L’heure des livreurs
On la dit endormie et sans surprise. La vie nocturne à Marseille est rarement un feu d'artifices mais plutôt un hasard de rencontres, de rendez-vous d'initiés et parfois de fêtes sauvages improvisées. Marsactu a confié au journaliste Iliès Hagoug le soin de l'arpenter et de la raconter. Deuxième épisode sous couvre-feu, aux côtés des livreurs à scooter.
La sacoche et le scooter sont devenus les attributs des derniers travailleurs de la nuit. (Photo IH)
La Plaine prend forme après des années de combat et de controverses, et les Marseillais commencent à se l’approprier. 22h : le soleil s’est fait la malle il y a quelques heures mais il fait quand même plutôt bon, et forcément, il y a du monde. Qu’on soit sur un parking à ciel ouvert ou une place flambant neuf, qu’il y ait couvre-feu ou pas, il semblerait que le secteur soit éternellement destiné à être un aimant à mauvais pinard et activités louches. Même la voiture de police qui traverse jusqu’à la rue Saint-Savournin sans s’arrêter semble montrer que c’est inévitable.
Là où normalement la terrasse du Petit Nice prend son indéboulonnable place, point de rendez-vous pour le chemin vers l’alcoolisme depuis presque cinq générations, ce soir on fait un foot avec une bière à la main. À côté, les enceintes Bluetooth crachent du Massilia Sound System, du Keny Arkana et même parfois de la musique qui ne vient pas de Marseille, avec la distorsion caractéristique d’un système poussé depuis longtemps au-delà de ses capacités.
Un peu plus loin, l’un des coins de la place est occupé par un rassemblement de scooters ; ça ressemble plus à un trottoir du cours Lieutaud qu’à une devanture de boulangerie. “J’ai fait une bonne soirée ce soir, pas vous ?” Hakim a gardé le masque sous le menton pour pouvoir déguster une clope bien méritée, pas malheureux d’avoir enfin fini de bosser. Il a beau avoir un T-max qui tranche avec l’assemblage de scooters jaunes rachetés à la Poste et autres petites cylindrées chinoises, la sacoche glacière Picard posée sur le siège trahit son activité. Comme la plupart de ceux qui traînent par là, il est coursier. “Y a trois nouveaux restos qui se sont mis vers Chave sur UberEats, je te jure faut zoner par là. J’ai fait plein de livraisons dans la zone.” Si on cherche le maximum de courses, c’est parce qu’un livreur chez UberEats (ou équivalent) est “indépendant”. Il est donc payé à la quantité, à la distance parcourue, et sous tout un tas d’autres facteurs définis par des managers qui n’ont probablement jamais conduit un scooter pour livrer autre chose que des fleurs à leur belle-mère. “Ça varie complètement. Moi, je me prends plus la tête à calculer le tarif ou quoi, je fais le maximum. Je peux gagner dans les 100 euros les bons soirs.” Une somme qui peut paraître intéressante au premier abord, mais à laquelle il faut retirer les multiples charges, et bien sûr les frais, parce qu’un T-max ça consomme quand même 5 litres aux 100, et qu’un Hakim qui travaille ça consomme selon son estimation 2 litres de Coca toutes les 4 heures. “J’ai dit à ma sœur de s’en occuper, j’y comprends rien moi. Mais c’est pas comme si j’avais le choix. Essaie de trouver du taf en ce moment et au bout d’un mois tu vas venir te caler là avec nous parce que tu seras livreur comme nous.” Parce que oui, il ne faut pas oublier de se caler, on est quand même à Marseille. Pierre, le plus jeune de l’équipe, l’a bien compris : “Moi je travaille pas, je suis là pour voir mes collègues. J’ai pris mon scooter, j’ai mis une sacoche dessus. Au moins je suis sûr de jamais me faire contrôler.”
