Enquête judiciaire sur les effondrements de la rue d’Aubagne : le rapport qui accuse
L'une des pièces maîtresses du dossier d'instruction de l'affaire de la rue d'Aubagne est un épais rapport de 177 pages. Signé par Bernard Bart, ce texte n'établit pas de responsabilités directes dans les effondrements. En revanche, il lève le voile sur les manquements croisés des propriétaires et services de prévention.
Photo : Guillaume Origoni.
Il est une des pièces-clefs du dossier de Matthieu Grand, le juge d’instruction chargé de l’affaire de la rue d’Aubagne, avec ses deux collègues Mathilde Bloch et Anne Tertian du pôle spécialisé santé et environnement [voir notre enquête]. Ce rapport, dont La Marseillaise a déjà publié des extraits, est la première pierre d’une instruction au cours de laquelle les expertises et contre-expertises auront une place prépondérante. Il ne désigne pas de responsable direct mais dessine tout de même les principales pistes d’enquête. Ce rapport est rédigé par Bernard Bart, architecte et expert judiciaire marseillais. Saisi dès le 5 novembre, l’expert était de toutes les étapes de l’enquête préliminaire auprès des policiers de la police judiciaire et du vice-procureur.
Au bout d’un travail titanesque dont la liste des pièces consultées donne un aperçu vertigineux, il rend fin janvier un rapport de synthèse très complet. Illustré de schémas, parfois réalisés à la main, il permet de mieux comprendre l’écheveau de responsabilités croisées, de retards et manquements qui ont conduit à l’effondrement de deux immeubles, les 63 et 65, puis du 67 de la rue d’Aubagne. Une autre expertise menée par trois spécialistes parisiens devrait permettre aux juges de confirmer ces pistes à la fin de l’année. Mais le rapport Bart permet déjà de lever de nombreuses zones d’ombre.
De l’eau, partout
Dans ce dossier, l’eau est un sujet envahissant, qui suinte du rapport Bart. Pas seulement la forte pluie, maladroitement mise en avant dans le premier communiqué de la Ville, le 5 novembre 2018. L’humidité peut être fatale à ces constructions anciennes, parfois de médiocre facture. Pour appuyer ses dires, l’expert part des plans du XVIIIe siècle qui attestent du percement de la rue vers les faubourgs de la ville. Il revient sur le mode de construction de ces immeubles qui partagent des murs-maîtres et s’appuient les uns sur les autres. Deux-fenêtres ou trois-fenêtres marseillais, les murs sont bâtis avec les mêmes pierres grossièrement taillées et assemblées par un mortier à la chaux.
Les mortiers de chaux extrêmement résistants sont particulièrement sensibles aux effets d’une forte humidité persistante, surtout sur une longue période.
Or, de l’eau, il y en a partout et depuis longtemps. Comme Marsactu a pu l’écrire, de l’eau stagne dans les caves du 63, elle est signalée dès 2009 dans un rapport d’expert évoquant de possibles écoulements en provenance du 61, également propriété de Marseille Habitat. De l’eau, sans doute échappée de canalisations mal raccordées, stagne aussi en permanence dans la cave du 65, objet d’une bataille judiciaire de plusieurs années, sans que rien ne soit fait pour y mettre fin.
Dans un autre rapport remis au juge par l’expert judiciaire qui est intervenu sur les différends entre les propriétaires des trois immeubles, Reynald Filipputti, on apprend qu’une exploration des murs communs aux 61, 63 et 65 était prévue en novembre. Elle n’a pas pu avoir lieu.
Ledit expert semble douter que l’eau qui stagne dans la cave du 65 trouve son origine dans les écoulements d’eau de pluie depuis le 63. Ni l’odeur, ni la couleur, ni le volume ne permettent selon lui de le penser. Peu importe. Que cela soit l’eau de pluie mal maîtrisée ou de l’eau sale mal raccordée, elle fragilise les murs et a rendu possible l’effondrement.
