Coupure
A la ferme des Caillols, la guerre des maraîchers pour un lopin de terre
A la ferme pédagogique le Collet des Comtes (12e), les deux agricultrices se divisent sur la base d'un contrat de délégation de service public déséquilibré. Depuis l'automne, l'une des deux exploitantes a coupé l'eau à sa collaboratrice. La Ville de Marseille fait preuve d'apathie en invoquant un litige privé.
Les maraîchers cultivent la terre de la ferme du Collet des Comtes, aux Caillols.
Boulevard des libérateurs aux Caillols (12e), la ferme pédagogique le collet des Comtes offre une parenthèse de verdure et de terre remuée au cœur de l’espace urbain. Les maraîchers, Armelle Debroize et Franck Goasampis, arrivent chaque jour en tramway depuis la Plaine pour cultiver leur parcelle de 4000 m2. Des agriculteurs urbains, comme il en existe quelques-uns à Marseille. “Le matin, on arrive vers 7h30… On n’est pas des lève-tôt”, plaisante la maraîchère en débarrassant énergiquement une des 46 rangées de plantation des brindilles et des branches mortes qui l’étouffent. Avec celles du Roy d’Espagne (9e) et de la Tour des Pins (14e), le collet des Comtes est la troisième ferme pédagogique marseillaise destinée à perpétuer une tradition agricole en la faisant connaître au public.
En mars 2011, la Ville de Marseille a établi une délégation de service public (DSP) pour une durée de sept ans. Ce contrat a pour objet la gestion et l’animation de la ferme, ancienne bastide, avec une partie maraîchage – certifiée bio – et une partie axée sur la présence d’animaux à but pédagogique (chevaux, moutons, lapins, volailles…). Le contrat stipule que la délégation est obligatoirement assurée par deux personnes. En l’occurrence Emma Crochemore, la “délégataire en titre” qui s’occupe de la ferme et Armelle Debroize, désignée comme collaboratrice en charge du maraîchage.
Emma Crochemore reçoit chaque année une subvention de 30 000 euros de la Ville tandis que les deux agriculteurs vivent uniquement de leur production de fruits et légumes vendue en stand, d’avril à décembre, directement à la ferme ou auprès de magasins bios. Mais depuis plusieurs années, les deux exploitants se déchirent, comme l’évoquait le journal CQFD dès l’année 2013. Le point d’orgue a été atteint cet automne, lorsque l’eau a été coupée par Emma Crochemore. Une situation relayée début février par La Marseillaise.
Derrière la clôture verte censée protéger les plantations des errements dévastateurs des bêtes, des échos proviennent de la cour de la ferme, plongée dans la lumière du soleil bas d’un après-midi d’hiver. Le loquet de la barrière reste ouvert, mais un mur de froide hostilité s’est érigé entre les deux voisins. Car quelques mois seulement après le début de leur prise de fonction partagée, Emma Crochemore souhaite le départ des maraîchers avec lesquels elle a pourtant travaillé durement pour candidater à l’appel d’offres.
“Sans droit ni titre”
Un an après le début de leur partenariat acté le 25 mai 2011, Emma Crochemore dénonce leur collaboration. “Des sans droit ni titre” nomme-t-elle aujourd’hui ses voisins avec un dédain certain. “J’ai besoin de ce terrain. Je n’ai aucun intérêt à le voir occupé. Armelle Debroize se contente de vendre ses légumes et fait comme si elle était chez elle. Je croyais qu’on était une équipe, on devait travailler ensemble, il ne devait pas être question de clôture”. Elle assure qu’elle dispose déjà de toute la main-d’œuvre nécessaire pour les remplacer. De leur côté, les maraîchers l’accusent de les priver de toute information. “Nous ne sommes jamais prévenus de la tenue de réunions relatives à l’animation de la ferme” déplorent-ils. L’une des missions de la délégation est pourtant de faire découvrir aux enfants la culture maraîchère.
Au départ, rappelle surtout Franck Goasampis, “le contrat prévoyait que nous devions obtenir en tout plus d’un hectare”. De fait, il est écrit sur le contrat qu’en plus des 4000 m2, une portion aujourd’hui en friche de 7000 m2 doit être mise à disposition “du délégataire”. Un document destiné à la mutualité sociale agricole (MSA) signé en mai 2011 par l’ancienne adjointe déléguée aux espaces verts Laure-Agnès Caradec (LR) attribue les deux parcelles à Armelle Debroize. “Mais la Ville n’a jamais fait les travaux d’aménagement nécessaires et de toute façon Emma Crochemore s’est opposée à l’obtention de la deuxième parcelle, en nous disant que nous n’en avions pas besoin”, déplore le maraîcher.
Médiatrice rurale
Très vite, moins d’un an après le début de la DSP, face à un dialogue devenu impossible, le couple de maraîchers fait appel à une médiatrice rurale de l’association Solidarité paysans Provence Alpes. Celle-ci ne parvient pas à renouer le dialogue et pointe le “déséquilibre” de la DSP qui, en établissant le contrat au nom d’une seule des parties – Emma Crochemore -, fragilise la situation d’Armelle Debroize, seulement mentionnée sous le terme imprécis de “collaboratrice”. En juin 2012, elle écrit ainsi à Laure-Agnès Caradec :
Ce déséquilibre place ainsi Mme Debroize dans une position précaire. Mme Crochemore en profite pour s’octroyer le droit de lui demander de quitter les lieux ce qui n’est nullement prévu par la délégation de service public. […] Mme Crochemore, n’étant nullement propriétaire des parcelles en cause, n’a pas le pouvoir de reprendre les parcelles à son profit de façon unilatérale et sans indemnité.
