“La culture permet de rendre la ville plus attractive donc consommable”
Ce dimanche, les Marseillais sont appelés à réinvestir la Canebière à l'occasion d'une manifestation culturelle inédite. Le sociologue Christophe Apprill revient sur les liens ambigus que les opérateurs culturels jouent dans la transformation du centre-ville en vitrine.
“La culture permet de rendre la ville plus attractive donc consommable”
Alors, cheval de Troie de l’embourgeoisement ou ciment du vivre-ensemble ? Le lancement des dimanches de la Canebière ce week-end (lire notre article) relance une nouvelle fois le questionnement sur les relations complexes qu’entretiennent culture et politique autour de la requalification urbaine. “La Canebière est à vous”, peut-on lire dans les publicités où le département vient en soutien de la manifestation. Piétonnisation et marché provençal viennent en sous-texte souligner les ambiguïtés de l’appel à réconcilier la Canebière et le centre historique avec les Marseillais. La culture permet alors de se réunir, de partager l’espace public. Elle est également mise au service d’une ville attractive, à l’image redorée. Sociologue, spécialiste de la danse (qu’il pratique) et des pratiques culturelles, Christophe Apprill tente de démêler l’écheveau complexe qui lie désormais politiques publiques de renouvellement urbain, opérateurs culturels et quartiers populaires.
Avec les Dimanches de la Canebière, la mairie des 1er et 7e arrondissements propose de “rendre la Canebière aux Marseillais” par l’intermédiaire d’une manifestation culturelle. Est-ce pour vous une manière d’instrumentaliser la culture ?
S’appuyer sur des opérations culturelles pour requalifier un quartier est une manière de faire habituelle. C’est notamment le cas à Nantes où les investissements réalisés dans la culture ont permis de rendre la ville plus attractive, c’est-à-dire consommable. La culture permet d’offrir quelque chose de positif et dans le même temps, elle se retrouve instrumentalisée. C’est ce qu’a très bien analysé la chercheuse Elsa Vivant dans son travail sur l’agglomération parisienne : la culture est mise au service d’une ville créative et, ce faisant, devient l’instrument d’un processus de gentrification par l’éviction des habitants les plus modestes des quartiers où l’opération se déroule.
Mais, en même temps la culture permet de réunir les gens…
C’est là où la critique frontale ne suffit pas. La maire des 1er et 7e arrondissements parle de faire de la Canebière un Soho, un Broadway, un quartier latin. Qui pourrait s’opposer à cela ? Personne n’est contre la piétonnisation, l’implantation d’un grand cinéma, l’idée de faire quelque chose de cette artère à travers le développement d’une offre pérenne et événementielle. Là où le bât blesse, c’est si cette politique d’image entraîne le départ des habitants les plus modestes. Si les étudiants ne peuvent plus habiter le fameux quartier latin parce que les loyers y sont trop chers. Et c’est le risque si cette politique de vitrine culturelle n’est pas accompagnée d’une politique sur le logement, la qualité du bâti, l’accessibilité, la propreté…
Par où passe ce processus d’éviction ?
À LYON, La requalification d’uN quartier a entraîné une augmentation des loyers et un départ des classes populaires.
Rendre un quartier plus attractif peut avoir un effet direct sur le marché du foncier, sur le prix du m2 qui en augmentant, exclut les plus pauvres si ce mécanisme n’est pas accompagné politiquement. C’est ce qui s’est passé dans le centre-ville de Lyon durant les mandats de Michel Noir à la mairie. La Croix-Rousse était un quartier populaire avec les caractéristiques d’insalubrité, de mal-logement qui y sont souvent associées. La requalification du quartier a entraîné une augmentation des loyers et un départ des classes populaires. Les prix y sont aujourd’hui presque comparables aux parties les plus bourgeoises de la ville. C’est la conséquence possible de cette politique de vitrine : pour éviter que les prix ne s’alignent sur les quartiers plus riches de la ville, il faut réguler ce processus, il faut que la Ville agisse.
A contrario on constate que la municipalité tient ce discours depuis plusieurs décennies sans que les choses ne changent. Le centre-ville reste populaire et l’habitat y est toujours dégradé.
Il y a effectivement une forme d’inertie. Est-ce que l’offre culturelle va permettre de sortir de celle-ci ? Difficile à dire. Ce que l’on constate en revanche, c’est qu’il existe une spécificité marseillaise vis-à-vis de la cohorte de grandes métropoles françaises. C’est la seule grande ville qui conserve dans son hyper-centre les familles les plus modestes. L’étude Compas commandée par la Région en 2013 sur les disparités socio-spatiales dans la métropole Aix-Marseille est éclairante : environ 30% des ménages qui résident dans le 1er arrondissement dépendent entièrement des prestations sociales. On ne trouve pas de telles disparités sur un même territoire dans les autres métropoles françaises.