“Un système soviétique inversé”
Le lendemain, rue Ferrari, la cuisine du restaurant de tapas la Tasca se fait bouger. Habitué à faire de gros services, et à proposer de la livraison, l’établissement fait cependant partie de ceux fraîchement débarqués sur UberEats qui ont fait bosser Hakim la veille. David a monté cette affaire il y a près de quinze ans, et comme beaucoup il est obligé de s’adapter à un monde nouveau : “Ici on propose de la livraison depuis 2014. On était en avance au final, mais il ne fallait pas être en avance, il fallait être à l’heure.” 2014, ça n’est pas si loin mais il est vrai qu’imaginer se faire livrer autre chose qu’une pizza ou des sushis était un peu loufoque. “Même Sushi Shop, qui devait son succès à leur système de livraison, a arrêté de prendre des livreurs pour se mettre sur Uber.” Comme pour beaucoup d’autres restaurateurs, il ne s’agit pas d’un choix idéologique mais d’un choix pragmatique. Ou même d’une absence de choix : “On est dans un système soviétique inversé, une situation de quasi-monopole parce qu’ils n’ont pas les mêmes obligations que nous. Si j’ai un livreur qui travaille pour moi, c’est comme si j’avais un serveur, c’est un salarié. UberEats et leurs auto-entrepreneurs, c’est de l’exploitation à laquelle nous sommes obligés d’adhérer. C’est de la concurrence déloyale parfaitement légale”.
Force est de constater que les commandes ne s’arrêtent pas. La tablette, prêtée par le service, sonne en continu, pour signaler des commandes qui viennent d’arriver tout d’abord. Une petite sonnerie toute mignonne à l’oreille, mais qui sonne comme une corne de brume pour le personnel. 20 minutes pour cuisiner, emballer, empaqueter et agrafer. Parce que personne n’aime attendre dans ce système, les clients laissent des avis ravageurs et les livreurs doivent faire de la quantité. La deuxième sonnerie indique d’ailleurs que le livreur est là. Samy gare son scooter de manière approximative, et il devra attendre deux minutes une grosse commande pas tout à fait finalisée, deux minutes de trop. Le téléphone fixé sur l’avant-bras, il fait les 100 pas devant le restaurant. Il analyse le parcours qui lui reste à faire, pour au final rapidement être déçu. “Il y a de l’alcool dans cette commande ? Je livre pas l’alcool moi.” Il sera sanctionné sur la marge de sa prochaine commande, mais pas de souci : un sac l’attendra dans trois minutes au McDo pas très loin, et un autre livreur viendra pas plus de deux minutes plus tard prendre celle de la Tasca qu’il vient d’annuler. Dans le monde de la livraison de nuit, le temps c’est clairement de l’argent.
Burger à la maison
Sur la place Notre-Dame du Mont, habituellement les terrasses sont bondées, et les burgers de ce petit snack n’ont pour seul rival en quantité que les verres de pastis. Bien connu des fêtards du cours Ju, il a plusieurs noms, celui de “Burger du marché” pour les plus anciens, mais après des travaux effectués durant le premier confinement, c’est maintenant la Maison du burger. Derrière le rideau à moitié fermé, on distingue un autocollant géant affichant fièrement que l’établissement a été noté 5 étoiles sur UberEats. On y retrouve Samy, pour qui ça sera la dernière livraison de la soirée, et même si ici on ne sert pas d’alcool, elle ne sera pas sans embûche. Il attend la commande de Lisa : comme dans la plupart des établissements, quand on est coursier, on crie un nom qui correspond à une commande et on repart le plus vite possible. Problème, dans l’empressement on ne vérifie pas toujours tout dans le détail, et certains en profitent. “Y avait un mec en scooter qui attendait, je lui ai demandé s’il attendait les sandwichs de Lisa, il m’a dit oui, je lui ai donné. C’était pas un livreur du tout.” Le taulier est exaspéré, entre la fumée qui sort de la friteuse, une broche de kebab pas encore bien cuite et une pénurie de sauce fromagère pour les tacos, c’est une soirée fatigante. “Je te jure, les gens sont trop durs …”.
Pendant que Samy prend le téléphone du snack pour contacter UberEats, que les autres commandes prennent du retard et que Lisa a faim, l’imposteur est probablement déjà chez lui en train de déguster un burger trois fromages. Le personnel lui souhaite de s’étouffer avec durant leur mise en attente par le serveur vocal. Résultat des courses : Lisa aura dû attendre un peu plus, mais elle aura 10 euros offerts sur sa prochaine commande. Et Samy devra rentrer un peu plus tard.
Commentaires
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Bel article qui nous plonge direct dans l’ambiance.
Et qui contribue à faire réfléchir sur ce monde de la livraison avec notamment l’explication du restaurateur qui a été finalement contraint d’uberiser ses livreurs.
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en décrivant cette soirée, c’est notre monde qui est décrit. L’article est beau, notre monde beaucoup moins….
