[Les fantômes de l’hôpital] De battre mon cœur s’est arrêté

Chronique
le 19 Avr 2025
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Après "Marseille secret", le photographe et journaliste Guillaume Origoni lance une nouvelle chronique dans les hôpitaux de la ville. Il y traque les histoires de revenants. Cette semaine, il est question de câblages, de moniteurs et de BIPS. Qui cessent. Et repartent.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)
(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Qu’évoque pour vous l’expression “Ghost in the machine” ?

Les plus anciens ou les érudits de l’histoire du rock pensent immédiatement à l’album de The Police sorti en 1981. On peut aussi se souvenir du déchiffrage permettant au héros du film de Terry Gilliam, Brazil, de casser le code et lui permet d’utiliser l’ascenseur qui le conduit tout en haut du building, là où réside la vérité.

C’est une expression que j’utilise assez souvent. Je la trouve poétique et de plus en plus représentative de notre époque. Curieuse époque, d’ailleurs, que la nôtre. Elle refuse de croire aux fantômes qui se nichent dans les machines, mais élève au rang d’idole l’intelligence artificielle.

Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?

Je ne sais pas si les machines ont une âme. Je ne sais même pas si les humains en ont une.

Par contre, je sais que dans un service hospitalier du département, certains ont assisté à de curieux phénomènes qui ouvrent la voie à une interrogation plus étendue : l’âme d’un mort peut-elle être passée à la machine ?  Poser la question autrement équivaut aussi à se demander si la machine continue de son propre chef à assister celui ou celle qui est déjà sur l’autre rive.

Je sais aussi que la plupart d’entre nous ne se sont jamais posé ce type de question lorsqu’ils ont été hospitalisés et que la surveillance de leurs constantes a été confiée à la machine. On appelle cela le monitoring. Le mot semble à la fois barbare et sorti d’un post LinkedIn, mais il désigne l’ensemble de l’appareillage auquel le patient est relié de façon à ce que la moindre défaillance respiratoire, cardiaque ou autre soit détectable en temps réel par le personnel soignant. Tout ce câblage ressemble à une tentative d’hybridation entre l’homme et la machine.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Les bips réguliers que l’on entend dans les couloirs des hôpitaux sont la manifestation sonore de ce progrès mis à la disposition de chacun.

Le monitoring donne des informations importantes pour optimiser un traitement, mais il est aussi et surtout un signal d’alarme pour ceux dont la santé est déclinante, sur lesquels la camarde lorgne déjà d’un œil concupiscent.

BIP – BIP – – – – – – BIP – – – – – BIP – BIP – BIP – – – – – – – – – – – – – BIP

Henri, Nathalie et Odette, respectivement infirmier(e)s et aide-soignante dans ledit service, ont entendu des centaines de fois le rythme des bips diminuer et vu les courbes graphiques du moniteur devenir toujours moins hautes. “À la longue, c’est comme si on avait l’oreille absolue, propose Henri avec sa bonhomie et sa grosse moustache. À part que nous, on ne reconnaît pas les notes de musique, mais on sait dire quand c’est le moment du décès.” Nathalie ajoute : “Franchement, c’est rare qu’on se trompe, ajoute Nathalie, ça fait un peu toujours le même air.”

Odette, de sa voix fluette et de son mètre 55, tente de nous faire entendre cette danse macabre. “Au début, on entend bien les bips. Ça fait BIP – – – – BIP – – – – BIP.” Entre chaque BIP, elle tape dans ses mains de façon régulière. “Et puis, après ça déconne : BIP – BIP – – – – – – BIP – – – – – BIP – BIP – BIP – – – – – – – – – – – – – BIP.”

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

“Là, on sait que c’est grave. Si le patient est âgé ou en fin de vie, on tente toujours de lui porter assistance, mais en vérité, on sait que si c’est pas coup ci, c’est le coup d’après”, explique Nathalie mains ouvertes en éventail et tête qui dodeline de droite à gauche, comme pour accentuer l’évidence de notre statut mortel.

Henri prend le relais. “Oui, voilà, c’est comme ça que ça se passe ma foi… Et puis, à la fin, le monitoring cesse de donner ses informations. Le petit graphique sur l’écran est tout plat et on n’entend plus les bips. Là on peut plus rien faire pour le patient.”

Henri, Nathalie et Odette, tout comme l’ensemble du personnel rencontré dans les services des hôpitaux de la région, ne sont guère altérés par la mort. “À force, on s’y fait.” Mais il y a tout de même deux ou trois trucs auxquels ils ne se font pas vraiment. Pour les deux premiers, ils témoignent facilement et admettent que parfois, ils développent de la sympathie, voire de l’affection pour certains patients. Dans ces cas-là, tous trois assurent que “la carapace morfle”.

“Et puis, m’avaient-ils dit lorsque nous avions échangé au téléphone quelques jours plus tôt, des fois, il y a des choses que l’on ne s’explique pas vraiment. Celles-là, elles nous rendent pas forcément tristes, mais on s’en souvient longtemps.”

“Je vous garantis qu’on est resté cons”

En leur présence, je tente maintenant un timide : “Vous pouvez me raconter quelles sont ces choses qui ne s’expliquent pas ?”  Devant l’hésitation de Nathalie et Odette, c’est Henri qui se lance. “Et ben, voilà, des fois – c’est pas arrivé souvent, mais plusieurs fois quand même – une fois que le patient est mort et qu’il n’a pas encore été emporté par les pompes funèbres. Tout repart.”

“Comment ça tout repart, Henri ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?” 

Nathalie intervient : “On n’est pas en train de vous raconter qu’un mort revient d’entre les morts. On est pas gagas non plus. Par contre, les appareils de monitoring, oui, des fois, ils repartent, comme s’ils redémarraient tout seuls. Mais le patient, lui, il est bien mort, des fois depuis plus d’une heure même !”