Dans son discours, la maire des 1/7 insiste sur la dimension inclusive qu’elle veut donner au centre-ville…
C’est pour cela que la critique frontale est inopérante. La question fondamentale est : comment faire de la ville et pour qui ? Cela rejoint les travaux menées par l’urbaniste Frédérique Hernandez dans son étude Marseille, les fragilités comme moteur pour l’invention d’une centralité métropolitaine originale, publiée en 2013. À travers cette opération comme d’autres avant elle, on veut faire de Marseille, une ville vitrine. Cela sous-tend une tension entre deux concepts qu’elle décrit : le confort urbain d’une part et l’inconfort résidentiel de l’autre. Le premier concept correspond à la volonté de rendre la ville agréable à vivre à la fois pour ses habitants mais aussi pour les touristes. Le confort urbain passe par une transformation des espaces publics destinée à rendre la ville plus “attractive”. Cela passe par la piétionnisation, l’amélioration du mobilier urbain de la signalétique. Cela rend la ville plus agréable à la déambulation, plus consommable aussi, car cela permet un accès facilité aux espaces marchands. C’est ce qui a été parfaitement réussi avec Marseille Provence 2013 et la transformation de la façade littorale, où l’on retrouve des boulevards où la promenade est facilitée avec vue sur mer et accès à la fois à des équipements culturels et des lieux de consommation.
Dans le même temps, les habitants du centre-ville vivent dans une forme d’inconfort résidentiel. Cela se retrouve dans l’état du bâti, l’insalubrité des logements, la saleté des rues, la place de la voiture… Dans le centre-ville, on retrouve cette tension permanente entre ce confort urbain et l’inconfort résidentiel. La Ville donne l’impression de se préoccuper trop peu ou trop tard de ces questions de vie quotidienne, c’est-à-dire de la manière dont l’espace est vécu par les habitants. Pour l’instant, la Ville fait des choix qui vont plutôt dans le sens du confort urbain. On l’a vu sur l’îlot des Feuillants où la municipalité a encouragé l’implantation d’une hôtel quatre étoiles plutôt que d’un lieu porté par l’association des Feuillants. Elle défendait le projet d’un équipement de proximité offrant des lieux d’accueil aux associations, des services publics et une offre socio-culturelle absente sur le quartier.
Mais on ne peut pas reprocher à la Ville de rendre les espaces publics plus agréables à vivre, plus accueillants…
Bien sûr. On ne peut s’opposer de manière frontale à une opération comme les dimanches de la Canebière, comme on ne peut pas s’opposer à l’implantation d’un cinéma. Mais cette politique de vitrine ne peut pas suffire. Car le risque est grand d’utiliser, comme ailleurs, le marketing territorial pour réaliser des aménagements aseptisés au profits des seules classes moyennes et supérieures.
Un autre aspect de la communication institutionnelle autour de la Canebière est qu’elle évoque l’idée que cette artère symbolique a été confisquée, que les Marseillais doivent se réapproprier le centre-ville.
On peut y voir une stratégie positive au sens où l’offre culturelle peut permettre de recréer un brassage des Marseillais en son centre. Inciter les gens des quartiers sud à y revenir et promouvoir pour cela des lieux d’hospitalité marchande, des brasseries avec terrasses à côté des snacks égyptiens où se rejoignent les jeunes des quartiers Nord. On pourrait se dire alors que les bourgeois en descendant sur la Canebière pourrait à leur tour aller manger un sandwich au snack, dans une forme de mise en avant de la diversité, d’une altérité vécue. C’est par ces mots que le philosophe Thierry Paquot définit la ville. Elle repose sur l’équilibre entre ces trois idées : l’urbanité, l’altérité et la diversité. Une diversité tout autant ethnique, genrée, socio-professionnelle. Or, symboliquement, Marseille a mal à son urbanité. Elle souffre d’un déficit d’urbanité. Cela pose la question suivante : les Marseillais sont-ils hospitaliers ? Sont-ils ouverts à ceux qui sont différents ? Si rien ne les y incite, les Marseillais n’ont pas de raison d’aller à Belsunce ou à Noailles qui sont deux quartiers de l’hypercentre qui souffrent d’une image très négative.
