Place Tahrir, l'avenir incertain de la révolution égyptienne

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le 29 Oct 2012
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Place Tahrir, l'avenir incertain de la révolution égyptienne
Place Tahrir, l'avenir incertain de la révolution égyptienne

Place Tahrir, l'avenir incertain de la révolution égyptienne

Marsactu : Dans quelles conditions avez-vous mené votre enquête ?
Rabha Attaf : J'ai reçu un super accueil de la population. Mais j'ai été perçue comme une potentielle espionne par le système en place, parano. Au moment où je suis arrivée en Égypte, la quasi totalité des journalistes étrangers étaient partis. Tout le monde parle des 18 jours de la révolution, mais c'est un leurre. Rien n'est encore réglé, le CSFA (Conseil suprême des forces armées – ndrl) a lâché Hosni Moubarak pour manipuler tout le monde.

Mais les Égyptiens sont-ils dupes ?
Les Égyptiens, comme d'une manière générale les peuples orientaux, n'entretiennent pas un rapport de force avec le pouvoir. La place Tahrir, ce n'est pas l'Algérie, qui a hérité de sa période française cet esprit d'opposition avec le pouvoir. En Égypte, les gouvernants, l'armée connaissent l'art de la manipulation des masses – certains ont été formés par le KGB ! On prend le temps de vous tirer dessus en Égypte. Le slogan du CSFA c'est "l'armée, le peuple, mains unies…" est une grosse imposture. L'armée au contraire s'assure de la pérennité du système, elle est en place depuis 1952. C'est un régime militaire, l'armée est l'ossature du pays, elle tient l'économie du pays, dont les produits vitaux. C'est la première entreprise du pays !

Vous parlez de "réaménagement" du régime à défaut d'une véritable révolution politique. Vous semblez très sceptique lorsque vous concluez "A l'ombre du Sphinx, la démoctature a encore de beaux jours devant elle. A moins que…" A moins que quoi ?
Les anciens de Moubarak (notables du Parti national démocrate – ndlr) sont toujours là, il n'y a pas eu de "nettoyage". Il est à craindre que le parti de Moubarak renaisse de ses cendres, qu'il y ait une restauration du régime antérieure. Le président Mohammed Morsi (du parti Liberté et Justice, ancien membre du conseil consultatif des Frères musulmans – ndrl) détient peu de pouvoir. Mais le deal passé entre le CSFA et ce parti permet un contrôle social du peuple égyptien. La "démoctature" risque de perdurer à moins que la révolution se poursuive. Tout va dépendre du degré de conscience politique de la société. Or, le peuple qui continue de manifester place Tahrir détient cette conscience politique. Les gens ont appris, la peur a été levée. Une liberté d'expression a émergé place Tahrir. Rien n'est joué pour les Égyptiens mais je conserve des craintes par rapport à la nature de ce régime, dangereux.

Quel est l'état de la presse et des partis d'opposition démocratiques ?
Les journalistes se battent, bien que les Frères musulmans aient mis en place des rédacteurs en chef qui leur sont favorables. Une opposition démocratique est également en train de voir le jour contre la majorité présidentielle et contre le CSFA. Dans l'immédiat, la grande crainte à avoir est celle de la dette pharaonique du pays et de la surpopulation. Des milliers de jeunes se retrouvent sans emploi. Je crains une purge de la société égyptienne. J'écris d'ailleurs que des milliers d'Égyptiens, accusés par le pouvoir d'être des "voyous de la Révolution" ont été condamnés par des tribunaux militaires. Et de jeunes gens disparaissent…

L'élection à la présidence des Frères musulmans traduit-il un désir de moralisation de la vie politique, un rejet de la corruption ?
Oui mais pas seulement. Un deal tacite a été passé entre les Frères musulmans et l'armée. Les Frères musulmans ont lancé des "clubs de réflexions" en matière de mœurs. Ils sont très organisés. On les retrouve dans les quartiers populaires, ils mènent des actions caritatives que je salue d'ailleurs, pour palier les carences de l'Etat. Malgré tout, je ne crois pas qu'il y ait un risque d'islamisation. C'est une société musulmane qui a une très bonne référence culturelle à l'Islam, avec un institut de référence en matière de théologie, moderne. La posture coranique adoptée est celle du juste milieu.

