Michel Samson : “Ce n’est pas aux journalistes de dire aux gens ce qu’il faut penser”

Interview
le 23 Sep 2017
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Après avoir réalisé six entretiens pour Marsactu, c'est à son tour de se faire interroger. L'écrivain et journaliste Michel Samson répond à Vincent Girard, psychiatre engagé contre le sans-abrisme. Les deux spécialistes créent ainsi des passerelles entre leur domaine respectif.

Michel Samson :  “Ce n’est pas aux journalistes de dire aux gens ce qu’il faut penser”
Michel Samson : “Ce n’est pas aux journalistes de dire aux gens ce qu’il faut penser”

Michel Samson : “Ce n’est pas aux journalistes de dire aux gens ce qu’il faut penser”

Au printemps, Michel Samson se lançait dans une série d’entretiens avec des acteurs intellectuels de la ville. Une façon pour lui et pour nous de prolonger la séquence d’actualité électorale en lui donnant justement de la profondeur de champ. Quelques semaines plus tard, après une rencontre fortuite dans un parc, Vincent Girard contactait la rédaction.

Psychiatre et rugbyman de formation, l’homme est connu pour avoir participé à des innovations sur les questions mêlant sans-abrisme et troubles psychiatriques. La plus connu est le programme “un chez soi d’abord”, qui a inspiré la politique de lutte contre le sans-abrisme d’Emmanuel Macron annoncée cette semaine. Aujourd’hui chargé d’une mission de recherche et innovation au sein de l’agence régionale de santé, Vincent Girard souhaitait voir comment un chercheur engagé sur le terrain et passionné d’évaluation pouvait collaborer avec un journal comme le nôtre afin de mieux faire connaître aux Marseillais les solutions qui sont mises en action par et pour les Marseillais dans son domaine.

Ce premier point de croisement est donc une rencontre avec Michel Samson. Les deux hommes se connaissent puisque Michel Samson a consacré de longs articles aux initiatives de Vincent Girard, notamment à propos de la création de lieu de répit communautaires pour les malades de la rue. Il a donc eu envie d’interroger Michel Samson sur son appréhension du temps long mais aussi sur la collaboration possible entre scientifiques et journalistes. Les rôles sont aujourd’hui inversés dans un entretien qui vient clore la série de conversations sur la ville.

Vincent Girard : Comment appréhendes-tu le temps long dans ton travail et qu’est-ce qui le différencie de celui d’un sociologue ?

Michel Samson : Deux choses. La première est que je travaille sur Marseille, à Marseille depuis 40 ans. C’est donc effectivement un temps assez long. Ensuite, j’ai été contaminé et j’en suis heureux par le travail de sociologues, que j’ai fréquenté par mes amitiés et mes lectures. J’ai particulièrement lu et apprécié le travail sociologique de l’école de Chicago, d’ailleurs fondée par Robert Park, un journaliste de formation. Ensuite j’ai travaillé avec Michel Peraldi notamment pour le livre Gouverner Marseille. Dans mon approche, de par mon métier, j’ai un rapport horizontal à mon sujet alors que lui travaille en profondeur. De par les rencontres qu’il fait, la multitude de sujets qu’il a à traiter, un journaliste connaît une quantité invraisemblable de choses de la ville mais de manière horizontale, sans qu’elles aient de rapport les unes avec les autres. Alors qu’un sociologue va travailler durablement, en profondeur un seul sujet. Quand les deux approches sont associées, tu arrives à faire une coupe en oblique qui lie les deux approches et devient féconde. C’est l’école de Chicago.

D’autre part, j’aime ce que j’appelle la profondeur de champ. Les gros plans me gonflent. Le gros plan, c’est un peu ce que fait un journaliste de BFM TV qui répond à la commande de son rédacteur en chef. Il interroge une personne qui répond et c’est tout. En choisissant de prendre en compte la profondeur de champ, le journaliste n’isole pas le sujet mais l’inscrit dans un contexte et un décor qui sont presque aussi intéressant que le sujet lui-même. C’est ce que nous avons fait avec Jean-Louis Comolli durant 20 ans. C’est aussi ce que j’essaie de faire dans mes livres et mon travail de journaliste en général.

Enfin, les journalistes écrivent sur ce qui ne va pas bien. Les trains qui n’arrivent pas à l’heure. Je raconte ce qui ne va pas bien, des grandes crises à l’ordinaire de ce qui dysfonctionne. Dire que le train est arrivé à l’heure n’a pas d’intérêt journalistique. En revanche, le grain de sable, ce qui dysfonctionne, la grève, l’accident du train devient un sujet pour le journaliste.