Mais derrière ces mots, il y a l’idée d’une confiscation symbolique auquel il faudrait mettre fin. La culture propose alors une sorte de grand remplacement à l’envers nécessaire pour que le centre-ville retrouve son identité.
Dans la stratégie commune de gentrification, on retrouve ces mots ronflants, ces lexèmes souvent vides de sens comme “identité”, “patrimoine”, “réappropriation”, “créativité”. Dans le cas des Dimanches de la Canebière y sont adjointes les promesses d’enchantement prêtées aux arts numériques. Ces mots servent à accompagner une stratégie de confort urbain et masquent ce qui fait la singularité de Marseille, c’est-à-dire la coexistence dans un territoire très restreint de classes sociales hétérogènes. Les cartes de l’étude Compas précédemment citées montrent bien que l’on trouve des îlots modestes et, à quelques mètres autour de la rue Chape notamment d’autres très privilégiées. Or, en “mettant en récit” les espaces centraux (par l’usage de la technique du story telling), les opérateurs culturels participent implicitement à la validation de ce discours de grand remplacement à l’envers.
Mais la diversité que vous évoquez a aussi ses limites. La Canebière du jour n’est pas la même la nuit où cela devient difficile de se déplacer à pied notamment si on est une femme.
Cette question de la mixité genrée des espaces urbains la nuit n’est pas spécifique à Marseille. On la retrouve dans les quartiers d’autres grandes villes françaises.
Une jeune femme qui va s’aventurer seule sur la Canebière à 3 heures du matin et soit très courageuse, soit naïve, soit parce qu’elle a trop bu. Sinon elle saurait qu’elle va se retrouver dans un espace dominé par des jeunes gens qui vont les aborder pas forcément de manière amicale. Cette question de la mixité genrée des espaces urbains la nuit n’est pas spécifique à Marseille. On la retrouve dans les quartiers d’autres grandes villes françaises. La différence est que cela se passe rarement dans les artères centrales, emblématiques de la ville. Mais on ne peut pas travailler sur ces questions en y opposant un âge d’or reconstruit où les classes moyennes et les bourgeois se rendaient dans les brasseries, les théâtres et les music-hall du centre-ville. Ces images plaquées ne disent rien de l’état des logements, de l’insalubrité vécue, de la saleté des rues. L’hyper-centre est un lieu de résidence de populations modestes. Mais Belsunce et Noailles proposent aussi un forme de mixité sociale. On peut la juger (de manière exaltée, ou péjorative) mais il n’en demeure pas moins que ces deux quartiers participent de la singularité de l’hyper-centre de Marseille. Par une forme de reconnaissance tangible, une politique progressiste permettrait de maintenir sur place ces populations tout en améliorant leur quotidien notamment en rénovant les logements les plus dégradés.
Commentaires
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Le concept de “politique de vitrine” utilisé ici est un magnifique résumé de la gestion gaudinesque depuis deux décennies, dans tous les domaines de l’action municipale…
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Les vitrines n’ont de sens que s’il y a quelque chose à exposer derrière!
Ici il me semble que ce sera bien maigre.
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Grogodin et ses gredins ne s’attaquent pas aux problèmes fondamentaux de ce centre-ville que sont l’insalubrité et le délabrement du bâti, la propreté des rues, l’entretien et et le respect des espaces publics et du mobilier urbain, la place de la voiture. Toutes ces missions essentielles sont quasiment abandonnées. Les requalifications partielles de rues ou places ne participent qu’à une forme de “mitage” sans efficacité globale. Une vitrine culturelle ne peut à elle-seule apporter la solution. Depuis 20 ans de mandat cette municipalité avait largement de quoi lancer un plan plus ambitieux et structuré pour l’avenir.
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Merci de nous proposer ce regard sur la manifestation du dimanche 29. Je tique quand même sur plusieurs points qui ne contribuent pas à ce que l’on comprenne bien les enjeux.
1) le discours de C.Apprill donne l’impression d’un phénomène ultra simple où l’environnement va changer par la volonté politique d’un groupe d’élus. « C’est ce qui s’est passé dans le centre-ville de Lyon durant les mandats de Michel Noir », peut-on vraiment attribuer la transformation de la Croix-Rousse aux décisions de M.Noir sans considérer le contexte lyonnais ? Et notamment considérer la présence d’un capital économique important à proximité de Lyon pour investir dans les projets, mais aussi le dynamisme des entreprises lyonnaises et l’attraction qu’elles exercent sur les jeunes diplômés de la région (indépendamment de tout projet de requalification). Ça me semble déterminant pour comprendre que toutes les gesticulations de la Mairie de Marseille ont peu de chance de produire les mêmes effets parce qu’il manque ici des éléments structurels qu’il y avait ailleurs.