Les femmes ont activement et largement participé à la révolution, mais l'on entend fréquemment parler d’agressions sexuelles. Cela traduit-il un certain machisme ? Doit-on craindre pour les droits des femmes avec la montée du parti Liberté et Justice ?
Les femmes ont conquis l'espace public et vont se battre pour qu'on les respecte. Si l'on doit faire une comparaison avec la France, je dirais qu'en Égypte nous sommes rendus en matière de moeurs à l'époque d'avant la Révolution culturelle de 1968. C'est vrai qu'il y a encore beaucoup de problèmes de harcèlement sexuel. De nombreux jeunes hommes sont frustrés sexuellement car ils n'ont pas le droit d'avoir des relations sexuelles avant le mariage. Et pour se marier, il faut de l'argent… Évidemment, on ne peut pas projeter le schéma occidental sur des sociétés aussi différentes que les sociétés arabes. Les féministes d'Algérie sont inaudibles car trop occidentalisées. En Égypte, les féministes sont entendues parce qu'elles parlent la culture de la société. Elles sont très actives, elles trouvent leurs armes dans le Coran pour défendre l'égalité des sexes. Les gens sont désarçonnés face à des femmes éduquées, y compris dans le parti des Frères musulmans où elles sont actives !

Dans le cadre de ce parti religieux, n'est-ce pas de la démagogie ?
Non, elles se battent vraiment ! Et puis la société égyptienne reste dans l'âme une société matriarcale, pharaonique. Des chanteuses, des actrices sont adulées comme nul part ailleurs dans le monde arabe, c'est le pays des paradoxes !

La stabilité du pourtour méditerranéen est-elle menacée ainsi que l'avenir des relations entre la France et l'ensemble de la Méditerranée ?
Tout ce qui se passe en Méditerranée, par ricochet atterrit en France, depuis l’histoire napoléonienne et la colonisation. Pour l'Égypte, la France est la patrie des libertés. Moi-même j'étais désignée amicalement comme la "journaliste française". Le discours de Dominique de Villepin sur la guerre en Irak a marqué les esprits, ainsi que l'image du général de Gaulle, s'affichant "contre" Israël (voir discours de de Gaulle, au lendemain de la guerre des Six jours – 27 secondes – ndlr). Le problème est que les gouvernements successifs ont traité avec les dictateurs. Il y a eu le raté de Michèle Alliot-Marie avec la Tunisie, le coup a ensuite été rattrapé en Égypte. De plus, François Hollande a reconnu l'élection du président égyptien. L'avenir peut être grand entre la Méditerranée et la France si cette dernière admet qu'elle est un pays charnière. Finalement la Méditerranée n'est qu'un fleuve à traverser… Mais elle ne l'admet pas parce qu'elle doit renouer avec son passé arabo-musulman. Son histoire avec l'Algérie voudrait que les deux nations se rapprochent, mais la culpabilité est un frein. Il faudrait allonger la France et l'Algérie sur un divan. Il n'y a pas plus français qu'un Algérien et algérien qu'un Français.

L'idée de Marseille, porte ouverte sur la Méditerranée n'est-elle qu'un leurre ?
Non. Il y a toujours eu des mouvements de population en Méditerranée. La preuve, l'Islam est arrivé dans le sud de la France, la Provence a même été un protectorat musulman. Les histoires sont imbriquées, la culture méditerranéenne est là. Mais pour parler plus précisément de Marseille, tout comme Nantes qui s'est enrichie sur la traite des noirs, Marseille s'est enrichie sur le sang des Algériens lors de la colonisation. Les grandes fortunes marseillaises datent de cette époque.

Que disent les Égyptiens marseillais sur la révolution ?
Ils sont globalement très déçus de la révolution car l'avenir semble incertain, mais ils n'ont pas tous les outils en main pour comprendre. La situation n'est clairement pas comprise.

Place Tahrir, une révolution inachevée, Rabha Attaf, éditions Workshop19.

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