Une exposition fait revivre le quotidien des réfugiés arméniens du camp Oddo

Reportage
le 26 Nov 2022
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L'association pour la recherche et l'archivage de la mémoire arménienne retrace l'arrivée à Marseille, à partir de 1922, des rescapés du génocide arménien dans ce camp situé dans le 15e arrondissement. Marsactu vous propose une visite autour de quatre objets emblématiques qui racontent cette vie entre dureté et résilience.

Astrid Artin-Loussikian et Houri Varjabedian, co-commissaires de l
Astrid Artin-Loussikian et Houri Varjabedian, co-commissaires de l'exposition sur l'arrivée des réfugiés arméniens au camp Oddo à partir de 1922. (Photo C.By.)

Astrid Artin-Loussikian et Houri Varjabedian, co-commissaires de l'exposition sur l'arrivée des réfugiés arméniens au camp Oddo à partir de 1922. (Photo C.By.)

L’espace est contraint, l’ambition, vaste. Avec “Camp Oddo, l’arrivée des réfugiés arméniens à Marseille”, l’Aram – association pour la recherche et l’archivage de la mémoire arménienne – prend ses quartiers à la maison arménienne de la jeunesse et de la culture, rue Saint-Bazile (1er). Et fait revivre le quotidien du camp, le temps d’une exposition passionnante, à voir jusqu’au 14 janvier prochain.

Nous voulions montrer comment, après un tel traumatisme, vient la résilience.

Astrid Artin-Loussikian

“Cette exposition sert, d’abord, à ne pas oublier tous les gens qui ont vécu dans ce camp”, pose Houri Varjabedian, membre de l’association et co-commissaire de l’événement. À ses côtés, Astrid Artin-Loussikian. Présidente de l’Aram, son père Jean Garbis Artin a fondé la structure mémorielle et son frère, Christian, en a longtemps été la cheville ouvrière. Elle complète : “Cent ans après les premières arrivées consécutives au génocide, il s’agit de rendre hommage à ces destins, qu’ils aient passé deux semaines ou deux ans à Oddo. Nous voulions aussi montrer comment, après un tel traumatisme, vient la résilience. En cela, c’est une exposition qui intéresse plus largement que la seule communauté arménienne, et que les seuls Marseillais.”

Marsactu vous propose une visite des lieux en quatre objets emblématiques. Chacun raconte la violence des massacres subis par les Arméniens, leur migration forcée et leur arrivée jusqu’à Marseille. Port d’attache incontournable, à l’accueil plus ou moins bienveillant, qui dirige ces arrivants vers plusieurs camps dans la ville. Dont le camp Oddo qui accueille 5244 réfugiés entre novembre 1922 à avril 1927, sur le site actuel de la station de métro Capitaine-Gèze.

Le tampon encreur

Exposition sur l'arrivée des réfugiés arméniens au camp Oddo à partir de 1922, organisée par l'Aram. (Photo C.By.)

Réplique de tampon utilisé par l’administration française lors de l’arrivée des réfugiés arméniens en 1922. (Photo C.By.)

Les Arméniens, victimes des exactions turques pendant le génocide de 1915, arrivent en 1922 à Marseille, après plusieurs années de périple forcé. Frappés de déchéance de nationalité, ils sont apatrides. Sur une table noire, à côté d’une vieille machine à écrire, l’exposition donne à voir plusieurs tampons encreurs. Libre au visiteur de les essayer. Et de se glisser, soudain, dans la peau d’un agent de l’administration française de 1922. Le plus émouvant clame : “Destination : Marseille. But de son voyage : Il ne peut pas retourner”. La phrase à l’encre noire vient tamponner les quelques documents administratifs dont disposent ces sans-papiers d’alors. Et pose de manière tranchante la réalité d’une arrivée sans retour possible vers un pays perdu.

D’autres tampons attestent d’un débarquement vu par “le commissariat spécial” de Marseille. Ou de l’orientation vers le camp Oddo par le comité de secours aux réfugiés arméniens. Ce comité est créé par Tigran Mirzayantz, un représentant de la communauté arménienne installée alors en petit nombre à Marseille depuis le XIXe siècle. “À partir du début des années 20, avec l’aide de quelques familles, il accueille les gens lui-même. Il les place dans des hôtels meublés du centre-ville et puis il en arrive de plus en plus… C’est lui qui va négocier avec les autorités françaises la mise à disposition du camp militaire Oddo”, retrace Houri Varjabedian.

Le registre d’Alexandre

Exposition sur l'arrivée des réfugiés arméniens au camp Oddo à partir de 1922, organisée par l'Aram. (Photo C.By.)

Projection d’extraits du registre du camp Oddo. (Photo C.By.)

Une belle écriture penchée, des pleins et des déliés, une encre affadie, mais figée pour l’éternité. C’est sans doute l’un des trésors que l’Aram, avec son patient travail de collecte, a permis de préserver. Au mur noir de l’exposition sont projetés, dans un rond blanc, des extraits du registre tenu consciencieusement par Alexandre Arabadjian, secrétaire du camp Oddo de 1922 à sa fermeture en 1927. Ce registre, trop fragile pour être exposé en lui-même, l’association l’a numérisé. Les descendants des réfugiés arméniens passés par Oddo peuvent le consulter en ligne. Astrid Artin-Loussikian sourit :” Il y a quelques jours un curé new-yorkais est venu avec sa sœur. Ils savaient que leur père était passé par Oddo quand il avait 10 ans. Mais ils ont été très émus de voir son nom, et d’autres membres de leur famille, surgir du registre.” 

