Guillaume Origoni vous présente
Les fantômes de l'hôpital

[Les fantômes de l’hôpital] L’exorcisme de la 211

Chronique
le 7 Juin 2025
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Après "Marseille secret", le photographe et journaliste Guillaume Origoni lance une nouvelle chronique dans les hôpitaux de la ville. Il y traque les histoires de revenants. Cette semaine, il est question d'une souffrance qui, parfois, vient habiter les murs.

La chambre 211. Patients et personnel y ont été témoins de curieuses manifestations.
(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)
La chambre 211. Patients et personnel y ont été témoins de curieuses manifestations. (Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

La chambre 211. Patients et personnel y ont été témoins de curieuses manifestations. (Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Sommes-nous condamnés à errer sans but dans une société sécularisée ? La réduction des rites spirituels et religieux catalyse-t-elle l’éclosion de l’irrationnel ?
Ou bien, devons-nous composer avec ce qui nous échappe : l’invisible, l’élaboration des mondes enfouis entre le cortex temporo-pariétal, les aires associatives du lobe temporal et l’hippocampe ? Est-ce dans cet interstice que se glisse la mystique qui n’est pas irrationnelle, mais arationnelle ?

Les chambres maudites et les chats noirs

Les interstices ont aussi une existence physique. Dans les établissements de santé, ce sont les salles de repos, les couloirs, les bureaux de service ; alors que dans l’espace discursif, ils se manifestent au travers de l’humour et des narrations borderline.

“À l’hôpital, il y a des pièces que nous aimerions éviter”, explique un infirmier de l’APHM. (Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Patrice Cannone, psychologue clinicien à l’Hôpital Nord, homme souriant, impliqué, compétent, ne dénigre pas le temps passé dans ces territoires passages des deux mondes : “Vous le savez déjà, mais il est important de rappeler que nos récits « magiques » sont utiles pour tenir le coup. Non seulement je les écoute avec attention, mais il m’arrive aussi d’arpenter ces terres que certains d’entre nous définissent comme « maudites ».” Patrice Cannone ne trace pas de lignes de démarcation entre le ressenti, la croyance et la réalité. Le nombre de ses publications scientifiques ne l’éloigne pas de l’arationnel. À l’écouter, on a le sentiment que c’est précisément sa science qui lui permet de domestiquer les frontières.

Ces “terres maudites”, à l’hôpital, ce sont toutes les chambres dans lesquelles on meurt plus souvent et plus rapidement. De temps à autre s’opère même un transfert entre le lieu et les personnes. Ainsi, il arrive qu’untel ou unetelle se voient affublé(e)s de la réputation de “chat noir”. Patrice met un point d’honneur à l’écoute attentive de ces récits : “Lorsque j’entends un infirmier dire à un collègue « j’ai remarqué que c’est souvent lorsque je travaille avec toi que les patients meurent » ou « je n’aime pas faire les soins dans la chambre 310, il y a de mauvaises vibrations », je cherche toujours à libérer la parole. Il ne faut surtout pas juger !”

Il avoue lui-même être très mal à l’aise dans la chambre qui fait face à son bureau : “Un jeune patient s’y est suicidé, je sens encore sa présence dans les murs et je vois sa trace dans les marques laissées par la rubalise de la police.”

Entre Charon et Mère Teresa

À l’autre bout de la ville, Éric Dudoit, responsable de l’Unité de psycho-oncologie du service de soins palliatifs et oncologie médicale du CHU de la Timone à Marseille, enfonce le clou. L’homme n’est pas un modèle courant. Un CV long comme le bras, la silhouette du colonel Kurtz (le personnage de Marlon Brando dans Apocalypse Now), la pilosité en plus, la voix et la diction du médecin immunologiste Jean-Claude Ameisen.

Éric Dudoit, psychologue clinicien. (Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Un drôle de bonhomme. Entre Charon et Mère Teresa. Il soigne l’âme des vivants, accompagne les morts et circule sur une ligne de crête qui mêle mystique et médecine. Une vie dédiée à l’apaisement des souffrants. Le portrait synthétique que je suis en train d’en faire pourrait effrayer les plus pragmatiques d’entre nous, tant le mélange de l’esprit et du corps brouille les pistes. Dans les faits, les malades louent son implication la plus absolue et l’évitement systématique de la “gouroutisation”.
Pour mieux comprendre, permettez-moi de recourir à une image que j’utilise souvent pour distinguer l’affect de la raison : “Je suis de gauche, mais j’ai des amis de gauche à qui je ne confierais pas mes enfants cinq minutes et des amis de droite à qui je pourrais confier leur éducation.”

Je souhaite à tous les lecteurs de cette chronique de ne jamais avoir recours à son savoir et, dans le même temps, si cela doit arriver, j’espère sincèrement que c’est entre ses mains qu’ils seront déposés.

