Monologue pour un matin algérien
Monologue pour un matin algérien
"Rue des bouchers. Elle s'anime toujours de bonne heure, le dimanche matin. C'est jour de livraison. Boucherie de l'indépendance ! Boucherie de la Jeunesse ! Boucherie de l'avenir ! Que de boucheries mon Dieu, que de boucheries ! Et toutes spécialisées dans… l'agneau. […] Il n'y aura plus rien à égorger. A croire que tous sont des actionnaires aux abattoirs." Sur la petite scène à peine éclairée, seul, vêtu d'une tunique colorée, lunettes noires posées sur le nez, Ivan Romeuf s'agite, imprégné du personnage au discours plein de sous-entendus, écrit et inventé par M'Hamed Benguettaf, auteur de Matins de quiétude. Un monologue présenté dans le cadre de la première édition du festival Voyage en solitaire(s).
Dans l'obscurité et le calme du petit matin, alors que quatre heures sonnent, un quartier populaire s'éveille, à mesure que les rideaux des échoppes et commerces se lèvent. Salah, le cafetier du Café de la Paix, assis sur son séant devant un petit secrétaire refuse de se défaire de son fauteuil. Car plus tard, dans la matinée, la discorde sèmera peu à peu le trouble, chassera la banalité du quotidien. Le règne du chaos pourra commencer, la résistance des soldats de l'ordinaire aussi.
Le fauteuil deviendra alors un vain et dérisoire îlot de protection contre les balles sifflantes, dehors, fauchant au hasard voisins et amis. Salah, sans le dire, s'accrochera à cette unique certitude : l'immobilité, gage d'invisibilité, est l'unique salut. Matins de quiétude, ce sont donc ces matins du quotidien, peu à peu rattrapés par la guerre civile, "la décennie du terrorisme" : les années noires d'une Algérie ensanglantée par la guerre menée entre le gouvernement algérien et divers groupes islamistes, laissant dans son sillon entre 60 000 et 150 000 morts.
"Matins d'inquiétude"
Sous une apparence détachée, Salah décrit par allusions et ironie cette violence grandissante, qui pourrait être celle d'un autre pays en guerre aujourd'hui. Tantôt avec affection ou colère, tantôt avec humour, il parle de Moussa, l'instituteur qui ne prend jamais de retard pour corriger ses copies, "pour ne pas donner un mauvais exemple". Du vieux Hocine, celui qui répare radios, téléviseurs et frigos, de Kheïra, l'amoureuse inaccessible de l'appartement du dessus, qu'il qualifie de "laide, édentée et chauve" par dépit, et de son irascible père Ammi Moktar, bien décidé à lui ruiner sa vie. Bien d'autres apparaissent, comme le musicien Mahmoud qui prend des risques avec son instrument, ou Houria, en deuil permanent à mesure que tombent ses fils. Ils sont seulement liés par un but commun : une obstination à préserver désespérément leur quotidien, inéluctablement rompu par l'histoire en marche.
Si le spectacle sonne juste, c'est sans nul doute parce que son auteur a vécu lui-même cette période noire, et qu'il a ressenti l'absolue nécessité de poursuivre ses habitudes de vie. "Tous les matins, écrit Ivan Romeuf en s'adressant à son ami comédien, metteur en scène et auteur Benguettaf, tu venais au Théâtre National et en face sur la place du Port Saïd prenant un café en kiosque, les "terroristes" te regardaient passer. Je t'ai demandé : "pourquoi malgré tout, le théâtre n'étant pas en activité tu venais à ce rendez-vous dangereux, dans ces matins d'inquiétude", et tu m'a répondu : "A chacun son travail, le mien étant de faire du théâtre, le leur de me tuer". Un hommage poignant dont il faut saisir le double sens, subtilement disséminé au détour des phrases.
Matins de quiétude, jusqu'au 5 avril, à la Friche du Panier, 96, rue de l'Evêché. Informations et réservations en ligne ou au 04 91 91 52 22. Une coproduction entre le Théâtre national algérien et la Cie L'Egrégore.
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