“Mais les machines sont encore reliées au corps ?”

“Des fois oui et des fois non, mais la plupart du temps non, parce qu’on débranche tout assez vite.”

“Mais ça se manifeste comment ?”

“Eh bien, tout d’un coup, on entend de nouveau les BIPS et on voit sur l’écran comme si l’activité cardiaque avait démarré.”

“Vous avez souvent assisté à ça ?”

“Moi, trois fois dans ma carrière et deux fois Nathalie, elle était avec moi.”
Nathalie acquiesce de la tête.

Odette précise qu’elle a vu ça au moins quatre fois. “Deux fois ici, dans cet hôpital et deux autres fois dans deux autres hôpitaux, mais j’étais pas encore descendue dans la région, c’était en Île-de-France.”

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Ici comme ailleurs, on ne tente pas de trouver une explication définitive aux fantômes qui se nichent dans les machines. Simplement, on accepte que cela est. On l’accepte d’ailleurs d’autant plus que d’autres ont aussi des histoires extraordinaires dans leur besace.

Par contre, comme toujours, on n’en parle jamais avec les médecins et les chefs de services “sinon on passe pour des fous”.

Face à mes questions idiotes, le trio répond avec prudence. “Bien sûr que ça peut être une défaillance technique. Mais quand même, ces machines, elles sont conçues pour réagir à une stimulation, s’il y en n’a pas alors pourquoi l’activité reprend ? Et puis…” Nathalie interrompt son explication, comme si elle en disait trop à ce journaliste qu’elle ne connaît que depuis 45 minutes.

J’insiste donc : “Et puis quoi Nathalie ?”

“Et puis, une fois, le monitoring est reparti, il n’était même pas alimenté. Ni par les batteries, ni par la prise électrique. Ce jour-là, on était tous les deux ensemble dans la chambre avec Nathalie. Le monsieur qui était décédé, s’appelait Marcel, je m’en souviens encore”, lâche Henri.

“Je vous garantis qu’on est resté cons, et que le nôtre de cœur, il battait vite !”, conclut Nathalie.

Accepter le grand vide

Alors que l’on croit en avoir fini avec les vieilles superstitions, les machines réintroduisent doucement, presque innocemment, une forme d’inquiétante étrangeté dans notre quotidien. Un écran plat, un moniteur, un boîtier en plastique — rien de plus concret. Et pourtant, quand ça s’allume tout seul, que ça recommence à biper sans personne au bout des câbles… On hésite. Ce n’est pas rationnel, pas tout à fait. Mais c’est là.

C’est que ces objets — censés être inertes, neutres, obéissants — viennent parfois troubler les frontières que l’on croyait solides : entre le vivant et l’inerte, entre l’homme et ce qui lui est extérieur. Bruno Latour nous avait pourtant prévenus : une machine n’est jamais toute seule, elle est toujours prise dans un réseau d’intentions humaines, de dispositifs, de décisions passées. Mais lorsqu’on ne sait plus très bien qui agit sur quoi, l’objet peut soudain paraître… habité.

Dans ce flottement, notre cerveau cherche une cause, une présence, un sens. C’est un réflexe : Daniel Wegner ou Michael Gazzaniga parleraient de biais d’agentivité. On préfère croire que “quelqu’un” est là, plutôt qu’accepter le grand vide. Et ce “quelqu’un”, ce n’est plus nous.

(Photo : Guillaume Origoni / Agence Hans Lucas)

Les témoignages de Nathalie, Henri et Odette ne disent pas autre chose. Ce ne sont pas seulement des histoires de revenants. C’est plus discret que ça. Plus modeste, peut-être. Un dernier souffle dans le fil électrique, une mémoire résiduelle dans la machine. Quelque chose qui résiste à l’idée que tout s’éteint d’un coup.

Alors oui, on peut invoquer les bugs, les interférences, les résidus d’alimentation. Et peut-être qu’on a raison de le faire. Mais comme dirait Bertrand Méheust, ce qui est fascinant dans ces récits, ce n’est pas qu’ils soient vrais ou faux : c’est ce qu’ils réveillent en nous. Cette idée étrange qu’une partie de ce qui fait un être humain — son souffle, son rythme, sa signature — pourrait, qui sait, laisser une trace, une empreinte, un battement de plus.

Et si l’expression “Ghost in the machine” persiste, ce n’est peut-être pas parce que les fantômes sont revenus. C’est peut-être juste que, malgré nos câbles et nos électrodes, nous n’avons jamais vraiment su les faire sortir. À part peut-être Henri, Nathalie et Odette ?

Commentaires

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  1. barbapapa barbapapa

    Il arrive quelquefois que ma télé s’allume seule la nuit ! C’est un fait avéré. Soit une main invisible et fantomatique appuie sur la télécommande, ou un esprit fantome malin se cache dans les cables, ou c’est le retour de la Dame Blanche, soit il y a une explication banale et crédible, et on en trouve plein sur Internet, par exemples :
    – un périphérique peut faire démarrer votre téléviseur par le biais du protocole CEC de la prise HDMI
    – Est-ce qu’une télé peut s’allumer seule ?
    Lorsque votre télévision connectée a besoin d’une mise à jour, il se peut qu’elle s’allume toute seule. Si vous avez retardé plusieurs fois les mises à jour, alors celles-ci se lancent toutes seules, en allumant la télévision
    – Régler une TV qui s’allume toute seule
    La TV qui s’allume toute seule n’est pas un phénomène paranormal, rassurez-vous. Pour empêcher cela, quelques réglages doivent être effectués sur votre téléviseur, découvrez lesquels pour résoudre ce problème gênant.

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