Vincent Girard : En médecine, nous passons beaucoup de temps à comprendre pourquoi les gens tombent malades, pour tenter d’empêcher que d’autres soient malades à leur tour. En psychiatrie, on s’est beaucoup posé la question de l’origine des maladies. La conclusion générale est que nous ne comprenons pas. Nous n’avons pas de réponse scientifique probante. Au lieu de se poser cette question, certains psychiatres se sont mis à écouter les gens dire ce qu’ils font pour aller mieux. Ce qu’ils font individuellement, mais aussi ce que font leur famille, la société pour aller mieux. D’un coup, cela renverse le paradigme. Peut-on faire le parallèle avec le travail journalistique? N’y a-t-il pas une utilité à raconter les choses qui vont bien et en cela d’aider les gens ?

Michel Samson : Je vais prendre un exemple. En 2002, la France connaît un épisode de grand froid et des gens meurent, en particulier dans la rue. À l’époque, le professeur marseillais Jean-Louis San Marco s’insurge car il a développé à Marseille, dans son service, des solutions très simples, de bon sens, pour éviter que les gens souffrent du froid et en meurent. Je cite de mémoire mais il s’agissait tout bêtement d’aller dans les lieux chauffés comme les centres commerciaux plutôt que de rester chez soi sans chauffage.

Le journalisme a aussi ses points aveugles. Quand je retourne au tribunal pour mon livre, Marseille en procès, je suis des procès sans intérêt particulier pour les journaux. Mais comment fonctionne la justice ordinaire, ça, cela a un intérêt. Je peux le faire précisément parce que je ne suis plus un journaliste actif, mais parce que je veux écrire un livre sur la justice et les légendes la concernant. Et c’est possible de le comprendre que si on prend le temps. Il y a des procès fleuve qui durent trois semaines. Mes confrères viennent souvent trois jours : pour l’ouverture, le réquisitoire, une ou deux plaidoiries. Dans le cadre de mon travail sur la justice à Marseille, je reste trois semaines. Cela me permet de raconter la justice mais aussi de comprendre comment fonctionne le réseau incriminé, d’entendre une nourrice [personne qui, contre rémunération cache de la drogue, des armes ou des trafiquants à son domicile, ndlr] et de décrire son quotidien. Cela n’a rien d’extraordinaire, c’est ordinaire. Mais cela permet d’entrer dans la complexité.

Vincent Girard : Cela renvoie pour moi à la question du transfert de savoir. De quelle façon, le journaliste peut participer à l’intelligence collective, dans une forme d’université populaire en lien avec le territoire? Cela revient à cette notion de profondeur de champ dont tu parlais tout à l’heure.

Marsactu : Si je puis me permettre, Michel, tu ne réponds pas tout à fait à l’interpellation de Vincent Girard. Certains journaux défendent un journalisme prescriptif, un journalisme de solutions. Est-ce ton cas ?

Michel Samson : Le terme de prescription n’entre pas dans mon vocabulaire. Je suis contre la prescription militante. Je pense qu’elle ne sert à rien. Quand je travaillais à Rouge, nous finissions nos articles par un paragraphe où l’on disait aux gens ce qu’il fallait penser. Avec certains copains, déjà à l’époque, nous avons décidé d’arrêter parce que ça n’avait pas de sens.  

Je ne pense pas que cela soit aux journalistes de dire aux gens ce qu’il faut penser ou non. Pour moi, un éditorial de BFM TV a autant d’intérêt qu’une conversation de bistrot et ce n’est dévalorisant, ni pour les uns, ni pour les autres. En revanche, mon travail consiste à aller vérifier sur le terrain, d’aller raconter ce que j’y vois et y comprend. C’est comme ça qu’avant la présidentielle de 2007, j’enquête sur ce que les gens qui vivent dans la rue pensent de la politique et pour qui ils sont prêts à voter. La vérité est que la plupart ne sont pas inscrits. Mais, contrairement à une idée reçue lancée par certains journaux gratuits, ils ne se disent pas partisans du Front national. Au contraire, ils sont plutôt favorables à l’époque à Ségolène Royal. En tout cas, ceux que je rencontrent. Et parce que mon travail permet de dévoiler une réalité peu connue, cela finit par faire la page 3 du Monde, vitrine du journal à l’époque.

