[Été 73, crimes racistes en série] Chronologie d’une vague de haine

Série
le 18 Août 2023
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À partir d'août 1973, Marseille est le théâtre d'une série de meurtres racistes. Ces évènements sanglants coûtent la vie à au moins 17 personnes en quelques mois. Pourtant, cette histoire peine à s'écrire. Un demi-siècle plus tard, Marsactu replonge dans cet été meurtrier. Premier épisode, retour sur les faits.

Montage tiré d
Montage tiré d'images d'archives, dont les visages de trois victimes : Saïd Aounallah, Lounès Ladj et Ahcène Idjeri. (Montage : Marsactu)

Montage tiré d'images d'archives, dont les visages de trois victimes : Saïd Aounallah, Lounès Ladj et Ahcène Idjeri. (Montage : Marsactu)

Cela paraît un autre temps et pourtant cet écho lointain offre une troublante résonance avec l’actualité. Il y a 50 ans, quasiment jour pour jour, Marseille était traversée par une vague de crimes racistes qui a plongé la ville dans des mois de violences et de peur. Cette histoire enfouie ressurgit régulièrement au fil des enquêtes journalistiques ou sociologiques. Les noms des victimes, leur nombre même, a du mal à s’imposer comme des faits historiques, objectivés par un travail de recherche.

Dans la postface de son roman Marseille 73 (Equinoxe – Les Arènes), l’écrivaine Dominique Manotti, évoque une “quinzaine de morts”. Autrice d’une thèse sur le sujet, la sociologue Rachida Brahim, dénombre 17 victimes, entre le 26 août 1973 et le 14 décembre, date à laquelle le consulat d’Algérie est frappé par un attentat qui fait quatre morts. “Dans la région, en croisant les archives de la presse et celle de la préfecture, on comptabilise une cinquantaine d’agressions et 17 morts”, écrit la chercheuse.

En 2006, dans son documentaire Marseille 73, la ratonnade oubliée, le journaliste Morad Aït-Habbouche, liste quant à lui 11 morts durant l’été, à Marseille et dans sa région. Les victimes de cette “flambée raciste” sans commune mesure restent encore aujourd’hui sans visage, sans histoire, sans hommage.

La tragédie du bus 72 comme déclencheur

La notion de vague ou de flambée évoque un phénomène qui connaît un début soudain, une brusque accélération, avant de diminuer, peu à peu. À Marseille, à l’été 1973, la tragédie du bus 72, le 25 août 1973, constitue un tournant. Dans l’après-midi, boulevard Françoise-Duparc, près de la Timone, Salah Bougrine, un Algérien installé à Nice, poignarde à mort Émile Gerlache, le chauffeur de bus, et blesse cinq passagers.

Son état de démence est avéré. Il est déclaré irresponsable par trois experts judiciaires en février 1974. Mais le fait-divers provoque un émoi considérable et déclenche, presque aussitôt, une campagne raciste et xénophobe, notamment orchestrée par Le Méridional, “grand quotidien d’information indépendant”, clairement marqué à droite.

L’éditorial signé par Gabriel Domenech, son rédacteur en chef, est entré tristement dans l’histoire. “Assez, assez, assez !”, titrait-il en annonce de l’anaphore qui rythmait son propos :

“Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens”.

Plus loin, il s’interroge : “Jusqu’à quand ? Et qu’attend-on pour faire quelque chose, nous le demandons une fois de plus ? Ne comprendra-t-on que trop tard en haut lieu que tout cela risque de finir très mal ?” L’éditorial fait grand bruit. Ce que le futur cadre du Front national fait semblant de redouter déferle alors sur la ville. Un comité de défense des Marseillais (CDM) se crée dans la foulée du fait-divers. Constitués de cadres du Front national, alors encore groupusculaire, ils se réunissent dans le café d’un certain Théo Balalas, rapatrié d’Algérie et ancien de l’OAS, militant du FN qui deviendra par la suite un cadre local du Parti socialiste.

La campagne orchestrée à droite

La manifestation qu’il prévoit de tenir le jour-même des obsèques du traminot est finalement interdite par le préfet de police de l’époque. Mais le comité de défense tient tout de même une réunion publique, place de la Bourse au cours de laquelle ses militants récoltent 3000 signatures contre “l’immigration sauvage et incontrôlée”, comme le rapporte le journaliste du Méridional, dépêché sur place. Citée par Rachida Brahim, une note des renseignements généraux, conservée dans les archives, fait état de 150 personnes présentes.

