[Vivre à Bougainville] Le centre social pris entre des frontières invisibles

Série
le 22 Juil 2017
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À l'aube de l'extension d'Euroméditerranée, le quartier Bougainville est traversé de multiples tensions, entre précarité extrême dans certains quartiers et l'apparente opulence, là où se construisent les nouveaux lieux de vie. Dans ce deuxième épisode de notre série, l'histoire du centre social du quartier, déménagé de Félix-Pyat vers Saint-Mauront, illustre cette dissonance.

Le centre social - Maison pour tous de Saint-Mauront  ( Photo : Violette Artaud )
Le centre social - Maison pour tous de Saint-Mauront ( Photo : Violette Artaud )

Le centre social - Maison pour tous de Saint-Mauront ( Photo : Violette Artaud )

Les grues se sont implantées durablement dans le paysage de Bougainville. Le quartier est en pleine mutation et les projets se multiplient. Le plus conséquent d’entre eux va transformer le paysage. Il s’agit bien entendu du mastodonte Euroméditerranée. L’opération d’urbanisme, lancée en 1995 par l’État et les collectivités locales et dont la première phase s’achève lentement plus au sud, entame actuellement son deuxième acte. Dans ce cadre, un parc de quatre hectares va surgir d’ici 2020, juste derrière la cité Bellevue (aussi connue en tant que “Félix Pyat”, du nom de la rue qui la longe). Cet îlot de verdure [lire ici notre article et notre visite guidée des alentours de ce parc] précédera un autre, de 14 hectares celui-là, la coulée verte des Aygalades.

Autre projet en cours mené non loin de là par la société immobilière Nexity : les “Docks libres”, des logements, bureaux, crèche et résidence hôtelière dessinés par l’architecte Roland Carta dont la deuxième phase sorte en ce moment de terre, une fois de plus sous le nez des habitants de la cité de Félix-Pyat. Le faubourg populaire de Saint-Mauront a lui aussi droit à un projet de renouvellement urbain porté depuis 2009 par les pouvoirs publics. Leur volonté affichée est “d’insérer Saint-Mauront dans la dynamique du Grand Centre-Ville […] améliorer les conditions d’habitats, accueillir de nouvelles populations”, et apporter de “nouveaux équipement pour améliorer les services aux habitants” comme l’indique sur son site Marseille rénovation urbaine.

Tensions autour du centre social

Parmi ces nouveaux équipements apportés par la rénovation urbaine, difficile de louper le centre social Saint-Mauront-National. Inauguré il y a six ans déjà, l’établissement parait encore flambant neuf à côté des tours maussades et délabrées qui l’entourent. Il se trouve précisément au 77 rue Félix Pyat, à la croisée de plusieurs îlots d’habitation. Mais cette structure n’a pas toujours été là et son histoire, comme une petite dans la grande, met en évidence l’une des problématiques de cette rénovation urbaine massive : l’intégration des populations vivant sur place aux projets qui vont modifier leur lieu de vie.

Avant 2011, le centre social se trouvait au rez-de-chaussée du bâtiment A6 de la cité Bellevue, qui compte quelques 2500 habitants, la densité la plus importante du quartier. À Bellevue, cité qualifiée il y a quinze ans de “bidonville vertical”le besoin social est immense. Le réseau de drogue qui y opère induit une tension quasi permanente, les jets d’ordures par les fenêtres et les feux d’objets en tout genre dans la rue n’étonnent plus personne, bien que moins fréquents depuis quelques années. La précarité est chiffrée : le taux de chômage dépasse les 50 %, celui de pauvreté les 80 % et les familles nombreuses sont très représentées.

La question de l’utilité d’un centre social ici ne se posait donc pas. “C’était super, les animateurs du centre faisaient plein de trucs pour nous, ça occupait les enfants et on organisait même des fêtes”, se souvient avec un sourire nostalgique une maman de la cité, venue faire jouer ses enfants aux pieds des tours. “Maintenant les petits voient des choses qu’ils ne devraient pas voir, ils traînent tout le temps dans la rue, nous quand on était minots, c’était pas comme ça, on avait le centre” se souvient Baké, un jeune homme du quartier, en zieutant un enfant de 3 ans seul sur la route. Pourtant, à 400 mètres de là, le nouveaux centre social regorge de jouets. Mais les habitants du parc Bellevue ne semblent pas connaître son existence, ou dû moins, la nier.

Un nouveau centre à cheval sur plusieurs quartiers

Au 77, rue Félix Pyat, le public du centre social n’est en effet plus le même. Selon une étude menée par la structure elle-même, depuis 2013, la fréquentation des habitants de Saint Mauront-National est en hausse. En 2016, ils représentaient 28 % des usagers du centre, qui porte d’ailleurs le nom de ce quartier. La moitié des usagers viendrait tout de même toujours de Bellevue. Mais la volonté de l’équipe est bien de diversifier le public. “Nous ne pouvons pas concentrer tout l’argent public pour Bellevue, il fallait sortir cet équipement de la cité pour qu’il puisse servir au plus grand nombre”, argumente Reda Debache, le directeur du centre social. Une volonté qui s’inscrit également dans celle de la politique de la ville. “Nos cités sont repliées sur elles-même, et par des actions comme celles-ci nous tentons de pousser les habitants à se déplacer”, insiste Arlette Fructus, l’adjointe en charge de la politique de la ville, du logement et de l’urbanisme.

