[Éducateur, à la limite] Questions de frontières
image : Ben8
Laurent Rigaud est éducateur. Il travaille dans le secteur de la protection de l’enfance. À ce titre, il traverse la ville et passe les frontières, même celles de la vie intime des familles. Depuis longtemps, il pousse loin la réflexion sur son travail et ses limites. Marsactu lui a proposé de la décliner en chronique [Lire ici]. Il a accepté de raconter ces histoires de rencontres, de vies brisées qui font son quotidien. Avec cette série de sept textes, il parle aussi de Marseille et de ce qu’elle charrie de la violence du monde.
La bouche de métro me crache sur l’esplanade. Je pourrais sortir à Préfecture mais comme chaque fois, bien que cela ajoute une station à mon trajet, je préfère la sortie Vieux-Port qui a l’avantage de présenter moins d’attente en bas de l’escalier roulant. Je passe sous le grand miroir et ne relève pas la tête. Je vais au bureau. Avec quelques notes soufflées dans son saxophone ce musicien m’attrape le temps d’un passage et tout en cherchant le titre de ce standard je regarde l’étal de poissons et m’interroge sur le juste prix du kilo de sardines : 6 euros c’est un peu cher à mon goût mais la poissonnière a sûrement un autre avis sur la question.
Il n’est pas évident de saisir la limite des choses et si elle et moi regardons le même kilo de sardines cela ne veut pas dire pour autant que ce que nous voyons soit identique. La limite c’est mon rayon. Je passe mon temps à traverser des frontières, ne sachant pas toujours très bien de quel(s) côté(s) je dois me mettre. Il arrive même parfois que je sois la frontière. J’arpente les rues de Marseille et me rends à domicile pour dire au gens que la société existe en dehors de chez eux et qu’il est impossible de faire ce que l’on veut chez soi. Cela peut paraître étrange mais c’est ma fonction.
Le Vieux-Port est tel un calice ouvert sur le monde qui me rappelle que Marseille est une terre de transit, un transit parfois persistant, une terre d’asile, une terre d’accueil pour les étrangers. Mais l’accueil cela ne va pas de soi. Face à l’autre, il est toujours possible d’être dérangé par quelque chose qui vient signifier l’écart entre lui et moi.
Cet écart je le ressens à chaque fois que s’ouvre une porte. Et si certaines restent fermées, chaque porte ouverte est une frontière entre deux mondes : le mien et l’autre, et là c’est la confrontation, la possible rencontre.
Passer la frontière ce n’est pas rien. Surtout lorsque la porte se trouve au 16e et dernier étage de la tour C6 du « Parc Corot » et que l’ascenseur est en panne depuis… depuis… combien de temps déjà ? Mais ce n’est pas grave car au pied de cette tour se trouve également l’entrée C5 avec un autre ascenseur en état de marche celui-ci. Il suffit de l’utiliser pour se hisser au sommet ; passer par les toits qui offrent une vue magnifique de la ville contrastant ainsi outrageusement avec le gris de cette cité ; pour, par le haut, rejoindre l’entrée C6.
La mère de famille chez qui je vais ce jour-là a bien de la chance d’habiter au 16e étage car je n’ose imaginer le calvaire de celui qui se trouve au 8e. Ma visite terminée, j’embrasse à nouveau la ville de toute ma hauteur et reprends l’ascenseur qui fait une halte au 14e étage. Cinq jeunes entrent, l’un d’eux une barre de fer à la main. Ils ne m’adressent pas la parole, ne profèrent aucune menace mais je sens bien que je suis en train de subir une sorte de contrôle. C’est un avertissement. Ici, c’est chez eux. Le territoire n’est pas très grand mais il l’est suffisamment pour qu’ils puissent se sentir tout-puissants : Une tour d’immeuble.
Je ressens toujours une peur quand je dois me rendre dans ces lieux où plus personne ne va en dehors de ses habitants, ce qui ne fait qu’accentuer mon soulagement lorsque dans ma voiture je prends le chemin de la sortie.
La frontière entre les cités des quartiers Nord et Marseille a toujours existé. La différence aujourd’hui c’est que l’on y trouve des garde-barrières qui la matérialisent. Pour qu’on les reconnaisse certains ont adopté l’uniforme : lunettes noires, cagoules et capuches.
Je redescends sur la ville et m’arrête dans un des quartiers de l’arrondissement le plus pauvre de France. J’aime bien flâner dans la Belle-de-Mai et à cette fin, dépose ma voiture pour effectuer toutes mes visites à pied. Ici, les commerces de proximité et la vie qui va avec n’ont pas déserté les rues, bien au contraire. De la place Caffo, je descends la rue Loubon et m’engouffre dans la rue Barbini pour arriver, un peu comme si j’avais emprunté un entonnoir en sens inverse, sur un dédale de petites rues et d’impasses diverses. À l’endroit le plus étroit de cet entonnoir, encore un check-point, plus tranquille celui-là, mais de même qu’il est impossible de passer inaperçu, il est impossible de ne pas le remarquer.
