Patrick Padovani : “Pour l’alcool, il y a des salles de shoot à chaque coin de rue”
À Marseille depuis 20 ans, la Ville a inventé une politique originale de réduction des risques liés aux usages de drogues. Adjoint en charge de ces questions, Patrick Padovani se bat avec conviction pour poursuivre ce dispositif. Dans une certaine solitude politique. Entretien.
Patrick Padovani lors d'un conseil municipal en 2013. Photo : Esther Griffe.
Il représente un courant politique qui, année après année, se raréfie dans l’hémicycle municipal. Patrick Padovani fait partie de la vieille garde du gaullisme social, militant d’un “humanisme concret” qui guide sa démarche. “Le docteur”, comme dit le maire en l’invitant à parler dans l’hémicycle n’a pas fait carrière en politique. La sienne date d’avant, de son travail de médecin, d’un engagement dans la vie de la cité qui dépasse largement les calculs d’appareil.
Comme d’autres, rares et discrets, il a soutenu Alain Juppé lors de la primaire récente. Un peu seuls dans une droite locale très sarkozyste et désormais très filloniste. Il n’est pas un NAF, surnom des nouveaux amis du candidat. Dès qu’il le peut, il décoche une flèche.
Si cette veine sociale et humaniste s’étiole, c’est que ses tenants se font rares. Élu à la lutte contre l’exclusion, Michel Bourgat n’a pas rempilé en 2014. L’élue à la santé, Françoise Gaunet, médecin elle aussi, a pris également sa retraite. Quant à Didier Garnier, élu des 9e et 10e arrondissements, c’est la maladie qui l’a emporté. Ensemble, pendant 20 ans, ils ont contribué à inventer la politique de réduction des risques à Marseille. Celle que le docteur – encore un – Jean-François Mattéi a portée en arrivant aux affaires en 1995 aux côtés du maire. Celle qui a permis la réduction massive du nombre d’infections au VIH liées à l’injection de drogue dans les années 90 à Marseille.
Ces quatre-là ont pris le relais quand Jean-François Mattéi a renoncé à sa carrière politique en 2004, bouc-émissaire de l’avalanche de décès de la canicule de l’été 2003. “Longtemps après ça, je continuais à l’appeler, à lui demander son avis quand j’avais une décision compliquée à prendre”, explique l’élu en charge des portefeuilles parfois ingrats, de “l’hygiène, de la santé, des personnes handicapées, de la maladie d’Alzheimer, du sida et de la toxicomanie”.
Aujourd’hui, Patrick Padovani bataille encore pour faire connaître et comprendre cette politique pragmatique qui a permis à tant d’hommes et de femmes de retrouver une vie sociale, une dignité et, souvent, d’éviter la mort.
Marsactu : Comment définiriez vous les politiques de réduction des risques ?
Patrick Padovani : La réduction des risques se place à plusieurs niveaux. Le premier relève de l’État par le travail de la police et de la douane qui vise à traiter les trafics de drogues. Le second niveau est celui de la prévention. Malgré cela, un certain nombre de gens vont quand même consommer. C’est un peu la métaphore du pot de confiture sur l’armoire. Quoi que vous fassiez, parce que la tentation existe, un enfant va prendre un tabouret, le poser en équilibre sur une chaise et du bout des doigts attraper le pot. Nous, acteurs de la prévention, nous essayons d’agir sur la chaise et le tabouret en faisant en sorte de réduire les risques liés à cette consommation. C’est-à-dire que nous allons accompagner l’usager sur le plan humain, médical, médico-social pour diminuer les risques de co-morbidité liés à l’injection, les pathologies lourdes comme l’hépatite C et le VIH et contribuer à faire progresser son espérance de vie.
Enfin la dernière étape, c’est le soin. L’usager de drogue est avant tout malade de son addiction. C’est une réalité encore trop méconnue. Allez donc demander à mes collègues parlementaires qui se sont opposés à l’ouverture de salle de consommation à Marseille. Pourquoi ils ne votent pas des lois pour permettre le financement de lits pour les usagers de drogue illicites alors qu’il y en a partout pour les usagers d’une drogue licite, l’alcool qui tue 70 000 personnes par an ? Et là, les salles de shoot, il y en a à chaque coin de rue, et c’est une drogue sociale, reconnue, mondaine. Les vainqueurs de la primaire se sont tous retrouvés pour boire une bière.
Où en est le projet marseillais d’ouverture d’une salle de consommation ?