Vincent Girard : Ce que tu dis du temps court et du temps long interroge la question de l’usage. Cela renvoie à ce que la chercheuse Esther Duflo (1) appelle l’incohérence temporelle. Elle donne l’exemple des solutions chlorées qui permettent de purifier l’eau. Cela relève d’une vraie question de santé publique à l’échelle internationale puisque chaque année 5 millions d’enfants meurent des suites des diarrhées causées par de l’eau impropre à la consommation. Or, cela peut être évité par un geste simple qui consiste à acheter du chlore pour l’ajouter à l’eau consommée. Pourtant beaucoup de mères concernées par ce problème ne le font pas. Non pas parce qu’elles ne souhaitent pas préserver la santé de leurs enfants, mais parce qu’elles vont avant tout chercher à répondre à des besoins urgents : se nourrir, trouver un toit… plutôt que de répondre à un besoin qui n’a pas de réalité immédiate pour elle. C’est à cette incohérence temporelle qu’il faut apporter une réponse. En évaluant plusieurs solutions, la meilleure retenue a été celle qui consiste à installer en distribuant le chlore gratuitement avec un appareil qui délivre des dosettes avec un simple clic au point d’eau. Dans ce cas précis, comprendre et décrire une situation qui dysfonctionne et évaluer les différentes solutions pour savoir laquelle marche le mieux permet de dégager une solution.

Michel Samson : C’est là où le croisement des regards peut avoir un sens. Je reviens sur ma rencontre avec Michel Peraldi et notre travail sur les mondes politiques à Marseille. Si je suis encore marxiste dans ma tête, la lecture marxiste du monde politique comme émanation du monde économique ne correspond à ce que je constate de la réalité, de la vision horizontale que j’ai de la ville. C’est d’ailleurs pour ça que je me réfère à l’école de Chicago Quand nous travaillons sur ces mondes politiques avec Michel pour le livre Gouverner Marseille, nous croisons nos regards. Et j’apporte la perception que j’ai des groupes politiques et de la façon dont ils conquièrent le pouvoir. À chaque fois, ce sont des histoires de bandes. Defferre à la libération se constitue une bande, qui lui permet de conquérir le PS, puis la ville. Pour Gaudin, c’est pareil : avec Jean Roatta, Claude Bertrand, ils constituent très tôt une bande. Le mot “bande” paraît grotesque mais cela raconte une histoire aussi vieille que l’humanité. Péraldi me fait lire l’Origine de l’Etat d’Alain Testard. Et c’est là où le croisement de nos regards permet de dégager quelque chose qui fait sens et nous permet de creuser. Dans le livre, nous racontons comment l’amitié entre Gaudin et Roatta naît parce que le groupe du premier fait un chèque au second pour aider son père, garagiste, qui connaissait alors des ennuis financiers. C’est sur des gestes comme cela que se construit une amitié, indéfectible et ensuite une bande. C’est là où la question de la profondeur de champ, le croisement d’une approche anthropologique et journalistique peut avoir du sens. Elle permet de comprendre la production d’un appareil politique.

Pour revenir un moment à cette question de l’urgence et de la prescription : quand je viens à ta rencontre, rue Curiol, dans ce lieu d’accueil géré par et pour des gens qui ont connu la rue, il y a derrière ton action, une solution à un problème. Celle-ci naît d’un engagement qui s’appuie sur des valeurs. Ce sont ces valeurs qui construisent ton rapport au monde qui ont sans doute fait que tu es devenu médecin. Si tu n’as pas ces valeurs, tu sais tout mais tu ne comprends rien. Ce sont ces valeurs qui fondent la nécessité que j’ai d’essayer de comprendre le monde qui m’entoure.

Dans Gouverner Marseille, il n’y a aucun scoop mais nous décortiquons quelques légendes qui collent à la ville. C’est une des raisons qui fait que depuis 40 ans, je m’intéresse à cette ville, je suis envahi de légendes la concernant. Et comme tout journaliste sérieux, je m’en méfie et je vais essayer de décortiquer ces légendes. Cette question des légendes m’apparaît d’ailleurs comme une part majeure de ce métier. Je pense que les légendes servent à construire une nation : chacun sait en France que les Marseillais exagèrent, boivent du pastis et aiment le foot. Comme on sait que les Corses sont des bandits, les Auvergnats avares et les gens du Nord alcooliques. Tout ceci est faux mais connaître ces légendes participe à l’idée d’une nation commune. Si on regarde de près les Marseillais boivent de la bière et le syndicat des apéritifs anisés assure sur la base de chiffres vérifiés que c’est dans le Nord que l’on boit le plus de pastis. De la même façon, Marseille n’est pas une ville cosmopolite. Elle l’est même plutôt moins que les autres métropoles françaises (Paris, Lyon) où le nombre d’étrangers est supérieur à celui de Marseille. Mais elle continue d’être perçue comme une ville cosmopolite.