Un document d’autant plus exceptionnel que, comme le souligne Houri Varjabedian les camps de Mirabeau à Saint-Henri, de Sainte-Anne ou Victor-Hugo, du côté de Saint-Charles n’en tenaient pas. Précieux, le texte l’est pour sa charge émotionnelle, mais aussi pour les informations qu’il recèle. “On y établit le sexe, la région d’origine et la profession de ceux qui arrivent. C’est un vrai recueil sociologique. Et puis, on apprend combien de temps ils restent et où ils partent ensuite”, reprend Astrid Artin-Loussikian. Toutes les familles ne resteront pas à Marseille. Certaines partent pour la région lyonnaise, s’embarquent pour les États-Unis ou Cuba.

Les chaussures de Loutvik

Exposition sur l'arrivée des réfugiés arméniens au camp Oddo à partir de 1922, organisée par l'Aram. (Photo C.By.)

Une paire de chaussures réalisées par un cordonnier, seul bien de famille présenté à l’arrivée au camp Oddo. (Photo : C.By)

De ce camp devenu village d’accueil pour les rescapés du génocide, il ne reste rien. “Pourtant, il appartient au patrimoine invisible de Marseille”, posent les co-commissaires qui voudraient voir fleurir une trace mémorielle, une plaque commémorative, sur le site. Ce camp militaire, édifié sur un terrain appartenant à la société de chemins de fer, a vu passer des prisonniers allemands durant la Première Guerre et des troupes des colonies avant d’être désaffecté. “En 1922 sur ces 40 baraquements, 34 sont affectés aux Arméniens et six aux Assyro-Chaldéens. Le confort y est sommaire. Les familles vivent dans quelques mètres carrés, juste séparées par un drap tendu. Mais elles avaient connu pire que ça”, dépeint Houri Varjabedian. Chaque personne en âge de travailler, vieillards et veuves exceptés, doit s’acquitter d’un loyer de 50 centimes par jour.

La plupart des migrants y arrivent dans un grand dénuement. “Une personne qui vit aujourd’hui sur le boulevard Chave est venue nous voir avec quelques documents. Sa famille arrivait de Trébizonde et plusieurs de ses membres étaient passés par Oddo. Ils n’avaient pas pu amener grand-chose”, prolonge la co-commissaire. À quoi tient la dignité à l’heure de faire l’inventaire de ses possessions ? Parfois à une paire de chaussures. En cuir noir, fermées par deux boutons, avec leurs fines semelles cloutées, elles ont été fabriquées, comme en témoigne la carte de visite qui les accompagne par Loutvik Avédian, cordonnier de son état, pour son épouse. Ces escarpins trotteurs, “seule chose sourcée comme bien de famille à leur arrivée au camp”, trônent désormais dans une vitrine bien éclairée. Témoins fragiles, mais tenaces, comme ces nombreuses photos projetées au gré de l’espace d’exposition qui révèlent le quotidien à la fois dur et très organisé – ici l’école, là la pharmacie – du camp.

Le guide de Marseille

Exposition sur l'arrivée des réfugiés arméniens au camp Oddo à partir de 1922, organisée par l'Aram. (Photo C.By.)

Chaque année un “Guide de Marseille” était édité pour aider les arménophones à s’y retrouver dans la ville. (Photo C.By.)

Comme le rappelle Astrid Artin-Loussikian, le camp n’a qu’une vocation transitoire : “On ne voulait pas qu’ils restent là trop longtemps.” Rapidement, explique celle qui est par ailleurs enseignante d’histoire, la communauté arménienne se structure, s’organise. “Elle essaie de reconstruire ce qu’elle a perdu, autour de l’école, de l’église et d’associations compatriotiques qui se créent alors très rapidement”, détaille-t-elle.

Pour s’entraider, les Arméniens de la ville éditent annuellement ce “Guide de Marseille”, dont Aram possède plusieurs exemplaires. On y trouve un plan où les noms de la rue sont écrits en arménien, la liste des commerçants d’origine arménienne, des nouvelles, des résultats sportifs et même des pubs. Parce que “on ne s’exile jamais par plaisir”, comme le rappelle Houri Varjabedian, il s’agit de “faire revivre le passé”, mais aussi de penser l’avenir. De permettre aux uns et aux autres de trouver un emploi et de partir vivre en dehors du camp. Avec l’espoir d’y bâtir une vie nouvelle.

“Camp Oddo, l’arrivée des réfugiés arméniens à Marseille”, à la Maison arménienne de la jeunesse et de la culture, 12 rue Saint-Bazile (1er), jusqu’au 14 janvier 2023, du mercredi au samedi de 14h à 18h. Entrée libre.

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Commentaires

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  1. Félix WEYGAND Félix WEYGAND

    Superbe avancée dans l’incroyable travail de mise à jour de ce pan très important de la mémoire marseillaise que la famille Artin (et les bénévoles de l’ARAM qu’ils ont su mobiliser) a commencé voici des décennies. (Garbis, Christian, toujours dans nos souvenirs.)
    La découverte et la compréhension de l’histoire des arméniens arrivés à Marseille il y a un (presque) siècle, sont éclairantes pour aujourd’hui. Avec moins de moyens que maintenant, et alors que les cinglés identitaires d’alors étaient tout aussi mauvais et virulents, Marseille a su être le refuge et l’accueil de ceux qui étaient chassés de chez eux par la haine raciste. Et on voit à quel point l’apport arménien est important et riche pour notre identité marseillaise d’aujourd’hui.

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    • Alceste. Alceste.

      Ce sont surtout nos amis Arméniens qui par une excellente éducation, détenteurs de vraies valeurs,un soucis permanent de s’intégrer sans oublier leurs racines, d’apprendre le français, d’avoir compris que l’école était une voie d’évolution et une capacite de travail énorme qui ont permis d’être ce qu’ils sont aujourd’hui.
      Respect et admiration.

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