En 2011, Roselyne Bachelot, ministre de la santé, avait souhaité ouvrir de telles salles. Le premier ministre François Fillon avait dit à l’époque que ce n’était ni utile, ni souhaitable. Roselyne Bachelot a donc demandé à Jean-Claude Gaudin de la soutenir dans sa démarche en s’appuyant sur l’expérience qu’avait la ville en la matière. Le maire donne son accord et y met tout son poids. Il est donc question qu’une salle s’ouvre à Marseille. Le groupe politique est d’accord, on y va. Et là, pour des raisons non officielles et qui n’amènent donc pas d’interprétation de ma part, le maire change d’avis et refuse une telle ouverture.
Ensuite, la loi de janvier 2016 portée par Marisol Touraine permet l’ouverture expérimentale de salles de consommation adossées à des hôpitaux. La ville de Paris décide d’en ouvrir une à la Salpêtrière, Bordeaux suit, puis Strasbourg… J’en reparle au maire qui me dit pourquoi pas. Or, quand je joins la présidente de la Mildeca [Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, ndlr] Elisabeth Jourdain-Ménager, elle me dit qu’elle n’a de crédits que pour ouvrir trois centres. Personnellement, je pense qu’avec un budget global de 2,4 millions, nous pourrions en ouvrir plus. De la même façon, la Mildeca prévoit une évaluation sur six ans, c’est un délai trop long. Les usages et les usagers changent vite. Dans six ans, ces centres seront obsolètes. Bref, nous avons raté le train.
Cette politique de réduction des risques, si elle a des résultats, passe mal dans l’opinion publique. Pourquoi ?
Cela vient d’une difficulté d’appréhension. Longtemps, parce que c’était l’urgence, on s’est focalisé sur les usagers, sur leur accompagnement, en cherchant à leur trouver une place, par l’action sociale et médicale. Ce faisant, on s’est coupé du public qui ne consommait pas de drogues. L’idée commune est donc que nous accompagnons les gens en train de se piquer, de commettre un geste illégal. Il faut faire de la médiation sociale. Mais cette difficulté d’appréhension vient aussi de la lâcheté du législateur qui n’a jamais eu le courage d’aller jusqu’au bout de la réduction des risques.
De quelle façon ?
Tout simplement parce que la loi de 1970 sur l’usage de drogue criminalise sa consommation alors que la loi de 2004 institue la politique de réduction des risques en allant jusqu’à permettre des salles où on autorise cette usage. C’est toute la schizophrénie de notre système.
Comment est née la politique municipale de réduction des risques ?
Quand nous sommes arrivés aux affaires, en 1995, nous étions en pleine épidémie de VIH. Le vecteur fantôme, que personne ne voulait voir, de cette épidémie était l’injection de drogues. La région arrivait en deuxième position pour le nombre de personnes infectées et 65 % d’entre elles était des consommateurs de drogue par voie intraveineuse. C’est là qu’il fallait agir. Jean-François Mattéi a eu l’idée d’installer partout dans la ville des automates d’échanges de seringues avec un système de kit anonyme où l’usager, en posant son ancien kit, en obtenait un neuf. Nous étions dix ans après la loi Barzach qui légalisait la vente de seringue en pharmacie.
Cela ne fonctionnait plus ?
Les usagers sont des êtres humains comme vous et moi, ils sont sensibles au regard d’autrui. J’en connais aucun qui se pique dans la rue de gaieté de cœur. S’il le fait, c’est qu’il n’a pas le choix. Avec ce principe de l’automate, l’usager évitait le stigmate. Bien entendu, nous avons eu une levée de boucliers des maires de secteur. Aucun ne voulait un automate dans son secteur, ni dans le 1/7 où se concentraient la plupart des usagers, ni dans le 4/5 où j’étais élu. À ce moment-là, Jean-François Mattéi appuyé par le maire a eu une idée géniale : si aucun maire n’en veut, ils en auront tous. Et nous avons installé huit automates dans chaque secteur de la ville. Et ça a marché, en six ans le nombre de personnes infectées par le virus après une injection est tombé à 2 %.
Aujourd’hui, ce système fonctionne-t-il encore ?