L’absence de toiture à l’arrière du n°63 et la responsabilité de Marseille Habitat
Le 8 novembre 2018, la présidente de Marseille Habitat, société mixte liée à la Ville de Marseille, Arlette Fructus, participait à la première conférence de presse municipale après les effondrements. Face aux journalistes, en fin de conférence, elle brandissait une photo aérienne en couleurs, censée prouver que l’immeuble dont Marseille Habitat était propriétaire était bel et bien couvert, contrairement à ce qu’avançaient alors plusieurs propriétaires du n°65. Or, ce même 8 novembre, l’ensemble des parties, propriétaires du 63 et 65 notamment, avaient rendez-vous pour mettre “en eau”, la partie arrière du 63, autrement appelée “la maison du fond” dans le rapport Bart. Une mise en eau demandée par la société d’économie mixte et destinée à vérifier si la présence d’eau dans les caves du 65 ne trouvait pas son origine à l’arrière du 63.
Contrairement à ce qu’avançait l’élue à l’époque, cette partie de l’immeuble n’avait effectivement plus de toit depuis des travaux de déconstruction entrepris dès l’été 2017 dans la perspective de l’implantation d’une micro-crèche sur les 61 et 63. “Les lieux ont été laissés en l’état dès l’été 2017”, souligne l’expert.
En clair, un an avant les effondrements, Marseille Habitat a laissé ouverte et sans protection une bâtisse, exposée à toutes les intempéries, “ce qui était de nature à favoriser des infiltrations récurrentes en sous-sol, mais également en rez-de-chaussée et en sous-sol de l’immeuble mitoyen”. L’immeuble ainsi déserté de tout occupant n’avait plus fait l’objet de toute l’attention et de la vigilance requises depuis bien longtemps. Il avait principalement fait l’objet d’expertises successives, de 2005 à 2018, à l’occasion desquelles le très mauvais état évolutif de cette construction avait été chaque fois identifié.
Les manquements du service de prévention et gestion des risques
Dans son rapport de synthèse, Bernard Bart cite abondamment les travaux de son confrère Reynald Filipputti. Celui-ci a été nommé dès 2014, dans le cadre du différend entre le propriétaire du 67, Jacques Berthoz et les copropriétaires du 65. Le premier accuse la propriété des seconds d’être à l’origine des impressionnantes fissures qui fragilisent son immeuble. Aussitôt l’expert s’inquiète de la situation et prévient le service municipal de prévention et de gestion des risques. Une communication révélée par Envoyé Spécial à l’automne. Bernard Bart confirme cette information :
Le 19 décembre 2014 l’expert judiciaire avait alerté les services de sécurité civile de la Ville de Marseille concernant les risques encourus par les occupants de l’immeuble N°65 eu égard aux signes d’affaissement de la fondation du mur mitoyen entre le 65 et le 67, ainsi que la plus grande altération de la majeure partie des poutres et bois de l’immeuble qu’il avait relevée dans le cadre de ses opérations d’expertise. La suite donnée alors par la ville à cette alerte n’a pas été renseignée.
Face à l’absence de réponse de la Ville, cette lente désagrégation va se poursuivre jusqu’à l’automne 2018. En janvier 2017, un arrêté de péril sur le n°65 marque enfin la préoccupation publique quant à la sécurité de l’édifice. Les travaux entrepris sécurisent un plancher mais ne suffisent pas à éteindre les causes de ce désordre. C’est ce qu’écrit Bernard Bart : “les causes et origines de ces désordres n’ayant pas été identifiées, elles n’avaient pas donc pu être prises en considération, alors même que la situation était déjà prémonitoire d’une évolution problématique”.
Reynald Filipputti va à nouveau saisir le service municipal de prévention et de gestion des risques en octobre 2017. Une nouvelle expertise de la société Betex conclut à une poursuite des désordres sur le mur mitoyen entre le 65 et le 67 et recommande des travaux immédiats d’étayage. Selon Bernard Bart ce rapport fait le “constat de faiblesse structurelle qui représentait un risque pour les biens et les personnes à court terme aux 65 et 67, rue d’Aubagne”. Une visite est organisée sur place en présence du chef du service de prévention et de gestion des risques. Le syndic du 65 indique alors qu’il va procéder aux travaux.
Le 17 novembre 2017 le service de sécurité de la ville de Marseille avait signalé au propriétaire de l’immeuble mitoyen 67 que le constat visuel du 6 novembre 2017 ne
justifiait pas de mettre en péril l’immeuble, mais qu’il y avait pour autant nécessité de remédier aux désordres, afin d’éviter toute aggravation. Ces avis se distinguaient des alertes de gravité données par l’expert Filiputti et le Betex.