Pour les habitants de Bellevue, dont certains refusent carrément de se rendre dans ce centre, le problème ne vient pourtant pas du déplacement géographique de la structure. “Nous les 400 mètres, y’a pas de problème on les fait ! D’ailleurs, on s’est déplacés un temps”, défend Camila*, née à Félix-Pyat et maman de trois enfants. Mais Camila et ses enfants ont arrêté de se rendre au 77 quand l’équipe gestionnaire du centre social a changé.

Changement de locaux, changement d’équipe

Quand on évoque ce sujet avec l’ancienne équipe, la rancœur n’est jamais très loin. “Ce n’est pas l’éloignement physique qui freine les habitants de Félix-Pyat, c’est plutôt un manque de proximité sociale”, assure Sofiane Majeri, président du centre de 2009 à 2011. Sofiane Majeri a participé au déménagement. Six mois après s’être installé dans les nouveaux locaux, il quittait son poste. En effet, le 1er janvier 2012, la ville de Marseille attribuait une délégation de service public à la fédération Léo Lagrange pour la gestion des locaux, qui sera d’abord une Maison pour tous, avant d’obtenir l’agrément de centre social en complément. Sylvie Carréga, adjointe aux centres sociaux, déclarait à l’époque à propos de ce changement de gestionnaire : “C’est exactement la même chose”.

Un avis que ne partage toujours pas Sofiane Majeri. “C’est sûr que de confier le centre à une grosse structure comme cette fédération c’est rassurant pour les financeurs, mais c’est un apport social différent, qui manque de liens, estime-t-il. La nouvelle structure n’intègre pas les habitants comme nous le faisions à l’époque”. Dans beaucoup d’esprits, en effet, la greffe ne prend toujours pas. “On a l’impression qu’on nous met à l’écart, ils viennent coller des affiches pour les activités insignifiantes et quand il y a des projets intéressants, on ne nous dit rien et c’est les autres quartiers qui en profitent “, s’énerve Camila*.

C’est aussi le sentiment de Vera Tur, directrice de l’école primaire du parc Bellevue. “Ce centre social n’a pas été fait pour les habitants de Félix-Pyat mais pour ceux de Nexity”, proteste cette maîtresse en faisant référence au promoteur qui construit les logements des Docks libres. Personnalité engagée dans le quartier, Vera Tur a aussi travaillé dans l’ancien centre social et regrette aujourd’hui la gestion de la Maison pour tous : “Avec tous les moyens qu’ils ont, cela pourrait être 100 fois mieux, ce centre ne tourne pas à plein régime et pourtant, ce n’est pas la demande sociale qui manque ici.”

Des jouets par milliers

A l’étage de la Maison pour tous Saint-Mauront National, un paradis pour enfant. (Photo: Violette Artaud)

Pour ce qui est du matériel, pas de doute, la Maison pour tous est un paradis pour enfants. “C’est hyper grand, tout neuf, et nous avons plein de matériel !”, s’enthousiasme Chaela, la responsable enfance du centre, en ouvrant fièrement une par une les salles du nouveaux centre. Dans certaines de ces pièces, de grandes étagères regorgent de feutres, de boîtes de Lego, de puzzles, de poupées, de petites voitures… Mais la plupart de ces pièces sont fermées à clef une bonne partie de l’été. “Nous pouvons légalement accueillir 224 enfants par jour mais nous avons une moyenne d’environ 140, annonce Chaela, il y a des délais d’inscription nécessaires pour prévoir les repas par exemple et certaines familles ne les respectent pas, je suis donc parfois obligée de refuser du monde, ici c’est très cadré.”

À côté de la fédération Léo Lagrange qui gère des structures partout en France, le centre social du 143 était une petite structure, presque “familiale”. “Quand on voulait faire un tournoi de foot, on le décidait la veille, on allait acheter 3 coupes et c’était réglé. Maintenant, ils font des réunions, établissent des budgets et il faut attendre trois mois pour faire le tournoi“, compare Sofiane Majeri. Mais ce fonctionnement “familial” a aussi connu des dérives. En 2005, le centre social de Bellevue accumulait une dette de 180 000 euros. “ Il y a eu des magouilles entre les membres du CA et les employés, se souvient Vera Tur, on s’en est aperçus, on a réussi à remettre de l’ordre et en 2011, tout était revenu à la normale.” Dans la foulée, la Ville a quand même préféré attribuer cette délégation de service public à la fédération Léo Lagrange, et ainsi, opter pour un changement radical.

Ce changement, Chaela l’a vécu puisqu’elle était déjà animatrice avant que le centre social ne soit fédéré par Léo Lagrange. “On était en plein milieu de la cité, les vieux venaient nous dire bonjour, se remémore-t-elle en posant la main sur son cœur. Aujourd’hui, il n’y a plus ce lien mais on touche d’autres quartiers et il y a de la mixité sociale “. L’expression que l’on retrouve si souvent sur les plaquettes des projets de rénovation urbaine et dans les discours politique semble beaucoup moins évidente sur le terrain.

Nous devons mener un travail très fin avec les habitants pour créer des liens forts et les intégrer au projet. Sans ça, ce serait un échec“, estime Myriam Mezghiche, sociologue, qui mène pour Euroméditerrannée une étude sur le parc Bellevue. “Dans la cité, la rumeur de la destruction des tours court et le doute d’être mis à l’écart subsiste chez les habitants”, analyse une bénévole d’association qui intervient dans la cité. Derrière ces chantiers et rénovations dont la Maison pour tous est aujourd’hui un symbole fort, les habitants craignent, paradoxalement, d’être davantage exclus.

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