Les troublantes visites d’un procureur marseillais dans un centre de tir visé par la justice
Selon les informations de Marsactu, André Ribes, procureur-adjoint de Marseille, s'est rendu au moins deux fois au centre de tir de Gignac, visé par une enquête judiciaire pour des manquements à la législation sur les armes. Sur place, il a évoqué le sujet avec le gérant. André Ribes dément être intervenu dans le dossier, mais le parquet général s'est saisi de l'affaire.
André Ribes, procureur-adjoint du parquet de Marseille, lors d'une conférence de presse en 2022. (Photo : CMB)
Détention et port d’armes illégaux. Commerce de munitions et d’armes. Abus de confiance. Dans quelques jours, le gérant du Cretes, le Centre régional de tir éducatif et sportif de Gignac-la-Nerthe – qui a fermé il y a quelques mois – sera jugé pour ces chefs de prévention. Il y a un an, Marsactu racontait les dérives de ce club très fréquenté par les policiers de la région, ainsi que les accusations d’enfouissement de déchets sur son terrain.
Selon les éléments recueillis par Marsactu, Jean-Michel Ségui, le gérant charismatique du Cretes, entretient une relation étroite avec André Ribes, procureur-adjoint de la République de Marseille depuis 2014, connu comme “le proc’ des flics” pour avoir fait parler de lui dans plusieurs affaires concernant les forces de l’ordre. Il est par ailleurs passionné de tir et sa relation amicale n’a pas cessé depuis que Jean-Michel Segui a affaire avec la justice. Ce qui pose de sérieuses questions quant à l’impartialité de celle-ci.
“Ils disent que j’ai touché du pognon”
Marsactu a pu confirmer qu’André Ribes s’est rendu au moins à deux reprises au club de tir de Gignac, alors que le lieu était déjà sous le coup d’une enquête du parquet d’Aix. Parmi ces visites, au moins une a été l’occasion d’une discussion autour des ennuis judiciaires de Jean-Michel Segui, lui-même ancien fonctionnaire de police. Nous sommes le 5 février 2022 et les images des vidéos que nous avons pu consulter permettent de voir André Ribes entrer dans le local du club associatif. Il fait la bise au gérant, avant de l’écouter dérouler son histoire pendant plus de dix minutes.
“On a eu un contrôle sur les installations […] [Ils ont demandé] Si y’ avait des gens, le nombre de personnes qui tirent à la carabine”, commence à expliquer Jean-Michel Segui, avant de poursuivre son récit. Toute la conversation n’est pas audible correctement, mais des mots font tiquer : il ne s’agit pas d’échanges seulement amicaux à caractère intime, mais bien d’une discussion sur le dossier. De sa voix rauque, le patron du centre de tir évoque tour à tour, le “commissariat d’Istres” duquel il est “sorti à 16 heures”, des “prélèvements des terres”, de “produits chimiques”, ou encore “une attestation qui dit que j’ai touché du pognon et tout ça“. “Je leur ai envoyé un mail de mon avocat. Je leur ai dit, avant de marquer des conneries, venez voir, voyez avec mon avocat et c’est tout”, conclut Jean-Michel Segui devant le procureur qui opine.
Une seconde visite énigmatique
La réponse d’André Ribes n’est quasiment pas audible. Seule une phrase, qui vient conclure la discussion est perceptible. “Pour le moment, elle n’a pas répondu, elle n’a pas mis en demeure”, semble-t-il vouloir rassurer son ami. Sans que l’on puisse comprendre de quoi il est question exactement, le terme fait nécessairement référence à une autorité administrative. Le procureur ne reste sur place que trente minutes, dont une bonne dizaine, au moins, à évoquer le sujet.
Dans une seconde vidéo, on voit à nouveau distinctement André Ribes se rendre au Cretes. Nous sommes cette fois-ci le 19 mars 2022. Deux articles de Marsactu et un de La Provence font état de l’enquête du parquet d’Aix. Lorsqu’il descend de son Audi TT, dans les mains d’André Ribes, point de valise pour contenir l’arme qu’il aurait pu utiliser s’il était venu pour tirer.
Qu’est-ce qui a donc amené, à deux reprises et avec à peine plus d’un mois d’intervalle, un procureur-adjoint de la République dans un club de tir sous le coup d’une enquête judiciaire ? Jusqu’où sont allées les discussions entre les deux hommes à ce sujet ? André Ribes a-t-il commis des manquements à la déontologie de sa profession en se rendant au Cretes, alors que les ennuis judiciaires du propriétaire sont de notoriété publique ? La justice elle-même se pose la question.