Vincent Girard : En sciences, il y a ainsi des savoirs érigés en mythe. Le mythe prend de la place, écrase tout. En France notamment, la psychanalyse a envahi le champ de la psychiatrie au point que nous n’arrivions plus à résoudre les problèmes. Quand on évoque la question du rétablissement, on nous rétorque aussitôt que les gens ne se rétablissent pas d’une psychose, alors que des données scientifiques très sérieuses affirment le contraire. Il existe pourtant des stratégies d’interventions en santé mentale qui sont généralisées dans de très nombreux pays et qui améliorent grandement la qualité de la vie des personnes.

Mais, au-delà de cette question du mythe, il y a la question des institutions. Quand j’appelle un journaliste de La Provence pour l’alerter sur tel ou tel sujet, il me répond souvent “oui ça m’intéresse”, mais souvent aussi que son chef a décidé de l’envoyer à tel ou tel endroit. Alors que là où il faut être, c’est ailleurs. Comme si la force de l’habitude et son autonomie relative conduisaient les journalistes à ne pas pouvoir aller chercher une information réellement nouvelle.

Michel Samson : Les journaux sont des appareils, des institutions. On ne peut pas comprendre le travail des journalistes sans comprendre les institutions au sein desquelles ils travaillent. Pour ne prendre qu’un exemple, quand j’étais journaliste au Monde, jamais le journal n’était pas intéressé par mes livres ou mes films (sauf le service cinéma…). Tout simplement parce qu’il n’y avait de scoop. En travaillant pour Rouge, Afrique Asie, Libération ou Le Monde, j’ai continué à avoir un regard critique sur ces institutions parce que je faisais des choses à côté. Je pense que c’est essentiel car le regard critique sur soi et l’institution fait partie de la compréhension du monde.

  1. Abhijit V. Banerjee, Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Paris, éditions du Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2012, 422 pages.

Samedi 23 septembre, à 17 heures Michel Samson et la rédaction de Marsactu sont les invités du Funiculaire, 17 rue Poggioli (6e) pour présenter le premier ebook dont cet entretien est extrait.

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Commentaires

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  1. Michel Samson Michel Samson

    Samedi 23 septembre, pas 22 !

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  2. Dark Vador Dark Vador

    Oui, nous avions rectifié de nous même Michel! 🙂

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  3. julijo julijo

    Très intéressant entretien.
    Je suis très “papivore” et j’en arrive aujourd’hui à une conclusion un peu cynique basée sur mon expérience de lecteur : un journaliste aujourd’hui (jx-tele-radios)c’est un type formaté, à la recherche du petit mot, du morceau de phrase, du sourire ou de la grimace…..bref, le petit truc sur lequel s’appuyer pour développer une idée essentielle, généralement dans le sens éditorial (et économique) de son journal.
    On disait un “scoop”, maintenant on dit “faire le buzz” On peut lire/voir/entendre des infos fréquemment éloignées de la réalité.

    Loin de l’idée (que j’apprécie) qu’un journaliste n’a pas à dire quoi penser à ces lecteurs, on est aujourd’hui, dans une situation de méfiance absolue.
    C’est mon cas sauf pour des médias “libres” ou plus libres en tout cas que la série des “bnp” et autres drahi qui concentrent énormément de titres de presse, des medias comme Les jours, Marsactu et Mediapart, Bastamag….et peu d’autres me donnent l’impression confortable de m’informer loyalement et surtout de respecter les lecteurs.
    A part ces quelques exceptions citées, on est quand même très loin de la “profondeur de champ” qu’on pourrait espérer dans nos quotidiens, hebdos….Les chaînes d’infos sont un peu trop dans l’instant “camera” au poing pour qu’on puisse penser qu’ils tentent la “profondeur”….!!
    Il est évident que pour bénéficier de cette profondeur de champ, lire “gouverner Marseille” est une des solutions.
    Il peut y en avoir d’autres dans un journalisme de qualité parce que déconnecté de certaines contingences partisanes économiques….
    “bazarder” également certains éditorialistes qui prennent les lecteurs ou auditeurs pour des gogos sans cervelle….
    Une remise en question des institutions de presse…. revoir, appliquées au journalisme, les définitions de subjectivité et d’objectivité…..
    Bref redonner confiance aux lecteurs. C’est largement la réussite de cet entretien.

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