LA MER, LES MURS, LA MORT (1)

Billet de blog
le 10 Oct 2025
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On se demande parfois s’il n’y a pas une sorte de trame inconsciente du réseau des rues. La rue d’Aubagne et la rue Estelle se rencontrent au-dessus du cours Lieutaud, dans le sixième arrondissement. Et si ce nœud nous disait quelque chose de l’histoire de Marseille ?

Rue d’Aubagne et rue Estelle : la mémoire de deux catastrophes

On ne raconte plus l’événement qu’a été la peste de 1720. Les échevins en fonction en 1720 (Estelle et Audimar) et en 1721 (Dieudé et Moustier), poussés par les négociants, ne voulaient surtout pas manquer la foire de Beaucaire, qui a lieu tous les ans, à l’époque dans la petite ville qui fait face à Tarascon, de l’autre côté du Rhône. Pour cette raison, ils ont laissé entrer dans le port de Marseille un bateau chargé de marchandises « précieuses », le Grand Saint-Antoine, et son équipage porteur du virus et y décharger des marchandises infectées. Estelle, l’échevin, responsable, par son autorité, de l’entrée dans la ville d’un bateau porteur de la peste, a tenté de se rattraper en faisant preuve, ensuite, paraît-il, d’un dévouement exemplaire, mais le mal était fait : il avait, par souci de profit, laissé la maladie entrer dans la ville et la parcourir, ainsi que la région. Quant à la rue d’Aubagne, on n’a plus non plus à raconter de quel événement cette rue est le lieu. En 2018 – il y a déjà sept ans, mais c’est comme si c’était hier, deux immeubles s’y sont effondrés, ce qui a provoqué la mort de huit personnes. Bien sûr, ces deux événements ne sont pas comparables dans leurs dimensions et dans leurs conséquences, mais ils constituent, l’un et l’autre, deux catastrophes liées, l’une et l’autre, à l’opposition entre la santé et la vie d’un côté et, de l’autre, le profit et la mort. Il est étrange que le plan des rues de la ville fasse se rejoindre ces deux événements de mort liée au marché et à la cupidité des riches et au fait que ce sont les classes populaires qui paient le plus lourd tribut à la recherche du profit.

 

La peste et l’immobilier

Sans doute la peste a-t-elle, pour une grande part disparu – ne serait-ce, d’ailleurs, que parce que ce terme désigne des maladies qui, sans avoir toujours été éradiquées, portent de nos jours un autre nom, plus précis et validé scientifiquement. Mais le mot désigne toujours une maladie, la gravité d’une situation de santé, l’incapacité, assumée ou non par les pouvoirs et les autorités, d’assurer réellement une politique de prévention. Quant à l’immobilier, il ne s’agit, bien sûr, pas du même profit que celui qui était recherché par les bénéficiaires de la foire de Beaucaire de 1720, mais il s’agit tout de même toujours d’une activité commerciale recherchant le profit des négociants jusqu’à la risquer la mort de celles et ceux qui vivent dans des immeubles en mauvais état, comme, il y a trois siècles, il avait été payé par la mort des habitants de la ville. Le commerce et l’immobilier sont deux activités commerciales considérées comme légitimes qui se mettent en œuvre au prix de la mort de leurs usagers, mais surtout en aucun cas des entreprises et des négociants qui les pratiquent dans l’espace public. La santé et l’immobilier sont les deux activités sociales indispensables à la vie de tous qui ont été confisquées par le libéralisme et les puissances de l’argent. Trois siècles après, la leçon n’a toujours pas été apprise par les pouvoirs.

 

À des échelles différentes, une même signification

C’est ainsi que, même s’ils n’ont pas, l’un et l’autre, la même dimension ni le même impact sur la ville, ces deux événements ont la même signification. Nous nous trouvons face à la même histoire à trois siècles de distance. Il s’agit de comprendre que réduire l’économie de la ville à du profit est toujours une manière de provoquer une dégradation des conditions de vie pouvant aller jusque’à la mort. Ces deux événements ont la même signification : la destruction de la ville. C’est que les pouvoirs ne se trouvent face à leurs erreurs qu’après coup, quand les événements ont eu lieu et qu’il n’est plus possible d’échapper à leur sens quand on est plongé dans leurs conséquences. La signification commune de ces deux événements est que la ville doit retrouver le sens de la politique urbaine. Dans ces deux épisodes de son histoire, Marseille s’est laissée aller à laisser le pouvoir sur elle au marché et au trafic. C’est en voulant échapper aux contraintes du politique et à ses nécessités que la ville perd la vie en cessant de protéger celles et ceux qui y vivent. Car une ville n’est pas seulement un ensemble de rues et de constructions : une ville est un espace social, un monde politique, un univers d’existences sur lequel les pouvoirs ont la responsabilité politique que leur ont confiée celles et ceux qui les ont élus. Certes, en 1720, les pouvoirs n’étaient pas élus, mais ils étaient responsables de l’exercice de leur autorité. En 2016, les pouvoirs étaient élus et la municipalité, alors dirigée par Jean-Claude Gaudin, était responsable de l’effondrement en raison de son absence d’autorité. Ces deux événements ont la même signification : la perte d’autorité  imposée par l’argent aux pouvoirs politiques est un danger pour la ville, qui a mis fin à la fonction majeure des murs :  protéger celles et ceux qui y vivent, pour devenir pour eux une menace.

 

La mer, la mort, les inégalités

Mais une autre question se pose : celle des inégalités entre les classes sociales. Ce dont les deux événements sont porteurs, c’est aussi l’inégalité entre les quartiers et entre les habitants, devant le danger, devant la mort. La mer n’a pas le même rôle selon les classes sociales. Les dangers ne sont les mêmes pour toutes celles et tous ceux qui vivent à Marseille. On peut, d’ailleurs, de demander si, devant une telle conséquence des inégalités sociales à Marseille, c’était une bonne idée pour la municipalité de gauche dirigée par B. Payan de donner au parc dit du « 26ème centenaire » le nom de J.-C. Gaudin. Mais c’est une autre histoire. C’est une autre leçon qu’il faudrait retenir de la peste et des effondrements : une véritable politique de la ville, l’institution réelle de Marseille en un véritable espace politique ne peut se fonder que sur l’égalité entre celles et ceux qui y vivent. Mais il s’agit aussi d’une autre signification de la mer à Marseille : si, en 1720, elle a permis à la peste d’entrer dans Marseille, au siècle suivant, elle a permis la colonisation, une autre erreur politique commise par les pouvoirs au détriment des populations. Devant la mer, les classes sociales des habitantes et des habitants de Marseille n’ont pas le même statut, ne sont pas à la même place. Comme la Méditerranée avait pu permettre la peste, elle a permis la naissance des inégalités que nous connaissons de nos jours. La mer n’est, ainsi, pas seulement une chance pour Marseille, elle n’a pas seulement permis sa naissance, il arrive aussi qu’elle amène avec elle sa foule de catastrophes, sa houle de dangers.

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