Les deux autres quotidiens locaux marqués à gauche, La Marseillaise et Le Provençal ne font pas état du rassemblement. Dans les colonnes de ce dernier, “quotidien des patriotes socialistes et républicains”, propriété du député-maire Gaston Defferre comme Le Méridional, le CDM est à peine mentionné en brève, sous un article consacré à “l’horrible tuerie du 72”.

Risque d’embrasement

Les autorités s’inquiètent de ce risque de flambée. Dans le livre tiré de sa thèse, La race tue deux fois (éditions Syllepse), Rachida Brahim cite abondamment les télex que le commissaire central envoie au préfet de police pour l’alerter, non sans y aller de son propre commentaire :

“Il ne fait pas de doute que le crime commis hier à Marseille va polariser des mécontentements qui, depuis quelque temps, s’exprimaient régulièrement, et va braquer l’attention sur l’existence de cette colonie nord-africaine proliférante qui a déjà ses règles de comportement, ses mœurs, son quartier, presque ses lois et dont les membres fournissent régulièrement aux comptes rendus de la police l’essentiel de leur substance. Il ne faudrait pas une campagne de presse bien longue, ni bien chaude, pour surexciter les esprits. Des mesures de surveillance ont été prises à l’intérieur et à la périphérie du quartier arabe.”

Dans un communiqué, le préfet de police, René Heckenroth, exhorte ses concitoyens à faire preuve “de calme et de dignité face à la campagne de haine qui essaie de dresser face à face les deux communautés”. L’appel au calme et les mesures de surveillance n’ont que peu d’effets.

Deux premiers morts dans les heures qui suivent

Le dimanche 26 août, le corps sans vie de Saïd Aounallah est retrouvé gisant à proximité du dépôt de bus de Bougainville. “Sur les lieux, les policiers ont découvert cinq douilles de 22 long rifle“, peut-on lire dans un article identique, en page deux du Provençal et du Méridional. Le “drame mystérieux” n’est relié en rien aux évènements de la veille. En revanche, l’article mentionne que la victime a passé les “deux dernières nuits de sa brève existence” à l’asile et qu’il était considéré “comme un violent” pour avoir frappé sa femme.

La même nuit, sur le Vieux-Port, un jeune homme de 21 ans, Abdel Wahal Hemadan, est retrouvé, vraisemblablement roué de coups. Sa mort est mentionnée dans une cascade de brèves du Provençal, le 31 août, en même temps que le décès de Saïd Ghilas, attaqué sur le chemin de son travail, à l’Estaque. Dans la brève suivante, le quotidien fait état d’un “incident mystérieux” commis à la Ciotat. Un cocktail molotov est jeté sur une résidence de travailleurs algériens. “Acte de vengeance de la part d’un coreligionnaire ? (…) Acte dû à de mauvais plaisants, s’interroge le journaliste. La gendarmerie de la Ciotat a entrepris une enquête”.

16 ans, victime d’un commando armé

Le 28 août, c’est Lounès Ladj, un adolescent de 16 ans, qui tombe sous les balles d’un commando réparti dans deux voitures qui vient l’abattre à proximité de la cité provisoire de La Calade où il vit avec sa famille. Visé une première fois par un tir de revolver, il est achevé de deux balles dans la tête, comme le rapporte Le Provençal qui ne met pas en avant le caractère raciste de l’exécution. “La campagne raciste menée par divers groupes fascistes de Marseille soutenue dans les colonnes du “Méridional” aurait-elle hélas porté ses fruits ?”, s’interroge La Marseillaise, le 30 août.

Le Méridional se plaît à souligner en titre que la victime “est un petit délinquant”, poursuivi pour “vol de cyclomoteurs, de voitures et de diverses marchandises”. En appel de une, le quotidien reprend le “Assez” de sinistre mémoire et met sur le même plan un viol à Manosque commis par “sept Algériens” et l’agression deux autres “dans la banlieue de Marseille“.

