La grande Invasion! au théâtre de la Criée
La grande Invasion! au théâtre de la Criée
Entretien avec Michel Didym, metteur en scène d’ Invasion ! et directeur du théâtre de la manufacture à Nancy.
Michel Didym, vous avez mis en scène Invasion !, la pièce d’un jeune auteur suédois, Jonas Hassen Khérimi. L’intégralité de la pièce a pour fil rouge un certain Abulkassem, nom étrange qui revient sans cesse. Quel est cet objet théâtral non identifié ?
Invasion ! démarre par une fresque théâtrale inspirée des Mille et une nuits, avec l’entrée en scène d’un corsaire arabe du XVIIe siècle, Abulkasem. Lorsque la pièce bascule dans le monde contemporain, le mot perdure avec des sens différents. Il devient une espèce de Ben Laden, l’auteur de tous les maux. Une pénurie d’épices ? Abulkasem est le coupable désigné. Un problème financier ? Abulkasem est responsable. Une recrudescence des viols ? Encore Abulkasem ! Il est le bouc émissaire, l’ennemi public numéro un qui doit comparaître devant la société et les responsables politiques.
L’auteur Jonas Hassen Khérimi a écrit son texte en s’inspirant en partie de sentiments intimement et personnellement vécus, ce qui lui confère un ton juste. Invasion ! est-t-elle une pièce engagée ?
En effet l’auteur a beaucoup de mal à avoir une existence « normale ». Malgré une mère suédoise, on le renvoie sans cesse à ses origines, ou plus précisément à celles de son père, immigré tunisien. On ressent tout cela dans la pièce sur laquelle nous avons d’ailleurs travaillé ensemble. Mais au-delà de ça, Invasion ! est une comédie politique qui aborde le choc des cultures, les problèmes d’identité.
Le sujet est sérieux, la mise en scène humoristique, même si parfois nous sommes partagés entre l’envie de rire et un sentiment de malaise profond. Est-il pertinent d’aborder des sujets aussi graves avec dérision ?
Je pense surtout que j’ai choisi mon camp, entre politique et esthétique, sur la façon de raconter des histoires, mais aussi sur la façon d’organiser ma vie. Humour et qualité de vie sont indissociables. De plus, je trouve qu’il y a beaucoup d’élégance dans le fait d’aborder des sujets graves par le rire. Et une réelle prise de risque. Sans humour, on n’arriverait pas à déranger les gens. Anton Tchekhov a écrit des comédies sur des thèmes affreux, Samuel Beckett a écrit En attendant Godot, une pièce terrible où l’ont rit beaucoup. Dans la mise en scène d’Invasion !, il y a de l’humour, mais aussi un rapport au corps important avec de la danse, de la musique… Je réalise d’abord un spectacle, ensuite une communication intellectuelle et politique.
La pièce doit-elle rester de l’ordre du divertissement ?
-Il s’énerve – Je n’aime pas ce mot ! En Afghanistan, certains se divertissent en regardant une femme se faire lapider. En Irak, assister à une pendaison est aussi un divertissement. Moi je situe mon spectacle ailleurs, je fais prendre conscience aux gens de certains problèmes.
L’auteur de la pièce est suédois, celle-ci se déroule entièrement en Suède, mais le thème semble transposable en France, avec le débat sur l’Identité nationale, les innombrables lois sur le voile, la circulaire sur les étudiants étrangers, les petites phrases, comme la dernière en date, celle de Claude Guéant sur les civilisations qui ne se vaudraient pas…
Rien à voir avec la France ! Mais si bien sûr, je pense bien évidemment le contraire… Mais je ne me mêle pas de politique, cela n’est pas mon travail. Mon travail est plus celui d’un président d’université qui orienterait ses chercheurs, je me garde bien d’intervenir directement sur leurs propos. Mais c’est vrai que la pièce est transposable en France : on examine à la loupe la situation suédoise, on établit ensuite des parallèles avec la situation française. Si la mise en scène avait été française, cela aurait donné lieu à du théâtre d’exposition, un genre qui me déplaît. Mais plus généralement, la pièce est adaptable à l’ensemble des sociétés occidentales.
L’une des scènes finales de la pièce frappe particulièrement, lorsqu’une traductrice déforme les propos d’un cueilleur de pommes immigré pour le faire passer pour un extrémiste dangereux. Cette scène-sans être la seule- ne montre-t-elle pas une mauvaise foi ancrée dans nos sociétés occidentales, celle des politiques qui manipulent la peur des gens à des fins électorales, celle des peuples aussi, qui se laissent volontiers berner par paresse intellectuelle ou par manque de discernement?
La peur constitue une manne économique mondiale, avec un commerce en pleine expansion : le secteur de la protection civile, l’armée, la police… En France le niveau de peur atteint les cinq A ! Regardez, en Alsace les gens vont voter massivement pour l’extrême droite pendant quarante ans. Et pourquoi ? Parce qu’ils ont peur que les arabes les envahissent, après avoir vu une unique mosquée dans Strasbourg. Ils éprouvent un réel sentiment d’invasion, très puissant. Invasion renvoie à ces angoisses abominables, à la méfiance des autres civilisations et des autres cultures. J’utilise une métaphore dans la pièce, une boule rouge qui grossit, prend de l’ampleur, tandis que l’on a de plus en plus de difficultés à la manipuler, à la maîtriser. Il s’agit là en quelque sorte de la peur des gens, justement, qui ne savent pas comment la gérer. Et pourtant… On élimine Ben Laden et on se rend compte que les problèmes de l’Afghanistan persistent, que celui de l’Irak n’est pas résolu. Idem pour les problèmes entre Israël et la Palestine, abordés dans le spectacle. On n’a pas souvent de débats de cette hauteur dans nos sociétés. On constate souvent une mollesse intellectuelle sur ces sujets-là, alors que je pense que l’on peut dire la vérité de façon objective. A Marseille, beaucoup de gens possèdent la double nationalité, le sujet intéresse. Je suis très heureux de constater que la pièce peut ouvrir un grand débat.
Invasion ! est à découvrir ce soir, vendredi 10 et samedi 11 février à 20 h, au Grand théâtre de la Criée. Il reste des places. Renseignements et réservations au 04 91 54 70 54.
http://www.youtube.com/watch?v=z53OFps5U9Q&feature=player_embedded
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