À chaque époque, il y a des usages et des usagers différents. Les politiques doivent évoluer en même temps. Sur les huit automates deux ne fonctionnent plus. Le premier a été vandalisé et nous ne l’avons pas remplacé. Le second était proche de l’hôpital Desbief (2e) et quand l’hôpital Européen est venu le remplacer la direction n’a pas souhaité qu’un automate soit implanté à proximité. Aujourd’hui, les usagers se rendent plus volontiers dans les Caarud [centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques, NDLR] comme le Tipi, le Sleep in, Asud, Protox… Des lieux conviviaux, parfois gérés par des pairs, où ils trouvent une autre écoute. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus d’injecteurs dans la rue. La dernière étude que nous avons réalisée, il y a deux ou trois ans évaluait entre 7000 et 8000 les injecteurs de rue à Marseille. L’injection reste très présente, souvent liée au mésusage de médicament comme le Subutex et la Ritaline [médicament destiné aux enfants hyper-actifs aux effets proches des amphétamines chez les adultes, ndlr]. La Ritaline en injection est quelque chose de très Marseillais. À Paris, ils ont le crack, ici, c’est la Ritaline.
Quelle est votre position sur la légalisation de l’usage ?
Je ne suis pas favorable à la dépénalisation totale mais plutôt à la décriminalisation des usages. Il faut lutter contre les drogues pas contre les drogués. Une étude un peu ancienne évaluait à 900 millions le coût social de cette criminalisation. Je suis plus favorable à des amendes pour le consommateur. Aujourd’hui, les usagers appréhendés sont des consommateurs de cannabis. Si demain, on dépénalise la vente, le niveau de substance active sera contrôlée. Mais il y aura toujours un réseau pour proposer quelque chose de plus fort.
Justement la politique de réduction des risques concerne également les trafics. De quelle manière ?
Nous appelons cela la réduction des risques et des dommages. Je vais schématiser : dans une cité, 1 à 2 % des habitants vont être impliqués dans le trafic. 2 % vont s’y laisser glisser de manière plus ou moins contrainte. 96 % des autres habitants sont eux victimes de ce trafic. La première prise de conscience est venue des femmes des cités. Elles ont vu leurs enfants, leurs maris, leurs frères et sœurs mourir d’overdose, partir en prison ou être victimes de règlements de comptes. Elles ont décidé d’agir notamment avec des associations comme Réseau 13 ou Questions de réseaux, notamment dans les 13 et 14e arrondissements. Ce petit groupe s’est constitué et a commencé à mener des actions pour tenter de réduire les risques liés à la présence de réseaux de revente dans l’espace public. Nous avons accompagné cette expérience menée par un petit groupe baptisé Trafics, acteurs et territoires très actif dans les quartiers Nord et nous avons proposé à la Mildeca de l’élargir à l’ensemble des quartiers touchés par les réseaux.
Comment cela se passe concrètement ?
C’est une approche à la fois globale et transversale qui touche à la question de l’emploi, de l’insertion professionnelle, de la politique de la ville, de la présence des services publics. Ma collègue Arlette Fructus est très à l’écoute sur ces questions. Nous avons bon espoir d’arriver à développer ce projet pour réduire les risques liés aux trafics dans les quartiers. En premier lieu pour la population qui y vit.
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Commentaires
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L’article ne manquera pas de paraitre élogieux aux yeux de certains, toutefois pour pour qui est amené à suivre de près, décrit assez justement un élu sous forte contrainte, ayant gardé un pied dans la vrai vie.
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Merci à Marsactu pour ce portrait d’une personnalité atypique dans le marigot politique local : ce Monsieur discret gagne à être connu. J’ai l’habitude de tirer à boulets rouges contre l’incompétence et le je-m’en-foutisme qui caractérisent tant de nos élus municipaux plus connus pour parler que pour potasser leurs dossiers et agir : il faut aussi savoir reconnaître ceux d’entre eux qui sont tout l’inverse. Dommage qu’ils soient si rares…
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Tout à fait d’accord.
Dommage qu’ils soient si rares et si peu entendus, ces élus de bonne volonté qui ne sont pas là pour la gloire et l’argent.
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Des élus comme ça, on en redemande, mais c’est une espèce rarissime dans l’équipe Gaudin…
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C’est une espèce très rare quelle que soit la couleur politique tout simplement.
C’est dans cet homme de droite que je reconnais la droite à laquelle je crois. Une droite “crypto-gaullienne” humaniste qui sait s’adapter au contexte social et refuse tout populisme. Et non celle de nos édiles actuels qui président sans véritable réflexion aux destinées de notre ville et cèdent aux sirènes d’une économie “de déplacement”.
Bravo Patrick Padovani de résister.
Merci à Marsactu pour ce portrait.
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Bravo monsieur Padovani pour votre courage et votre analyse réfléchie. Enfin un ėlu du peuple qui oeuvre pour l’intérêt général et qui mérite amplement son de représentation. Chapeau bas !
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