Cette vague de violence ne se borne pas à Marseille. Un peu partout dans les villes et villages environnants, des Nord-Africains, comme on les appelait alors, sont la cible d’attaques racistes. À Peyrolles, Hammou Mebarki, est retrouvé blessé après une altercation avec son patron. À Ollioulles, à Sénas, des groupes s’arment “avec mitraillettes et fusils à répétition“, témoignent les documents d’archives préfectorales compulsés par Rachida Brahim.

Le vide sidérant de la réponse judiciaire

Mais en réalité, cet été-là, les violences racistes ne débutent pas avec la mort du traminot marseillais. Le 16 août, la presse relate déjà une “rixe mortelle au vallon des Tuves” que La Marseillaise décrit d’emblée comme un “drame raciste“. Le 24 août, le corps criblé de balles de Rachid Mouka, 25 ans, est retrouvé dans une carrière de l’Estaque. “Un règlement de comptes“, croit savoir le quotidien communiste qui cite une source policière et prévient : “L’affaire s’avère difficile. Rachid Mouka n’étant pas connu des services de police. Par la suite, en septembre, à Saint-Mauront, Mohamed Ben Brahim tombe sous les balles de sa voisine, rapatriée d’Algérie, pour défendre son nourrisson qu’elle croit en danger. Quelques mois plus tard, elle sera condamnée à de la prison avec sursis.

De fait, cette vague meurtrière ne trouve pas de conclusion judiciaire. Un article du Monde du 26 mars 1975 fait état de nombreux non-lieux, dans le cadre des 13 affaires de meurtres de cet été sanglant.

L’inaction judiciaire est pointée nationalement. L’ancien ministre de l’information, le gaulliste Louis Terrenoire tient une conférence de presse à Paris au nom de l’association de solidarité franco-arabe qu’il préside, au sujet des évènements marseillais. Il pointe notamment le départ en vacances du juge d’instruction chargé d’enquêter sur quatre affaires dont celle du bus 72, la mort de Ladj Lounès, de Saïd Aouanallah et celle d’Assa Meskenef.

La réponse locale est cinglante. Le président du tribunal de grande instance et le procureur de Marseille convoquent une conférence de presse, le 27 septembre. Ils y fustigent la position de l’ancien ministre : “Pourquoi vouloir à tout prix faire de Marseille la capitale du racisme ? (…) Toutes ces affaires ne sont pas forcément racistes. Les règlements de comptes touchant la prostitution font aussi des victimes”. D’après les éléments que nous avons pu recouper, seules deux affaires de meurtres déboucheront sur des condamnations, à chaque fois à de la prison avec sursis.

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Commentaires

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  1. MarsKaa MarsKaa

    C’est vertigineux.
    Chronique essentielle, vivement la suite.

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  2. Richard Mouren Richard Mouren

    Merci de rappeler ces moments sombres de Marseille.

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  3. daniel daniel

    Merci d’avoir pris la peine de faire ce rappel historique. Amitiés

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  4. Thierry A Thierry A

    Et ensuite les assassinats en marge des déplacement du père Le Pen dans les mois et années qui vont suivre…

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  5. bernard bernard

    Bonjour
    Merci d’avoir rappelé ces évènements douloureux. On retrouve les données fournies au cours de la journée d’étude du 28 avril 2023 organisée sur le sujet par le Musée d’histoire de Marseille et qui, pour l’essentiel, provenaient du roman -très documenté – de Dominique Manotti et de la thèse de Rachida Brahimi. Comme j’ai eu l’occasion de le souligner ce jour là il manque dans ces récits très largement postérieurs à l’évènement d’autres faits : d’autres morts comme celle de Laid Moussa, des réactions syndicales, la publication et la diffusion militante d’une édition pirate du Méridional intitulée ASSEZ DE CE JOURNAL . Ayant vécu sur place ces évènements là je pense que MARSACTU s’honorerait en aidant à ce travail de mémoire en rassemblant , il en reste, des témoins marseillais de cette période. Et puis ça pourrait être l’occasion de souligner que assassiner “un délinquant” (Nahel par exemple) était et reste un crime.
    Pour donner du “piquant” à ce travail je signale que au cours de la journée du 28 Avril il a été précisé que des témoins de l’assassinat de Ladj lounes dans la rue en plein jour se sont rendus à l’Evêché pour témoigner et qu’il leur a été conseillé de ne pas se mêler de cette affaire. Les vidéos n’existaient pas !

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