"Demander du shit à l'imparfait du subjonctif"
"Demander du shit à l'imparfait du subjonctif"
Devant les hautes grilles de la prison des Baumettes, le froid mordant annihile toute contenance. A l'intérieur de cette prison fustigée pour ses conditions de vie innommables, les grilles s'ouvrent, se referment. Les pas résonnent dans un long couloir menant à d'autres grilles, d'autres serrures. Enfin, l'on pénètre dans l'espace réservé au Centre multimédia et au studio, lieu de création visuelle et sonore installé au cœur du centre pénitentiaire. "Tv vidéo Baumettes", canal de télévision interne y est émis, des ateliers de cinéma y sont organisés. Une salle de cinéma y projette des films, des affiches habillent les murs, telle celle de l'Homme sans passé, allégorie presque subliminale de la condition des détenus en prison. Des matricules, des criminels sans identité, dans l'assertion populaire. Derrière l'unique fenêtre de la pièce, les barreaux arrêtent le regard, rappelant la privation angoissante de liberté.
A l'initiative de ce studio de cinéma, l'association Lieux Fictifs œuvre depuis plus de vingt ans avec, en premier soldat, la fondatrice de l'association, Caroline Caccavale, réalisatrice et auteure. Entre 2009 et 2013, avec le soutien de Marseille-Provence 2013, le projet Frontières dedans/dehors a été initié, questionnant l'espace commun entre le dedans et le dehors, la prison et la société. Ainsi, 33 détenus français ont travaillé avec 88 personnes à l'extérieur, dont des personnes détenues en Italie, Espagne, Allemagne et des personnes libres en Bulgarie, Liban, Roumanie, Slovaquie, Grèce, Turquie et Norvège.
"La délinquance, un langage en soi"
Dans le cadre de ce projet, deux créations partagées entre détenus et personnes libres vont être présentées lors de l'année capitale, à la Friche de la Belle de mai. La première, Dans la solitude des champs de coton, est une adaptation cinématographique de l'oeuvre de Bernard-Marie Koltès, interprétée entre autres par 27 détenus des Baumettes, réalisée sous l'égide de Lieux Fictifs et la Compagnie Alzhar.
Jeanne Poitevin, metteur-en-scène, estime que la culture est bien plus qu'une alternative au désoeuvrement. "C'est beaucoup plus ambitieux que cela. Chaque personne a quelque chose de créateur en elle qu'il s'agit de révéler. Quand on arrive en prison, c'est qu'on a quelque chose à dire. Il faut être à l'écoute des moindres détails. La délinquance est en soi un langage. Je crois en un potentiel de création, la démarche est vraiment artistique. L'art n'est pas seulement thérapeutique, il est vital. Au départ on est vu comme des connards de bourgeois qui viennent les emmerder. Il faut être tenace pour faire accepter un projet. C'est normal, on vient un peu déranger l'ordre des choses". Dans un documentaire sonore, quelqu'un, bravache, dont on ignore la condition – homme libre ou personne détenue -, divague sur Koltès : "Tu imagines un mec de la Busserine demander du shit à l'imparfait du subjonctif ?". Seule évidence, le texte crée le lien entre ceux du dehors et ceux du dedans.
Crédit: Lieux Fictifs. Salle de cinéma des Baumettes
Caroline Caccavale estime qu'"il faut profiter des contraintes induites par la détention pour travailler autrement. La prison génère des frustrations importantes. Soit tu les subis, soit tu pars du postulat que ces contraintes vont permettre de développer une manière de travail spécifique. Comme la diversité des personnalités, des parcours, des origines et des peines; même si le minimum retenu pour adhérer au projet est de six mois de détention. Le projet n'a pas plus d'importance pour le dedans ou le dehors, c'est quelque chose qui se nourrit mutuellement. Le choix des participants est subjectif, je sélectionne des gens volontairement très différents". Dans la salle de montage où s'entassent les décors d'une friche industrielle, réalisés pour la pièce de Koltès, quatre binômes s'activent sur la phase finale du projet Des images en mémoire, des images en miroir. Là encore un groupe de personnes libres en France, en Europe et en Méditerranée a travaillé avec des détenus des Baumettes.
Dynamique collective
A partir d'images d'archives proposées par l'Institut national d'audiovisuel, des courts métrages ont été réalisés, afin de mettre en abyme l'histoire personnelle dans la grande histoire. Sur les extraits visionnés, des images défilent sur l'apartheid, d'autres montrent une orange en train de pourrir, une fleur qui s'ouvre, illustrant le dialogue échangé entre un pied-noir et un homme d'origine algérienne. Le travail est intensif, les ateliers sont ouverts chaque jour de de 8 h 30 jusqu'à 17 h. La dynamique est collective, et les participants réalisent le projet intégralement, du choix du sujet au montage des images d'archives, à l'écriture du script et à la réalisation.
En s'inscrivant dans ses ateliers, les détenus deviennent stagiaires et obtiennent une petite gratification de stage prévue par la loi. Surtout, ils acquièrent des compétences professionnelles réelles bien qu'ils ne ressortent pas tous avec le même niveau. Les exigences et les règles sont strictes. Les courts-métrages ne doivent pas dépasser 6 minutes. "Alain* a 80 ans alors forcément on a débordé", se marre un participant. Justement, pour Alain, son binôme, "c'est en visionnant les images d'archives que les souvenirs ont fait flash. J'ai vécu à travers mon long séjour en prison la progression de l'actualité, des nouvelles de l'extérieur. C'est cela que l'on a choisi de montrer".