Madame Ahamada* me reçoit. À chaque fois que je me retrouve dans son appartement je me demande comment on nomme des lits superposés qui ont, non pas deux mais trois matelas l’un au-dessus de l’autre. C’est la seule solution pour que ses trois fils puissent dormir dans cette chambre qui ne dépasse pas les six mètres carré. Je quitte les Comores et entre dans la boulangerie du coin. La part de pizza est à 50 centimes mais mon choix se porte sur un sandwich tunisien à 1 euro que je trouve un peu gras et tout en mordant à pleines dents je m’aperçois douloureusement que le gars n’a pas ôté le noyau de l’olive.
Madame Boulfelfel est folle. Je reste une heure en sa compagnie. Nous parlons de sa fille, de l’Algérie, de son ex-mari “qui n’est pas tranquille… je vous assure monsieur Rigaud” et de son inscription en fac de médecine car “vous comprenez monsieur Rigaud je ne peux pas rester sans rien faire”. Sacrée frontière que celle de la folie. L’entretien terminé, je déambule pour rejoindre ma voiture et mon regard est attiré par de nombreuses paires de chaussures, baskets, sandales, babouches, pantoufles… déposées derrière ce qui ressemble à la vitrine d’un local quelconque. Je comprends que cet endroit exigu est une mosquée. L’espace d’un instant ; après l’ascenseur, l’entonnoir, la folie ; je pense à pousser la porte de cet endroit pour demander à m’asseoir afin de profiter de la communion du recueillement mais je n’ose pas ou n’arrive pas à franchir le pas.
Demain il faudra que je passe chez monsieur Choucroune qui tient absolument à me parler de la Bar-Mitzva de son fils. Je crois qu’il veut que je sois présent à la cérémonie.
Penser à téléphoner à madame Ibrahimovic qui a vu son RSA coupé et rappeler à madame Djordjevic que l’obligation scolaire c’est jusqu’à 16 ans. Yougoslaves, elles ont fuit la guerre avec leur enfants. Madame Ibrahimovic est musulmane et bosniaque, madame Djordjevic est catholique et serbe. Elles se définissent toutes deux comme “gitans” et acceptent aussi “tsiganes” et “manouches”… Expliquer à monsieur Fa, réfugié politique ivoirien, ex-taulard et sans-papiers, que je ne peux rien pour lui… Et pour ce qui est de la visite chez madame Santiago à la Renaude, cette cité qui se trouve derrière un cimetière, peut-être que je demanderais à un collègue de venir avec moi…
Marseille est une ville d’étrangers, une ville de frontières toutes plus ou moins perméables. Educateur spécialisé je franchis ces limites, mes limites, et pénètre ces mondes afin de rappeler que l’on ne fait pas ce que l’on veut avec les enfants, fussent-ils les siens. J’ai la loi avec moi et j’ai entendu dire que face à elle nous étions tous égaux. Mais comme pour le kilo de sardines, les avis divergent lorsqu’il est question de l’éducation d’un enfant. Dès lors, les frontières de la loi deviennent floues, nuancées, mouvantes, et toutes ces familles, ces mondes, me rappellent sans cesse qu’en matière d’éducation nous sommes tous des étrangers.
Aujourd’hui je ne vais pas sur le secteur. Je laisse le saxophoniste et les sardines derrière moi pour longer le quai de Rive-Neuve. Je lève les yeux et devine la Bonne Mère derrière les immeubles. Je ne la vois pas mais je sais qu’elle est là.
Pour un éducateur la Bonne Mère c’est tout un poème. Mais ça c’est une autre histoire…
*Tous les noms et prénoms ont été modifiés.
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Commentaires
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Magnifique article !
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Bravo pour le texte, le témoignage et surtout le travail.
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Quel beau texte ! Merci.
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Whao !!!!!
Touché.
Merci pour ce que vous faites et ce que vous dites.
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Votre témoignage est chaleureux, vivant. Merci d’avoir rappelé que cette ville est multiple…et pauvre “à la limite”.
Mais surtout merci pour votre courage.
Vous faites un métier très honorable à divers titres. D’abord les enfants d’aujourd’hui sont les adultes de demain, les protéger les « éduquer » est important c’est évident. Cependant, les protéger, pas si simple dans les périodes que nous traversons quand ces enfants vivent dans des familles qui galèrent. Les éduquer est également compliqué avec le système scolaire que nous connaissons, que nous subissons, les plus fragiles, les moins aidés sont facilement rejetés, laminés, dégoûtés…
Vous rencontrez sûrement beaucoup d’échecs malheureusement, quelques réussites qui font chaud au cœur…surtout continuez.
Merci pour ce courage-là.
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Très beau texte. Bravo et merci pour votre engagement. Bon courage.
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Merci d’écrire, de décrire, de témoigner de cette profession… Il est tellement important et nécessaire de singulariser ces rencontres et de les laisser à lire.
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Je ne sais pas ce qui me réjouit le plus ? Votre texte ? La réaction des lecteurs ? ….et bien oui, moi aussi je n’ai rien de plus intelligent à vous dire que : bravo et merci !
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