“La rhétorique « macroniste » pourrait s’attaquer à la mauvaise gestion et au clientélisme”
Michel Samson, journaliste et auteur de nombreuses publications sur Marseille, poursuit sa collaboration avec Marsactu en proposant une série d'entretiens avec des intellectuels sur le contexte politique local. Avec le sociologue Cesare Mattina, il tente de mettre en perspective l'usage à Marseille de deux éléments saillants du macronisme : approche gestionnaire et rhétorique de moralisation de la vie publique.
“La rhétorique « macroniste » pourrait s’attaquer à la mauvaise gestion et au clientélisme”
Cesare Mattina est l’auteur de Clientélismes urbains. Gouvernement et hégémonie politique à Marseille (Paris, Les Presses de Sciences Po). Enseignant en sociologie à l’université d’Aix-Marseille, ce Napolitain d’origine est toujours chanteur de musiques napolitaines. Sa thèse de doctorat portait sur l’influence du « clientélisme » sur le gouvernement urbain à partir des terrains de Naples et Marseille.
Son dernier ouvrage reprend le terme de clientélisme, en le déclinant en plusieurs catégories distinctes (relations interpersonnelles de clientèle, demande sociale de faveurs, métiers d’élu, redistribution des ressources entre groupes sociaux au sein de la ville) et le débarrasse de toute connotation morale. Il montre comment, dans tout système démocratique, les relations entre population, électeurs et élus passent par des mécanismes et des systèmes qu’on analyse trop souvent comme « impurs», alors qu’ils sont un caractère ordinaire (lire son interview dans Marsactu au moment de la sortie de l’ouvrage). On rappellera, chose souvent oubliée, que la relation clientélaire n’est pas un délit pénal au contraire de celui de « détournement de fonds publics », délit pour lequel Sylvie Andrieux a été condamnée.
L’arrivée du « macronisme » à Marseille, qui rassemble au second tour 202 968 voix (64,4 % des exprimés) contre 70 823 (20,4 %) au premier tour, semble surprenante : la ville est réputée fonctionner, plus que d’autres, sur des réseaux généralement appelés « clientélistes ». Cette nouvelle force politique correspond-elle à des changements qui, ici comme ailleurs, viennent de loin ?
J’ai l’impression que le « macronisme » est l’aboutissement d’un vieux rêve centriste et d’alliance avec les courants démocrates-chrétiens de centre-droit fortement pro-européens et « modernisateurs ». Comme celui que réalisa une aile de la SFIO et du PS effectivement incarnée par Gaston Defferre. Sa tentative échouée de la présidentielle de 1965 s’inscrivait dans cette logique. Par certains côtés, la présidence de Giscard d’Estaing ressort aussi de cette filiation. Le projet macroniste porte une critique de la vie politique et des partis traditionnels sous l’angle d’une idéologie forte du néo-managerialisme [1], d’une meilleure gestion des institutions publiques et d’une réduction des coûts de la politique, accompagnée par une rhétorique de moralisation de la vie publique.
Celle-ci est également portée en Europe, même si de façon plus radicale, par les nouveaux mouvements en grand essor en Europe du Sud (Syriza en Grèce, Movimento 5 stelle en Italie, Podemos en Espagne, etc.). Dans le contexte de Marseille, ville qui est soumise à une dénonciation constante de ses mœurs politiques, de l’extérieur comme de l’intérieur, la rhétorique « macroniste » pourrait s’attaquer probablement à la mauvaise gestion et au clientélisme.
Cette réputation déplorable sur ce terrain du « clientélisme », Marseille serait-elle en train de s’en débarrasser ? A moins qu’elle ne soit injustement réputée…
Oui et non… Il y a évidemment des relations clientélaires entre des élus en quête de réélection qui s’appuient sur une demande sociale pressante de biens et de services personnels (emplois publics, logements sociaux, permis de construire, etc.). À Marseille comme partout. Mais il y a aussi des spécificités socio-historiques qui la sortent du lot. Entre 1965 et 1989, aucune autre grande ville française n’a connu une rencontre aussi forte entre une demande d’emplois publics et de logements et une telle disponibilité croissante de ressources de ce type de la part des élus. L’effondrement de l’économie locale traditionnelle (le fameux système industrialo-portuaire) et la sortie des emplois privés est plus forte que dans d’autres villes qui connaissent des processus de tertiarisation (et parfois même d’industrialisation) dans le secteur privé. Résultat de ces mouvements de fond : dans aucune autre ville on n’assiste en même temps à un repli massif de l’emploi privé, et à une grosse expansion démographique. Les créations d’emplois se font essentiellement dans le secteur public (État, collectivités locales). Et Marseille est massivement touchée par les rapatriements successifs du Maghreb entre 1956 et 1962 – ce qui conduit d’ailleurs à la création de logements sociaux à marche forcée.