A côté, un autre binôme s'affaire. "Nous réalisons un portrait croisé. On parle de ma mère, de sa mère et de son père" raconte-t-il d'une voix douce. Sur l'écran défile des images d'archives, tandis que l'on entend, en fond, la bande sonore : "le temps est fait pour être vécu, le temps c'est comme l'air, la vie". Laurent, le dernier arrivé, explique qu"'il a pris le train en marche". Il a choisi pour thème "Tout ce qui bouge", furieux pied de nez au temps figé de la prison, tandis que Josselin présente sa création avec passion : "j'y ai mis tout mon coeur. C'est un vrai métier, même plusieurs en un, qui mobilise toute notre énergie. On vit des moments de convivialité, mais aussi des moments de frustration, de conflit qu'on apprend à gérer." Solal, un grand brun, se montre particulièrement loquace : "les archives viennent en écho à cette histoire personnelle. Il s'agit de scénariser cette histoire. Dans cet atelier, on découvre l'envers du décor du cinéma. Ici, on oublie qu'on est en prison, des liens se tissent, on apprend beaucoup sur soi. On parle de réinsertion mais c'est une éducation qu'on nous inculque. Notamment dans le domaine de la culture et de l'art."
Crédit: Lieux Fictifs. Atelier "Images en mémoire, images en miroir" salle de montage des Baumettes.
Caroline Caccavale enchérit, "c'est important de parler des cafards, de l'état physique de la prison comme l'a fait Delarue, mais il n' y a aucun débat de société sur l'importance de la culture en prison. Car la prison enclenche un processus de changement de valeurs, avec ses codes propres, ses systèmes de clans. Le rapport à l'autre, à soi-même, à la société change. Pour éviter la récidive à la sortie, Il ne suffit pas d'apporter une réponse pragmatique comme un emploi ou un logement. Il faut se demander comment donner d'autres repères et d'autres valeurs aux détenus. La société change, donc inévitablement, la population pénale change… Ce n'est même pas une question d'humanisme ! La culture est une nécessité car elle permet de reconstruire la possibilité d'envisager un avenir dehors. Nous sommes tous interreliés sur cette question, c'est un problème public puisque ces gens ont vocation à sortir. Il faut travailler le dialogue entre le dehors et le dedans." L'accès à la culture figure d'ailleurs dans les droits fondamentaux des personnes sous mains de justice, au même titre que l'éducation et la santé.
Le directeur de la prison, Thierry Alves en a bien conscience, indiquant que "la culture est un facteur d'équilibre au niveau de l'établissement". Il lui revient, en temps que directeur d'un établissement pénitentiaire, "la fonction de préparer la réinsertion du détenu, pas seulement de le garder en prison et d'éviter qu'il ne s'évade". Il rappelle toutefois que cet accès à la culture est sans cesse menacé par la logique budgétaire. Si le directeur ne verse pas dans l'autosatisfaction ou l'angélisme, conscient du taux de récidive, il raconte que "chaque fois que l'on constate une réussite, c'est une satisfaction pour ceux qui se sont mobilisés autour de la personne".
"Lieu d'accouchement"
La réinsertion, pourtant, Dominique Tourmentine n'y croit pas vraiment. Cette ancienne journaliste s'escrime plutôt, tout comme Caroline Caccavale, à recréer du lien social. Elle dirige le Centre de ressources multimédia des Baumettes, situé dans l'ancien quartier des condamnés à mort de la prison, rénové en 1991 par les détenus. "Un lieu d'accouchement désormais, dans un ancien lieu de souffrance", aime à définir cette femme de caractère. Ici comme à Lieux fictifs, les projets sur le long terme sont encouragés. Cours de philosophie, langues, réalisation d'un journal trimestriel "très libre sur la ligne éditoriale, le Monte Cristo", conférences, élaboration de dossiers personnels… En tout, elle reçoit près de 350 détenus par semaine. "Il faut une volonté chevillée au corps pour maintenir ce projet, même si je suis quelqu'un de tenace. Au début on nous a collé des surveillants un peu cinglés. L'administration interdisait à tout le monde de venir."
Si les mentalités ont évolué, le plus compliqué reste maintenant de pérenniser le centre, unique en France et en place depuis plus de 20 ans. "Quand on me dit que je fais de l'occupationnel, ça me fiche en colère. Les détenus sont créateurs de quelque chose, cela change le regard qu'ils portent sur eux-mêmes, ils découvrent qu'ils sont capables de faire des choses qu'ils ne soupçonnaient pas. J'accueille tous ceux qui le demandent mais la liste d'attente est longue, en moyenne de 3 à 6 mois. Nous signons une charte de respect mutuel. Même si je n'ai pas encore tout compris de la prison, je crois que ce qui étonne le plus les personnes détenues, c'est que les gens se retrouvent sur un terrain d'égalité. Nous ne sommes pas dans la complaisance, nous ne faisons pas notre béat. C'est un lieu de désir, les détenus veulent venir et les intervenants sont là aussi par volonté."
Bien au-delà d'une question d'humanisme, la reconstruction d'un lieu décent, annoncé à l'aube de l'année 2017 par la garde des sceaux Christiane Taubira ne devrait pas occulter la nécessité, aux Baumettes comme dans tout lieu de privation de liberté, de mobiliser la société autour de la question de l'accès à la culture. Comme Dominique Tourmentine l'affirme, "la prison ne sert à rien, sinon à faire se rencontrer les gens pour le meilleur et pour le pire. On essaie juste de remettre du sens dans un lieu qui est absurde."
**Les prénoms ont été modifiés
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