En réalité, ces travaux de consolidation n’ont pas été réalisés. Au fil de l’année 2018, l’état de l’immeuble ne va cesser de se détériorer. En septembre 2018, “la façade de l’immeuble 65 s’était affaissée verticalement de 5 à 8 centimètres […] les planchers des immeubles mitoyens 63 et 67 s’étaient inclinés” tous les deux en direction du 65.
L’imbroglio juridique sans fin du n°65
Le rapport Bart se conclut par un long tableau qui détaille, immeuble par immeuble, l’historique des désordres. La colonne du n°65 est de loin la plus fournie. À plusieurs reprises, les experts relient les désordres des immeubles voisins à l’état désastreux du 65, le seul habité. Or, pendant des années, les différents protagonistes ont multiplié les actes de procédures sans jamais apporter des solutions durables aux graves problèmes de structure de leur immeuble.
Dès 2013, l’immobilière Berthoz propriétaire du 67 prend contact avec le syndic Liautard pour “lui faire part de son inquiétude (…) concernant des fissures sur la façade côté rue prouvant un affaissement des fondations”. Quelques mois plus tard, une fuite apparaît dans la cave du 65 en provenance d’une canalisation d’eaux usées. Le cabinet Liautard fait réaliser immédiatement des travaux pour y mettre fin. Mais la présence d’eau va persister longtemps. Les allers et retours par avocats interposés entre les trois propriétaires du 63, 65 et 67 vont durer plusieurs années. Les échanges sont tout aussi nourris concernant la présence d’eau et les éventuels manquements de la société qui a réalisé les réparations. Sans que rien ne soit fait de concret pour mettre fin aux importants désordres qui font s’enfoncer l’immeuble et mettent en péril ses occupants.
Reynald Filipputti a patiemment suivi chaque étape de ce contentieux en forme de sac de nœud. Dans ses conclusions provisoires, il écrit :
Aucun travaux de confortement provisoire n’ayant été entrepris dans la cave du n°65 depuis la diffusion du rapport Betex du 29 décembre 2017, la fissure mesurée continue de s’élargir. C’est un signe évident que la disparition de l’eau stagnante dans la cave du 65 ne suffit plus à stopper la dégradation du mur. La façade du 65 est descendue verticalement selon le rapport du géomètre. Nous retrouvons les mêmes pathologies sur le mur du 63/65 et sur le mur du 65/67″.
Les occasions manquées
Par deux fois, Bernard Bart va utiliser l’expression “occasion manquée” pour qualifier des tournants dans les procédures. La première concerne le n°67, propriétaire de Jean Berthoz et de sa société d’administration de bien. Ce dernier a fait une demande de subvention auprès de l’agence nationale d’amélioration de l’habitat (ANAH). En 2013, elle lui donne un accord pour subventionner les travaux de rénovation de son bâti pour un montant supérieur à 186 000 euros sur un montant total de 500 000 euros si les travaux sont entrepris “dans un délai d’un an”.
En réalité, ces travaux ne seront jamais réalisés. Le 29 novembre 2016, l’adjointe au logement, Arlette Fructus informe l’immobilière Berthoz que la subvention est désormais caduque. Ce retard est dû au contentieux avec la copropriété voisine.
La seconde “occasion manquée” concerne le projet de crèche que la Ville de Marseille souhaitait établir au rez-de-chaussée des 61 et 63, propriétés de Marseille Habitat. Or, le 11 décembre 2017, le service urbanisme refuse le permis de construire déposé après un avis défavorable de l’architecte des bâtiments de France, comme l’avait révélé Libération. “Ce projet, en l’état n’étant pas conforme aux règles applicables dans ce site patrimonial remarquable”, écrit l’ABF [voir sa réponse détaillée à Marsactu].
Pour l’expert judiciaire, ce refus “singulier au regard du contexte identifié et officiellement connu” est bel et bien une “occasion manquée d’engager des travaux importants de réhabilitation”. Travaux qui auraient alors entraîné le confortement du mur mitoyen avec le 65 et la fin des désordres avant l’issue fatale.
Commentaires
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Responsable mais pas coupable ! P****
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Les divers frais de procédures, honoraires et autres dépenses depuis des années auraient peut-être pu financer pas mal de travaux, ou le relogement des personnes qui dorment aujourd’hui au cimetière.
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Que signifie “mise en eau”, ici: ” rendez-vous pour mettre “en eau”, la partie arrière du 63″ ???
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