“Éventuel manquement notamment déontologique”
Sollicitée par Marsactu, la procureure générale, Marie-Suzanne Le Queau, qui chapeaute l’ensemble des juridictions de la région, confirme avoir été destinataire d’“éléments susceptibles de caractériser un éventuel manquement notamment déontologique commis par un magistrat d’un autre parquet placé sous [s]on autorité”. “J’ai décidé, conformément à mes attributions, de procéder sans délai à l’évaluation de la situation afin d’envisager les suites à y donner”, écrit-elle encore.
Le parquet d’Aix a reçu une alerte concernant la présence du magistrat au Cretes en décembre 2021, et n’a pas donné suite.
Le parquet d’Aix-en-Provence nous a confirmé être à l’origine de la saisine de la procureure générale. Un signalement qui intervient quelques jours après la sollicitation de Marsactu, et un an après la première alerte. En effet, dans un courrier en date du 30 décembre 2021, que nous avons pu consulter, un membre de l’association SOS Corruption s’adresse à Emmanuel Merlin, procureur du parquet d’Aix alors en charge de l’enquête. Ce message évoque clairement “la présence de magistrats marseillais, pratiquants le tir sur ce stand”. “Malheureusement, il semble que l’un d’entre eux ait renseigné le responsable du club”, poursuit le texte. Cette alerte n’a visiblement eu aucun effet immédiat. Jusqu’à aujourd’hui.
“Le nom d’André Ribes apparaît en effet à trois reprises dans des retranscriptions. Ces retranscriptions n’ont pas été effectuées par la police judiciaire, mais figurent bien dans le dossier. Son nom est cité par le mis en cause”, confirme le parquet d’Aix, qui a mené l’enquête sur ce club à la dérive. En revanche, l’insitution n’a pas répondu à notre questionnement sur son temps de réaction pour signaler les faits au parquet général*. Les retranscriptions citées, elles, sont issues de vidéos que Marsactu a également visionnées. Certaines de ces images ont été enregistrées environ un mois avant la première visite citée plus haut d’André Ribes.
“Le collègue le proc’ s’est mis au milieu”
Elles permettent de découvrir des paroles tenues par le gérant du club qui laissent pantois. “La préfecture m’est tombée dessus comme quoi je vends des armes et des munitions. […] Du coup, hier, j’ai appelé l’avocat et le collègue le proc”, raconte à un visiteur Jean-Michel Segui, le 28 décembre 2021. Le lendemain, il se vante encore : “Pour l’instant, je laisse faire l’avocat avec André Ribes, avec le proc’. Le proc, il s’est mis au milieu aussi.”
Le 28 février, entre la première et deuxième visite d’André Ribes sur place, il raconte carrément : “Avec mon avocat et le collègue le troisième procureur de la République de Marseille, ça fait 25 ans qu’on se connait tous les trois. Il est venu samedi à la maison, à 11h. Il m’a dit ‘Jean-Michel, faut qu’on se voie, je pars pour Nantes, mais avant faut qu’on se voie.’ Il me dit qu’il y a des incohérences.”
Au parquet de Marseille, où André Ribes est toujours en poste – mais absent depuis plusieurs mois pour des raisons de santé – on assure n’être au courant de rien. Suite à l’envoi de questions, la procureure de Marseille a aussitôt rappelé Marsactu, visiblement sous le coup de l’émotion. Avant de nous faire parvenir un mail concis : “J’ai découvert cette histoire par vous-même. Je me permets de vous rappeler que le parquet de Marseille n’est pas et n’a jamais été saisi de ces faits”.
“Je n’ai contacté personne”
Joint par Marsactu, André Ribes a accepté de répondre à nos questions. Il confirme une “amitié depuis trente ans” avec Jean-Michel Segui ainsi que ses visites au club de tir. Dans un premier temps, il assure n’être venu que pour tirer, mais finit par concéder : “je vous dis ça de mémoire, c’était il y a un an. Si ça se trouve je n’avais que trente minutes dans mon emploi du temps, s’il m’a parlé vingt minutes, je suis donc reparti sans tirer”. Le procureur-adjoint jure n’être “jamais intervenu dans ce dossier”. “J’ai eu une discussion personnelle et amicale. Oui je pense qu’il y a des incohérences dans ce dossier, mais je le dis par rapport à ce qu’il me dit”, se défend-il.