À cela, il faut ajouter une autre spécificité marseillaise qui ne la rend certes pas « ordinaire » et qui a des effets réels : la dénonciation de Marseille comme ville mal gérée, corrompue et clientéliste est plus forte ici qu’ailleurs. À Marseille tout le monde parle du clientélisme, y compris en admettant ses propres pratiques et parfois les revendiquant. Il faudrait disposer d’analyses comparatives – qui justement n’existent pas -, mais je formule l’hypothèse que dans beaucoup d’autres villes on ne fanfaronne pas sur le fait d’avoir obtenu une faveur par un élu ou de s’être fait « enquiller » à la Ville comme on dit ici. Marseille est constamment dénoncée et elle devient le théâtre et la configuration idéale des entrepreneurs de moralisation. Se souvenir d’Arnaud Montebourg en 2011 lors de l’affaire de la fédération du PS 13, de la pugnacité des magistrats de l’affaire Guérini dont la visibilité s’accroît considérablement à l’échelle locale et nationale s’ils sont dans une démarche de dénonciation. La forte réputation sert aussi aux dénonciateurs…
Tu évoques aussi un lent mouvement vers une gestion plus professionnelle (ENA, Institut d’administration des entreprises… ) de la cité. Peux-tu en donner quelque étapes et quelques figures ? Des moments hauts et des moments bas ?
Le livre magistral d’Alain Garrigou (Le vote et la vertu, presses de la FNSP) montre qu’au moment de l’introduction du suffrage universel masculin en France, les élus doivent se soumettre à un exercice périlleux : chercher la confirmation de leur domination sociale dans les urnes en essayant de recueillir le plus grand nombre de voix auprès des notables électeurs.
Sur la période 1880-1930, Marseille s’insère évidemment dans ce cadre. Depuis les années 1930 on assiste à un développement constant (avec des à-coups) de la remise en question voire de la dénonciation de la mauvaise gestion, du clientélisme et de la corruption. La campagne « Marseille propre » du PCF des années 1930 est puissante contre le pouvoir de Simon Sabiani. La critique de la mauvaise gestion et du clientélisme implicite conduit à la mise sous tutelle de Marseille de la part de l’État en 1938. André Donzel et Pierre Godard, dans Éboueurs à Marseille. Entre luttes syndicales et pratiques municipales, parlent des soucis gestionnaires et de réduction des coûts de la mairie de Gaston Defferre dans les années 1950 et au début des années 1960. Si on retrouve peu de dénonciations et de remises en question de ces pratiques entre 1965 et la fin des années 1970, les choses changent à partir de 1977.
Cette remise en question vient d’abord de l’intérieur de la politique locale. De Gaston Defferre lui-même. Pour se débarrasser de l’ancienne garde des compagnons de la résistance (Charles-Émile Loo, Antoine Andrieux, Irma Rapuzzi, Jean Masse et l’ancien contrebandier Nick Venturi), il recrute à la mairie et au PS des gens plus jeunes, politiques et technocrates, qui prônent une modernisation des pratiques et ont une vision très critique des pratiques clientélaires et de la vieille gestion. Philippe Sanmarco, Pierre Rastoin, des fonctionnaires comme Georges Lacroix (qui s’occupera du service d’inspection des affaires municipales) et d’autres œuvrent à la régularisation, la normalisation des travaux municipaux attribués aux coopératives.
D’autres acteurs et entrepreneurs de la dénonciation des mœurs marseillaises arrivent sur le devant de la scène : la magistrature ordinaire fait éclater au grand jour l’affaire des fausses factures à la mairie de Marseille (1982), l’affaire Urba (1988), les affaires concernant Bernardini à la tête du conseil général (années 1990), puis plus tard les affaires Guérini et Andrieux. La magistrature comptable – Cour des comptes et chambre régionale des comptes (CRC) – pèse aussi avec ses enquêtes sur la mairie ou sur Bernardini. Depuis les années 2000, de nombreuses lettres et rapports, très critiques sur la gestion des collectivités locales, sont médiatisées et disponibles sur le site de la CRC. D’ailleurs le terme dénonciateur de « clientélisme » est largement utilisé dans le débat de la primaire socialiste municipale de 2014. Patrick Mennucci et Marie-Arlette Carlotti deviennent des entrepreneurs de morale contre le clientélisme. Et la presse, locale et nationale, fait émerger les problèmes avec ces dernières années un essor intéressant de la presse indépendante (Xavier Monnier et Bakchich, Le Ravi, Marsactu).