2) l’utilisation du terme “Marseillais” sans que soit précisé de quels Marseillais on parle. Ex « Si rien ne les y incite, les Marseillais n’ont pas de raison d’aller à Belsunce ou à Noailles » on reproduit le discours de la Mairie qui laisserait entendre que les habitants du centre ne sont pas Marseillais. J’imagine volontiers que ce n’est pas l’intention mais c’est quand même embêtant parce qu’on ne dit pas qui sont ces Marseillais qui ne viennent pas (vs. Ceux qui viennent).
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Bonjour Lagachon
merci pour ces deux remarques frappés du bon sens. Cela souligne les limites de l’exercice de l’entretien : effectivement, on ne peut pas attribuer à la seule politique municipale, le pouvoir de modifier un quartier, mais cela correspond sans doute à une période de la ville où la volonté politique se conjugue avec un contexte socio-économique. Quant à la remarque sur les Marseillais, elle est également juste. Pour le coup, il aurait fallu écrire, ces Marseillais qui ne viennent pas… Nous tombons dans une généralisation que nous souhaitons souligner…
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ceux qui ne viennent pas ? c’est simple ils revendiquent eux même leur sottise …
insécurité, trop d’arabes et de noirs , c’est l’Afrique,.on n’est plus chez nous etc..
mais bon sang au lieu de vous réfugier dans des quartiers soit disant “chics”, dans lesquels entre patenthèses , je me sens moins en sécurité qu’au centre ville
Le snobisme est un virus dont beaucoup de Marseillais sont hélas atteints .
Qui est marseillais ? celui qui habite et vit à Marseille et qui admet que de revendiquer marseillais c’ets accepter l’histoire de cette ville d’accueil et de pluralité culturelle .
Dans quelle grande ville en France( ou partout dans le monde ), peut on , femme ou homme, se promener à 3 h du matin sans risque ?
Merci de me donner la liste …je déménage …
Ce n’est pas une spécificité marseillaise mais une réalité dans notre monde moderne, il faut faire avec , et ce ne sont pas les polititiens bandits et voleurs qui donnent l’exemple !
BCBG n’est pas un modèle ! Amen …
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Beaucoup de monde sur la Canebière aujourd’hui…mais rien à faire ni à voir ou presque. Une ludothèque proposait des jeux devant la bourse, des jeunes gens amères ramassaient de gros confettis laissés par des girafes plutôt minables deux petites roulottes ou on pouvait écrire des cartes postales ou écouter des lectures (20 places. A si, j’oubliais, on pouvait faire une promenade avec un vrai guide dans le quartier pour 10 euros et acheter des carottes bio cours Saint Louis. En bref une fête de patronage fauché dont le directeur serait dépressif. Ce qui a couté le plus cher, c’est la campagne de communication.
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IL y avait du monde à midi et les gens étaient contents !!!
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A voir le nombre de personnes qui ont eu plaisir à déambuler sur la Canebière piétionnisée dimanche, c’est indéniablement un succès. En revanche, ce qui crève les yeux, c’est le contraste entre
– un journée où la mairie déploie des moyens colossaux pour faire respecter les arrêtés anti-stationnement (rafle de deux-roues bien garés, à des endroits où ils n’auraient gêné personne), la propreté (bataillon de nettoyeurs ramassant chaque petit papier)
– les trente autres jours du mois, les où les trottoirs accueillent tout sauf les piétons, et où, si on ne téléphone pas pour signaler un frigo abandonné dans la rue, il y reste un mois.
Je pense que la Canebière attractive, c’est surtout celle sur laquelle on aimerait vivre tranquillement, quotidiennement.
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Si on veut être positif, on pourrait se dire que ce genre de manifestation ponctuelle peut avoir comme effet d’ouvrir les yeux des gens pour qu’ils se disent : “mais si on peut le faire un dimanche par mois, pourquoi ce n’est pas tous les dimanches, ou même tous les jours comme ça ?”… et que petit à petit, la demande de “confort urbain” augmente, y compris pour les habitants du centre-ville. Idem pour les quelques fois où la corniche devient piétonne.
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@ Happy
C’est vrai, soyons positif. Reconnaissons que ça va dans le bon sens, mais j’aimerais que ça ne mette pas 30 ans…
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