L’adjointe aux espaces verts se prononce par courrier quelques mois plus tard en arguant qu’il s’agit là d’un “litige d’ordre strictement privé” et assure son impossibilité à intervenir. Contactée, l’élue n’a pas retourné nos appels.
“Sur les genoux”
Malgré l’ambiance exécrable qui règne sur la ferme, le couple s’accroche. Par passion. Pas question de capituler avant la fin de la DSP prévue en mars 2018. Pour en arriver là, il a fallu investir 15 000 euros en matériel et travailler d’arrache-pied. “Au bout de la première année, on était sur les genoux. Après, on s’est mieux organisés !” se remémore Armelle Debroize en inspectant attentivement des salades. Mais le couple d’épicuriens ne regrette rien. Avant de devenir agriculteurs dans le sud de la France, ces Bretons faisaient tout autre chose. Franck Goasampis était électricien, Armelle, elle, dessinait les plans d’évacuation des bâtiments à destination des sapeurs-pompiers. Ses yeux clairs s’illuminent lorsqu’elle évoque un rêve d’enfance : “J’ai toujours eu un potager que j’aimais partager”.
Alors ils résistent. Les recours déposés par Emma Crochemore pour demander l’expulsion des maraîchers se succèdent, presque aussi régulièrement que le cycle des semences. Le premier en 2013, auprès du tribunal de grande instance qui se déclare incompétent. Le second, environ un an après auprès du tribunal administratif. Celui-ci rejette la requête d’Emma Crochemore estimant qu’il n’y a pas lieu d’expulser la maraîchère. “C’est logique, estime Armelle Debroize. Seul le propriétaire des terrains peut nous expulser et en l’occurrence, il s’agit de la Ville !”.
Début 2015, un troisième recours est déposé. “Si je n’ai pas de pouvoir sur le terrain, je suis la seule responsable du bon fonctionnement de la délégation face à la Ville. Et le contrat précise que je peux changer de collaborateur s’il est remplacé dans les 6 mois” lance Emma Crochemore. En réalité, la DSP évoque bien un éventuel départ du collaborateur mais sans préciser si le délégataire a un pouvoir de révocation sur lui. Mais pour le couple, l’action la plus violente demeure ce jour d’octobre 2015, où l’eau leur a été coupée par Emma Crochemore. Celle-ci ne s’en cache pas : “Je ne vois pas pourquoi je partagerais mon eau !” s’agace-t-elle.
Asséchés, les maraîchers travaillent au ralenti. Eux ne comprennent pas, car le contrat de la société des eaux de Marseille a été établi à leur nom en 2011, jusqu’à l’intervention un jour, assurent-ils, d’une technicienne du service espaces verts qui l’aurait transféré à leur voisine. Depuis, ils arrosent les parcelles à l’arrosoir, plant par plant. Un travail de Romain. “Heureusement, il y a quelques arrosages naturels, assurés par la pluie, et quelques plantes hibernent. Mais nous avons besoin d’eau sous pression et là, nous risquons de perdre une partie de notre récolte printanière (artichauts, petits pois, salades, aubergines, etc)… Dans un mois et demi, nous craignons la sécheresse”, se désole Franck Goasampis. Des voisins ont proposé de mettre une citerne à leur disposition, mais cela ne résoudrait pas le problème. “Je croyais que Manon des sources, c’était une autre époque”, glisse Armelle Debroize, un petit sourire navré en coin.
Courrier du maire
Bien sûr, ils ont alerté la Ville, et notamment la nouvelle adjointe déléguée aux espaces verts Monique Cordier. Après plusieurs demandes d’entretien restées sans suite et des promesses vaines de régler le conflit, le maire Jean-Claude Gaudin leur a adressé un courrier le 5 février dernier. Il enjoint son adjointe Monique Cordier “de prendre l’attache de ses services pour faire un point précis sur ce dossier épineux” et assure qu’un entretien leur sera accordé dans les plus brefs délais. Depuis, les deux agriculteurs ne peuvent qu’espérer, enfin, une intervention de la Ville. “Ce que l’on revendique, clame Franck Goasampis, c’est uniquement notre droit à travailler et ne plus subir les errements de ce contrat qui nous a mis à la merci d’une personne qui se donne des pouvoirs qu’elle n’a pas”. L’adjointe aux Espaces verts, elle, n’a pas répondu à nos appels.
Pour tenir, Armelle Debroize et Franck comptent sur des soutiens nombreux. Plus de 2600 personnes ont signé la pétition mise en ligne le 6 février en partenariat avec la Confédération paysanne et Solidarité paysans. Une action symbolique se prépare également. Armelle Debroize désigne, par-delà leur champ, un point dérobé à la vue par des buissons et un lotissement. Le canal de Provence. “Courant mars, on prévoit une mobilisation avec tous nos soutiens. Nous ferons une chaîne humaine où l’on se passera des seaux d’eau”. De quoi peut-être, éteindre le brasier qui consume lentement la ferme du Collet des Comtes.
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