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Article intéressant mais, de grâce, relisez-vous ! 😉
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Bonjour, nous nous relisons, évidemment ! Ce texte a même été relu trois fois par trois personnes différentes. Mais un vendredi soir avec quatre très longs articles à relire pour une petite équipe en effectifs réduits, il y a des coquilles qui passent… Ce n’est bien sûr pas acceptable, mais ce n’est pas fôte d’avoir relu 🙂 N’hésitez pas à me le signaler si vous en voyez toujours…
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Moi qui ne suis pas du tout uberisée, j’ai eu d’autant plus de plaisir à lire cet article. Du journalisme sagace, un style marrant… On s’y croit ! De quoi comprendre aussi qu’il n’est pas facile de définir les solutions pour un monde meilleur dès lors qu’on s’intéresse à tous les aspects d’une même question…
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Belle plume, une relecture s’imposait tout de même, mais ce n’est pas très grave.
Par contre, pourquoi sur ce type de sujets, vous n’êtes pas accompagné d’un photographe ?
Les articles de marsactu n’en seraient que plus attractifs.
Sur un tel sujet (comme sur celui de Coralie avec les marins confinés) c’est un vrai plus. Votre texte est trés “embeded”, trés vivant, incisif, les images qui l’accompagne ne lui redent pas justice.
Vraiment, Marsactu, posez vous la question des photos, images, illustrations…ce n’est pas une question esthétique, c’est aussi une question d’information.
En tous cas bravo pour cet article !
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Cher Guillaume, la question de la photo et de l’illustration, on se la pose de plus en plus ! Bien sûr, il y a encore une belle marge de progression. En l’occurrence, pour les chroniques, plus légères, nous laissons le soin au chroniqueur de choisir comment il illustre. Pour le journal lui-même, nos collaborations avec Emilio Guzman sont de plus en plus régulières et nos finances qui s’améliorent nous permettent de nous offrir de temps en temps une photo d’agence. Je peux comprendre tes regrets sur le sujet de Coralie, même si je trouve qu’elle s’est pas si mal débrouillée. L’écrit reste le cœur de notre travail, et trouver au pied levé un photographe disponible pour chaque reportage, et le rémunérer, cela ne colle pas encore avec notre organisation et nos moyens. Progressivement, on y viendra 🙂
(et pour la relecture, j’y ai répondu plus haut 👆)
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Et moi aussi je dois me relire 🙂
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Écrite d’une plume alerte ,cette enquête nous permet de mieux comprendre le travail pas toujours facile de ces jeunes globalement décriés par certains « braves gens » Pour ma part J’éprouve beaucoup d’empathie pour ces livreurs motorisés ou à bicyclette ,qui la nuit et par tous les temps, prennent parfois des risques, pour satisfaire dans les plus brefs délais des clients parfois désagréables, sous la pression d’une entreprise hautement spécialisée dans la servitude volontaire . À propos de leur statut je m’interroge ,car aux États-Unis et en Angleterre, pays de l’ultra libéralisme, il semblerait que les employés d’ UBER ont obtenu le statut de salarié, devant les juridictions compétentes ? Où en sommes-nous en France?. Par ailleurs il me paraît très souhaitable que les intéressés, qui parfois se déplacent en bicyclette portent la nuit des gilets réfléchissants, (bleus, oranges :jaune pourrait effrayer les clients) car ils ne sont pas toujours très visibles Surtout quand pour aller plus vite, lumière éteinte, ils prennent une rue à contresens.
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Ilyes Hagoug . C’est le premier article que je lis de vous et j’espère que ce n’est pas le dernier ! Les livreurs je les vois de plus en plus nombreux. Normal par les sombres temps que nous vivons et je comprends bien que c’est un mode de survie pour pas mal de jeunes. Grâce vous j’ai eu l’œil tiré par une escouade de scooters avec cavaliers casqués qui campaient devant le grand Mc DO. C’est pas une sinécure mais c’est cour que de braquer des vieilles ou de vendre des barrettes de shit au dentifrice
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bel article qui pose une images à un moment T mais qui ne posent aucune question de fond . Car si ces jeunes sont sous payes c’est bien parce que les utilisateurs ne veulent pas payer plus et que les uber et consort ne baissent pas leur marges .
Et aucune réflexion sur le fait que les musulmans refusent de livrer l’alcool quid du porc ?
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