André Ribes semble connaître l’affaire sur le bout des doigts mais assure n’avoir “fait aucune démarche” pour tenter d’aider son ami. “Même si j’avais voulu je ne peux pas toucher un dossier du parquet d’Aix. Si un OPJ [officier de police judiciaire, ndlr] vous dit que j’ai tenté quelque chose, oui, ça serait une honte. Mais je n’ai contacté personne.”
Selon André Ribes, qui a appelé Marsactu à plusieurs reprises, en changeant parfois de version, la discussion du 5 février ne portait que sur l’enquête administrative de la préfecture, et non sur celle judiciaire du parquet. La présence d’un procureur de la République dans un club de tir dont le gérant est sous le coup d’une enquête n’est-elle pas problématique pour autant ? “Je n’ai pas le temps de lire la presse, je ne savais pas, j’ai appris qu’il y avait une enquête quand Jean-Michel a été placé en garde-à-vue”, se défausse le magistrat.
Question d’honneur
Quant aux paroles de son ami, il les balaie d’un revers de la main. “Il dit ce qu’il veut, mais je ne suis pas intervenu”, tranche-t-il. Pour sa part, Jean-Michel Segui n’a pas souhaité répondre aux questions de Marsactu, renvoyant vers son avocat qui n’a pas souhaité s’exprimer non plus. Son client sera jugé ce lundi 20 février en correctionnelle, devant le tribunal d’Aix-en-Provence.
Si on ne peut plus fréquenter quelqu’un qui est sous le coup d’une enquête, je ne comprends plus dans quel monde on vit.
André Ribes
“S’il est condamné, je verrais quel comportement adopter avec lui, pour le moment, ce n’est pas le cas. C’est pour moi l’un des clubs de tir les plus rigoureux, ce n’est pas un club où l’on fait n’importe quoi, ou alors je ne suis pas au courant. En tout cas, quand j’y étais, il ne sortait pas des clous. Si on ne peut plus fréquenter quelqu’un qui est sous le coup d’une enquête, je ne comprends plus dans quel monde on vit”, martèle le procureur-adjoint de Marseille. André Ribes estime ne pas avoir manqué aux règles déontologiques de sa profession, mais dit craindre que “[s]on honneur soit sali”.
Dans le recueil déontologique des magistrats, un chapitre concerne la relation entre ces derniers et “leurs proches”. On peut y lire : “un magistrat sollicité par un « proche » pour l’accompagner et le conseiller dans le cours d’un procès à titre amical ou familial, peut y apporter son concours à la condition qu’elle ne permette pas à un justiciable de se prévaloir de l’appui d’un magistrat « proche » pour peser sur le cours de la justice, que ce soit par oral ou par écrit.” Ou encore : “de même, il veille à ne pas entretenir des fréquentations susceptibles de le conduire à cautionner ou sembler cautionner des activités condamnables.”
*ajout le 15/02/2023 à 10h53
Commentaires
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Avec ce club de tir douteux et les liens entre son directeur et ce procureur, vous avez levé un gros lièvre !
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André Ribes, avec qui j’ai eu l’occasion de travailler, est un personnage particulièrement intéressant.
D’un côté, il est celui qui a mis en oeuvre la procédure “Ras l’Vol” dans les travaux publics suite aux rackets sur les chantiers de la L2, et il a frappé fort, très fort. De l’autre côté, ça.
Je pense que c’est un peu inévitable : impossible dans cette ville de résoudre des problèmes sans être en permanence à la frontière de la légalité, tellement la corruption a tout envahi, à tous les niveaux. Et à trop jouer à la frontière, on finit par la franchir.
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Il était au bord du gouffre et il a fait un grand pas en avant
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Que dire ?
Pour Marsactu bravo merci et encore bravo rien de plus.
Pour SOS Corruption pareil je pense.
Pour les différents protagonistes du dossier, j’espère que l’enquête va être bien complète et surtout menée à son terme. J’ose même penser entrevoir d’autres cas de fuites contrôlées au parquet de Marseille .
a suivre donc !
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Indépendance complète entre “politique et justice”.
Merci et bravo pour votre article et vos investigations ?
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Bonsoir encore bravo pour votre article signe d’un journalisme
independant et de qualite
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Je sais pas pourquoi, ça me donne envie de relire Marseille 73, de Dominique Manotti, un polar très documenté historiquement, mais il y a une histoire de club de tir tenu par un ancien flic qui a un petit air de ressemblance avec ce que nous conte Violette Artaud…
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