Tu laisses entendre que la continuité est forte, sur ce terrain de la gestion locale, entre Defferrisme, Vigourisme puis Gaudinisme…
Il y a des continuités et des discontinuités entre les trois. Je n’ai pas l’impression que le propre de la politique de Gaudin soit une gestion technocratique d’excellence de la ville : l’affaire des écoles de l’hiver 2015-2016 en dit long, comme celles des bibliothèques aux horaires restreints. Et les hôpitaux dans lesquels les embauches d’emplois précaires se font dans une logique clientélaire du « père en fils » et des amis gérés par le syndicat FO, comme dans le ramassage des ordures ou l’entretien des espaces verts. Tu en avais parlé avec Péraldi dans Gouverner Marseille.
Des volontés gestionnaires se sont manifestées sous Defferre et Vigouroux par deux volets : des restrictions budgétaires comportant la limitation des embauches – Defferre entre 1953 et 1965, puis vers la fin des années 1970 ; et le lancement par Robert Vigouroux d’Euroméditerranée, une opération de projet urbain et d’intervention forte de l’État pour la relance de l’économie. Dans les archives municipales sous Vigouroux (que j’ai pu consulter lors de ma thèse) j’ai constaté que le cabinet du maire répondait de moins en moins aux demandes sociales de services privés et personnels venant de la population et des élus municipaux.
Je pense que depuis 1953, la ville a été dirigée par ce qu’on peut désigner comme un courant démocrate-chrétien. Defferre se fait élire en 1953 avec une partie de la droite alors que le PCF est majoritaire. Ce protestant athée est opposé aux « extrêmes », le communisme d’un côté, et plus tard, de l’autre côté les partisans de l’Algérie française. D’ailleurs il avait confié ses biens à Germaine Poinso-Chapuis quand il est passé dans la clandestinité en 1943. Gaudin, impressionné par la même Poinso-Chapuis qui fut une représentante nationale majeure de ce courant, suit ce chemin. Le courant Macron, lui-même inspiré par ces idées-là, aurait ainsi capté une part des militants de ces idées et en serait alors une sorte de réincarnation au XXIe siècle ?
Je ne sais pas si on peut parler d’un courant démocrate-chrétien. C’est une hypothèse intéressante, mais elle reste à démontrer en travaillant sur le MRP de l’époque, sur ses élus, sur les courants du christianisme à Marseille. De surcroît, les démocraties chrétiennes européennes – et donc aussi la française – sont très hétérogènes, allant des mouvances les plus conservatrices (à la fois du point de vue des courants de l’église et des courants politiques) aux plus progressistes et de gauche. En tout cas, c’est vrai que le pouvoir defferrien à Marseille choisit pendant longtemps (comme Nantes ou Besançon) cette position centrale. En même temps, je trouve que Gaudin ne rentre pas complètement dans ce schéma, car ses réseaux catholiques et son positionnement politique (ainsi que ces politiques urbanistiques) sont beaucoup plus de droite que centristes. Pour voir si la victoire de Macron entre dans ce schéma, il faut déjà attendre les prochaines échéances électorales…
[1] Le néo-managerialisme (New public management en anglais), pointe l’inefficacité des appareils administratifs. Il se propose d’y remédier en appliquant des modes de gestion propres aux entreprises du secteur privé.
Commentaires
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J’aime beaucoup la dernière réponse, qui en quelques lignes “situe” très clairement Gaudin sur l’échiquier politique. Lui qui voudrait se montrer comme un démocrate-chrétien bon teint est bien plus à droite qu’on ne le pense. Bigoterie ordinaire, mépris des quartiers déshérités (quels transports, encore aujourd’hui, pour les quartiers nord ?), aucune autre compréhension de l’économie que celle de créer des machines à sous (casinos, grands événements, centres commerciaux), vivement que ça change!
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Un autre point que je trouve intéressant dans cette analyse c’est de référer (sur la critique des “mauvaises manières” de nos classes politiques méditerranéennes) le succès d’En Marche ! à une réaction de la société qui peut aussi bien se retrouver chez Syrisa que chez Podemos.
