisions que nous croiser. Je suis, pendant ces années-là, politiquement né une seconde fois. Toi aussi je crois et c’est ce qui a fait de nous des frères et sœurs de cause, par-delà nos naissances biologiques, choisissant des parents répondant aux noms de Malcolm, Martin, Angela, Rosa, Aimé, Frantz, Abdelmalek, Louise … . De cette marche, j’en ai fait une conviction : la nécessaire alliance du centre et du Nord de la ville. J’en ai fait une vie professionnelle, à me questionner sur les insécurités. J’en ai fait un engagement long, pour la dignité des nôtres. J’en ai fait une chose intime, nos amitiés à toutes et à tous, parfois tumultueuses mais faites de fidélité à nous-mêmes et à notre histoire commune, celle que nous avons décidée au-delà de nos différences d’origines, de diplômes, de nos choix politiques.
Ceux qui n’ont pas laissé errer leurs pieds, leurs cœurs et leurs esprits dans ces quartiers ne comprendront sûrement pas totalement ces lignes. Une candidate « citoyenne » à ces élections municipales explique à longueur de journée que le stage d’un jeune des quartiers Nord dans son entreprise avait changé sa vie, parce qu’elle avait pu d’abord changer celle de son stagiaire et qu’elle s’était désormais donnée pour mission de changer Marseille. Quelle tristesse sociale. J’aimerai que nous prenions certain·es de nos ami·es de gauche un jour en stage dans ces quartiers (heureusement, certain·es n’en ont pas besoin), comme Karima m’a pris en stage lorsque j’avais 19 ans et que j’arrivais à Marseille. Ils y verraient que les habitant·es n’ont pas besoin qu’on change leurs destinées à leurs places, que les 1er juin 2013 qu’ils n’ont pas vécu valent plus que n’importe quelle élection. Eux et elles aussi pourraient naître une nouvelle fois politiquement, sortir des entrailles des tours et des blocs avec un regard neuf.
De cette photo, je retiens notre amitié, notre loyauté, nos désaccords aussi. Je retiens que la route reste longue pour unir la ville, décider qu’elle en soit autrement. Je retiens que le parcours est encore sinueux pour changer les regards que les un·es et les autres se portent. Un journaliste du Monde a récemment écrit de moi que j’avais un “regard doux”. Tu t’es foutu de moi. A sa place, j’aurai écrit en regardant cette photo que nos regards et ceux de nos ami·es sont décidés. Car contrairement à ce que l’on dit de toi, de nous, de nos ami·es, nos regards restent, je crois, toujours bienveillants et décidés à ne pas nous laisser être désorienté·es et dépossédé·es. Nous conserverons cela, même lorsque tu siégeras face aux loups, place Bargemon. Je t’en fais la promesse, j’en fais une affaire personnelle. J’ai le regard de Kamel à l’esprit en écrivant cela, je sais qu’il m’aidera à tenir parole. Je n’ai pas eu le courage pour ma part d’y aller cette fois-ci, c’était trop pour moi. J’admire que tu l’ai fait pour nous et je prend ma part du travail : je te rappellerai à ce regard, avec d’autres, dès que ce sera nécessaire.
Cette fois, nous ne nous sommes pas laissé déposséder de nos combats et c’est à ton tour de le porter pour nous toutes et tous. Notre démarche fait honneur à nos combats d’hier et d’aujourd’hui, elle est digne de cette année 2013 et de tous les moments de communauté civique que nous avons laissé traîner dans les mémoires des un·es et des autres.
« Exister, c’est exister politiquement ». Cette phrase d’un de nos illustres ancêtres, Abdelmalek Sayad, poursuit les héritier·es que nous sommes. Nous la saisissons aujourd’hui plus que jamais, fier·es de braver l’adversité d’un monde politique et d’urnes qui ne seront jamais assez grands pour nos espoirs.
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Pour ceux et celles qui n’étaient pas là et qui veulent comprendre ce dont je parle, ou ceux et celles qui veulent simplement se souvenir de ces moments, vous pouvez (ré)écoutez ces émissions des Pieds sur Terre sur France Culture :
Partie 1 : https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/marseille-1er-juin-la-grande-organisation-12
Partie 2 : https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/marseille-1er-juin-un-avenir-pour-nos-enfants-maintenant-22
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