Lui aussi confirme l’existence de ces chambres maudites : “Bien sûr qu’elles existent, nous en avons parlé avec le staff pas plus tard qu’hier, explique-t-il avec le ton posé dans un concert de basses gutturales. Lorsque ça devient difficile, je sais que le personnel compte sur moi pour l’effet soupape.”

“Rituel de dégagement”

L’un des épisodes difficiles relatés par Éric Dudoit est lié à la chambre 211, “qui reste particulière ici, tant le jeune homme qui l’occupait a souffert, marquant durablement le personnel qui ne parvenait pas à le soulager avec la pharmacopée à disposition. C’est rare, mais sur certains patients, aucun antidouleur ne fonctionne. Dans ce cas-là, la souffrance de l’autre pénètre l’âme des soignants. De tous les soignants !”

Cette persistance du jeune défunt et de son martyre a poussé l’équipe à se tourner vers Éric pour débarrasser l’imprégnation du malheur qui s’est incrusté dans les murs de la chambre 211. Car si le malheur rend fou, les rites apaisent.

Le colonel Kurtz du service “onco” prend alors les choses en main : “J’ai organisé un rituel de dégagement dans la 211. Dans les lieux de grande souffrance, la douleur reste dans les murs, à tel point qu’elle devient presque matérielle. C’est particulièrement palpable à Auschwitz, par exemple, mais ici aussi.”

En accord avec le staff, il est décidé de laisser à Éric la responsabilité de cet exorcisme clandestin : “L’idée est d’aider le patient défunt à quitter les lieux. À le libérer. Je l’accompagne donc, je l’aide à franchir le seuil. C’est cette aide qui lui permet de se détacher de la souffrance et surtout de lui faire comprendre que de l’autre côté, il ne sera pas seul, il sera accueilli”, précise Dudoit.

Dans la salle de repos, ça tchatche dur sous le regard bienveillant de Freddy Krueger. (Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Dans la salle de repos, sous l’écharpe des Ultras, autour de la table, sur les fauteuils, les femmes et les hommes qui veillent sur les malades posent sur moi un regard dubitatif. Rapidement, la parole jaillit. Comme souvent, ce sont les femmes qui cherchent le contact : “Vous êtes venu pour la 211 ? Peut-être même que vous êtes sceptique ? Laissez-nous vous dire une chose à ce sujet. Beaucoup de patients qui ont occupé la chambre suite au décès du jeune homme nous ont dit qu’ils se sentaient oppressés. Certains ont évoqué une présence, alors que d’autres nous ont décrit physiquement le défunt. Ils le voyaient assis sur le fauteuil de la 211 destiné aux visiteurs. Et vous savez quoi ? La description était fidèle au portrait du jeune homme. Vous l’expliquez comment ?”

Tous s’accordent sur un point : suite au rituel réalisé par Éric, plus personne n’a rapporté de témoignages étranges.

Le moment venu, la chambre vide, mais toujours encombrée, est plongée dans l’obscurité. Les bougies sont allumées. Éric y pénètre seul et dialogue avec l’esprit résiduel. Ce dialogue n’est pas uniquement intérieur. Il se fait aussi par chuchotement, avec des mots simples et la somme des savoirs d’Éric, qui a étudié la Bible, la Kabbale, le Coran, les philosophes des Lumières, les pères de l’Église, les poètes soufis, le Livre des morts des anciens Égyptiens. La liste est longue et ne sera jamais achevée. Également titulaire d’un doctorat en théologie, il danse sous le volcan, un pied dans la recherche scientifique, l’autre dans l’indicible, mais toujours au bon endroit, là où on a besoin de lui. Bouffeur de curés, homme mystique, réfractaire aux pouvoirs sauf à celui que confère la parole partagée. Dans l’opacité de la chambre 211, Éric parvient à s’avancer dans les limbes pour le bien de tous et surtout pour les autres.

Si vous pensez encore que Patrice et Éric sont des illuminés ou que je ne suis qu’un crétin crédule, venez donc passer une semaine dans les lieux de souffrance. Comme moi, comme eux, comme tous, vous comprendrez que tout n’est que confusion sur le terrain. En fin de compte, nous ne comprenons rien. Laissons alors faire celles et ceux qui parviennent à distinguer un peu mieux les contours d’un paysage plongé dans le brouillard.

Commentaires

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  1. AlabArque AlabArque

    MERCI GUILLAUME

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  2. Forza Forza

    Le crétin serait plutôt le rétif (des fois le masculin générique a du bon 😁) qui ne ferait même pas l’effort de relire ton superbe récit plusieurs fois pour essayer de comprendre enfin ce que lâcher prise veut dire.

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