Bien entendu on trouvera une continuité plus grande les mouvements Grec et Espagnol avec la LFI en France. Mais qu’on l’exprime par le souci de justice sociale (avec une rhétorique néo-gauchiste) ou par le souci de bonne gestion (avec une rhétorique managériale), le raz-le-bol qui s’exprime reste le même : c’est la mauvaise gestion publique qui crée la rareté des ressources (emplois, appartements, places de crèche, subvention aux associations, etc.,) dont la gestion discrétionnaire par les politiciens locaux crée l’offre et la demande de relations clientélistes.
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Si on cherche un équivalent de EM au delà des Pyrénées ciudadanos semble beaucoup plus plausible que podemos.
Le premier est centristes avec comme thème le pragmatisme, l’unité espagnol et la moralisation de la vie politique. Tandis que le deuxième sorte de mixte de nuit debout et france insoumise porte un discours de gauche et de revendications sociales.
Enfin ce que je dis semble tellement évident qu’il est possible qu’un sens caché m’échappé.
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Encore un bel entretien, qui démontre bien d’une part qu’il est possible de penser le politique sans anathème et sans moralisme, et deuxièmement que le point de vue de la “longue durée” est très pertinent. Pour alimenter la discussion, je ferais deux réserves : d’abord je ne suis toujours pas convaincu lorsque cesare “persiste et signe” sur la singularité marseillaise en matière de gestion clientélisme. Ce pour une raison simple, c’est que nous ne disposons pas d’un ensemble étoffé et documenté de travaux de recherche en la matière, et encore moins sur la période considérée ! Quand nous sommes allés ( Samson et moi) à Lille discuter comparativement de sociologie de Lille et sociologie de Marseille, nous avons bien vu l’immense chantier que pourrait être un vrai travail comparatif sur ces villes qui ont par ailleurs plein de points communs, y compris la longue durée des réseaux PS ! Quand nous avons voulu comparer Marseille d’un point de vue socio-démographique, avec de simples données INSEE, on a fait apparaître que Marseille a plus de points communs avec la Seine Saint Denis qu’avec Toulouse, Lyon, Paris, etc…. Ou est le travail qui nous décriraient les mondes de gestion et de développement des communes de banlieue parisienne (Balkany ? Dassault ?) y compris ces communes longtemps fiefs du PC ! Je suis persuadé qu’on y verrait apparaître plein de mises en perspective possibles….
La seconde raison de mon scepticisme sur la singularité marseillaise tient encore à la dimension sociologique : comme le dit et le montre Cesare dans son bouquin, le clientélisme à Marseille y est d’abord une affaire de “couches moyennes”. J’ajouterai, des couches moyennes improductives ( ce n’est pas une insulte, juste une position dans les activités économiques d’une ville : ce sont des gens qui ne produisent ni ne font produire des richesses ou des marchandises) et rentières ( là encore pas d’insulte, on se calme : Marseille est une ville sociologiquement caractérisée par l’importance des petits propriétaires occupant leur logement). Cette caractéristique est largement partagée avec d’autres villes, en France et en Europe (au fait, je vous écrit de Palerme !). Le problème c’est bien la difficulté à donner consistance culturelle et sociale à ces “couches moyennes”, entre autre raison parce qu’elles s’auto-définissent les unes -fractions- contre les autres et le politique de ce point de vue est à Marseille un enjeu de “luttes de place” dans ces petits mondes : la gestion urbaine est dominée depuis Defferre par des “parvenus”, employés, petits cadres qui ont par le politique fait promotion sociale, contre les “technocrates” qu’on a vu arriver dans les années 50, et aujourd’hui les “créatifs”, sans parler des “entrepreneurs” qui sont aussi présents dans ces mondes, même minoritaires. Il serait très intéressant de relire une série de thèmes ( la dénonciation de la “mauvaise” gestion, le “vide culturel” de la ville, etc…) à la lumière de ces “luttes de fractions internes à la néo bourgeoisie qui, comme bloc, gouverne la ville depuis l’après guerre…..
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Merci pour ce complément archi-intéressant, et au passage je recommande à tout le monde votre petit livre de sociologie de Marseille 😉
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Un “gros article” sur Marseille dans le Guardian d’hier https://www.theguardian.com/cities/2017/jun/08/corrupt-dangerous-brutal-poor-marseille-future-france
Avec cette citation de Philippe Pujol sur le clientélisme et la médiocrité : “The idea is that nothing works. Because if nothing works, then you have to redo it.” This culture of “mediocrity” runs right up to, in his opinion, the people dispensing the patronage. “That’s why our city doesn’t progress, because the politicians – especially post-Gaudin – have a need for mediocrity. They know that if the city ever went up a gear, they’d be dumped.”
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